12

Après avoir récupéré ma voiture à la clinique, je m’installai au salon avec des journaux, tandis que Julie, très contente d’elle-même, prenait une de ses innombrables douches. Elle se douchait sans arrêt, en chantant – quelque peu hors saison – des cantiques de Noël, à pleine voix et outrageusement faux. Peut-être étaient-ce ses voyages à l’étranger qui lui avaient fait prendre ces habitudes d’hygiène méticuleuse. Je me rappelai les blagues de mes confrères américains et australiens sur les Anglais et leurs maisons poussiéreuses, malpropres, leurs mauvaises dents, leur indifférence à la crasse. Si l’on veut cacher une pièce d’or dans la salle de bains d’un Anglais, quelle est la meilleure cachette ? Sous le savon. C’était la fine plaisanterie à laquelle j’avais eu droit un soir, pendant un colloque à Sydney.

Je relus le rapport sur la découverte du corps de Lianne. À nouveau, j’examinai les photographies. Puis je fermai les yeux et tâchai de me représenter l’enchaînement des événements, ce matin-là près du canal. Je ressentais un peu d’irritation. C’était exaspérant, ce sentiment lancinant qu’un fait s’obstinait à m’échapper en dépit de tous mes efforts pour le saisir. Et pourtant, cette frustration se mêlait d’une certaine excitation. Quelque chose allait forcément surgir. J’avais une carte photocopiée du site et de ses alentours, que je scrutais avec impuissance. Qu’est-ce qui me tracassait, au juste ?

Sa douche terminée, Julie entra au salon, éclatante et presque fumante de vapeur chaude. Elle portait son jean coupé aux genoux et un minuscule tee-shirt qui ne lui couvrait même pas le nombril. Sans soutien-gorge : le tee-shirt était trop serré pour un soutien-gorge. Elle apportait une bouteille de vin blanc et deux verres. Sans rien dire, elle remplit mon verre et me le tendit. Puis elle passa dans la cuisine et revint avec un petit bol chinois plein d’olives. Elle le posa sur la table basse et se recroquevilla dans le sofa, les genoux remontés jusqu’à la poitrine, en buvant à petites gorgées. Je trempai les lèvres dans mon verre, et savourai la merveilleuse fraîcheur du vin. Je regardai Julie. Elle était très attirante, bronzée, tellement à l’aise dans son corps. Je songeai à Oban et souris. C’était vrai, nous avions quelque chose d’un couple, maintenant, et sans doute estimait-il qu’avec Julie, j’avais fait une bien belle capture. Certes, j’étais consciente des avantages d’être lesbienne. Les hommes vous compliquaient tellement la vie. C’étaient fondamentalement des étrangers, qui encombraient les salles de bains d’un tas d’objets sans intérêt pour nous, etc. Je bus une autre gorgée. Malheureusement, je ne pouvais rien y changer : c’était probablement dû à mon éducation ou aux pressions de la société, mais j’étais indécrottablement, hétérosexuelle.

« Goûte une olive, dit Julie. J’ai fait un tour dans Soho cet après-midi. C’était formidable. J’ai acheté sur un marché ces olives fourrées aux anchois et aux piments, et tu vas voir, c’est comme si un cheval te ruait dans la figure. D’une façon agréable, bien sûr. »

Je suivis son conseil et, en effet, j’eus soudain la sensation qu’on avait craqué une allumette sur ma langue ; mais je bus un peu de vin glacé et l’extinction du chaud par le froid fut une pure volupté.

« Délicieux, dis-je.

— En me promenant, je réfléchissais. Il faut que je trouve trois choses. Un boulot, un endroit où habiter et un homme. C’est pour ça que je me suis jetée sur ton copain dans la voiture. Est-ce qu’il est marié ?

— Je ne sais pas.

— Gay ?

— Je ne l’ai jamais rencontré jusqu’à aujourd’hui.

— S’il n’est ni marié ni gay, bel homme, pas trop idiot et qu’il est disponible, il faut passer à l’action instantanément.

— Si j’en crois mon expérience, quand les gens sont disponibles, c’est généralement pour une bonne raison.

— Tu veux dire qu’il a peut-être une maladie ? »

Je me contentai de rire.

« Tu sais, Kit, je parlais sérieusement. Ça me donne mauvaise conscience de squatter ton appartement. Crois-moi, je me démène vraiment pour en trouver un.

— Ne t’inquiète pas.

— Je t’empêche de vivre ta vie, je le sais bien.

— Est-ce que j’ai une vie en ce moment ? répliquai-je. Tu n’y es pour rien. Je suis un peu grincheuse, je sais, mais si j’étais toute seule je crois que je grimperais aux murs d’énervement.

— Je pensais que tu serais plus souvent dehors. À la recherche d’indices. »

Je me penchai, pris la bouteille et remplis nos deux verres.

« Malheureusement, je passe le plus clair de mon temps plongée dans des rapports », maugréai-je.

Julie fourra deux olives dans sa bouche, puis se mit à tousser et but plusieurs gorgées de vin. Son visage devint cramoisi.

« As-tu un suspect ? réussit-elle à articuler.

— Ce n’est pas la façon dont je procède. J’essaie de passer tous les éléments en revue avec un regard différent, en espérant découvrir quelque chose sur le genre de personne que la police devrait rechercher. Je suis censée tout réexaminer lucidement, sans idées préconçues. Un peu comme dans ces devinettes à solution extérieure, tu vois ? Antoine et Cléopâtre sont retrouvés morts côte à côte, la tête dans une flaque d’eau et des débris de verre tout autour d’eux. Comment sont-ils morts ?

— Un aquarium leur est tombé sur la tête, répondit Julie instantanément. Et l’homme qui prend l’ascenseur au rez-de-chaussée et descend toujours au dixième étage, puis monte chez lui au quinzième à pied, alors que pour descendre il appuie toujours sur le bouton du rez-de-chaussée ?

— Un nain.

— Tu penses que les flics vont trouver l’assassin ?

— Ça dépend. S’il ne commet pas d’autre crime, non, je ne crois pas.

— C’est un peu pessimiste, non ?

— Sais-tu combien de meurtres sont commis chaque année ?

— Où ? Dans le monde ?

— Non, dis-je en riant. Rien qu’en Grande-Bretagne.

— Aucune idée. Cinq mille ?

— Entre cent cinquante et deux cents, je crois. Mais dans plus de la moitié des cas, peut-être les deux tiers, le coupable est identifié tout de suite. La plupart des victimes se font tuer par des gens qu’ils connaissent bien, des maris, des proches. Ou alors, le meurtre fait suite à une rixe à la sortie d’une boîte, à une bagarre entre hooligans, ou c’est une petite vieille qui se fait fracasser le crâne parce qu’elle a surpris un cambrioleur. Pour tous les autres, il y a les quarante-huit heures de grâce où les criminels repérables se font repérer. Parce qu’ils ont encore du sang sur eux, qu’ils se comportent bizarrement, qu’ils cherchent à se débarrasser de l’arme du crime, de leurs vêtements, qu’ils couvrent leurs traces. C’est seulement quand des jours et des jours ont passé et que les flics sont à court d’idées qu’ils pensent à faire appel à quelqu’un comme moi. Le tueur s’est débarrassé de l’arme et on ne l’a pas retrouvée. Il n’y a plus de sang nulle part. Si un témoin avait vu quelque chose, il est presque sûr qu’il se serait déjà présenté. Tu sais, quand on perd ses clefs et qu’on arrive à ce stade affreux où l’on recommence à fouiller dans les endroits où on a déjà fouillé ? La police en est là, maintenant.

— C’est désespérant, on dirait. »

Je mordis dans une autre olive. Une merveille.

« S’agissant de Lianne, les flics n’en font pas un drame. Il n’y a pas de parents pour faire des histoires, pas de journalistes pour crier au scandale. Le bon côté, c’est que lorsqu’une situation est désespérée, elle peut difficilement empirer.

— C’est pour ça que tu es allée en discuter avec ce William ?

— Oui. Des filles comme Lianne, il y en a beaucoup dans les environs.

— Tu veux dire des fugueuses et des prostituées ?

— Je veux dire des jeunes filles errantes, sans relations stables, qui survivent grâce à des petits boulots occasionnels. Et je crois que William Pavic connaît ce monde-là mieux que personne.

— Qu’est-ce qu’il fait ? C’est un proxénète ?

— Il dirige un centre d’accueil où l’on aide les jeunes sans-abri. » Je souris en voyant Julie me regarder d’un air désappointé. « Désolée. Ce n’est ni une star du barreau, ni un grand médecin, ni un producteur de télévision. Et à la tête que font les flics chaque fois qu’on prononce son nom, j’ai vite compris qu’ils ne le portaient pas dans leur cœur. De toute façon, comme tu t’en es peut-être rendu compte, il n’était pas très chaud pour me confier quoi que ce soit. Si bien que ton petit complot pour le prendre dans tes griffes pourrait se révéler utile. Quand il sera hypnotisé par ton charme, peut-être qu’il se décidera à me parler. À moins que ça ne t’ennuie que je sois là ?

— Par pitié, Kit ! Il faut que tu sois là. J’ai besoin que tu m’aides. »

Julie sortait pour la soirée, mais je finis la bouteille de vin et relus pour la énième fois les rapports que je connaissais presque par cœur. Puis je regardai la carte à nouveau, et au bout d’un instant je poussai une espèce de grognement.

« J’y suis », dis-je à haute voix au salon vide.

Ce ne fut pas un grand moment d’euphorie, comme Archimède criant « Eurêka ». Je ne me mis pas à courir dans la pièce en hurlant. Mais j’avais mis le doigt sur une authentique anomalie, et c’était déjà quelque chose.

 

Quand j’entrai dans le bureau de l’inspecteur Furth le lendemain matin, il me regarda comme si j’étais un huissier venu saisir sa chaîne hi-fi.

« Oui ? maugréa-t-il.

— J’ai eu une idée.

— Tant mieux, dit-il sèchement. Mais ce n’était pas la peine de venir. Il suffisait de me passer un coup de fil. Vous auriez fait gagner du temps à tout le monde.

— Vous savez, il n’est pas indispensable que nous soyons ennemis, dis-je.

— Qu’est-ce que vous entendez par là ? répondit-il d’un ton innocent.

— Peu importe. Voulez-vous que je vous explique mon idée ?

— Je grille d’impatience.

— Il vaut mieux que vous ayez la carte sous les yeux, dis-je en ouvrant mon sac.

— Pas la peine. J’ai la mienne.

— Êtes-vous disposé à entendre ce que j’ai à vous dire, oui ou non ?

— Je vous en prie, exprimez-vous. Je suis sur des charbons ardents. »

Je m’assis de l’autre côté de son bureau, sur une chaise très basse. C’était agaçant : j’avais l’impression de lever les yeux vers le président d’un conseil d’administration.

« Pourquoi près du canal ? demandai-je.

— Parce que c’est à l’écart.

— Oui, mais regardez bien la carte. » J’étalai ma photocopie sur le bureau. « Certaines parties du canal sont effectivement très à l’écart, mais pas l’endroit où le corps a été découvert. Regardez. Lianne a été trouvée à deux pas de la cité Cobbett.

— Et après ? C’est bien assez à l’écart, dit Furth d’un ton désinvolte. Je connais l’endroit comme ma poche, maintenant. Il y a des buissons partout. C’est mal éclairé et complètement désert à la nuit tombée. Et de là, le meurtrier a pu s’enfuir en longeant le canal dans un sens ou dans l’autre, ou filer par les rues entre les immeubles.

— C’est justement ce que j’ai pensé en observant la carte. On peut arriver près du canal en voiture. Regardez. C’est à quelques mètres du parking de la cité.

— Et alors ?

— Autre chose m’a intriguée. Lianne est morte égorgée, elle a eu la carotide tranchée. Ses vêtements étaient trempés de sang. J’ai cherché dans le rapport la quantité de sang trouvée sur le lieu du crime. Rien. »

Furth haussa les épaules.

« Eh bien ?

— Vous ne trouvez pas ça curieux ?

— A priori, non, pas vraiment. Si elle a été attaquée par-derrière, le sang a dû couler sur elle et sur l’assassin. S’il y avait d’autres traces, on ne les a sans doute pas remarquées. En tout cas, les collègues qui ont examiné le lieu du crime n’en ont pas parlé. À quoi bon ?

— C’est justement ce qui m’a donné mon idée. Et si Lianne n’avait pas été tuée près du canal ? Si on l’y avait transportée et abandonnée alors qu’elle était déjà morte ? L’assassin aurait choisi cet endroit parce qu’on peut y venir en voiture. Et aussi, comme vous dites, parce que c’est tranquille et qu’il y fait noir.

— C’est tout ? dit-il avec brusquerie.

— Oui. »

Il se leva, se dirigea vers un fichier et ouvrit un tiroir. Il y fouilla quelques instants et en tira une chemise grise, qu’il lança sur le bureau. Je la pris et l’ouvris.

« Vous le reconnaissez ?

— Oui.

— Darryl Pearce. C’est lui qui a trouvé le corps, vous vous rappelez ? Et comment il l’a trouvé, vous vous en souvenez ? Il a entendu un gémissement, ou un cri étouffé. Ensuite, il s’est battu les flancs pendant plusieurs minutes. Gros dégonflé. Il a quand même fini par se remuer, il a fouillé dans les broussailles et il a découvert le cadavre. Alors, qu’est-ce que c’est, votre idée ? Vous croyez que le meurtrier a transporté dans sa voiture une femme à moitié morte ? Savez-vous combien de temps il faut pour mourir quand on a la gorge tranchée ?

— J’y ai réfléchi aussi, dis-je.

— Si vous y avez réfléchi, qu’est-ce que vous foutez dans mon bureau ?

— Une des règles que je me suis efforcée de suivre est de ne pas accorder trop d’importance à chaque élément pris séparément. Parce qu’il peut se révéler trompeur. Vous vous rappelez la longue poursuite de l’éventreur du Yorkshire ? Pendant un an, la police l’a cherché partout où il ne fallait pas parce qu’elle a fondé toute son enquête sur une cassette dont le contenu était une simulation.

— Et vous pensez que ce minable de Darryl Pearce est assez malin pour simuler quoi que ce soit ?

— C’est une des questions que je me suis posées. Je me suis demandé s’il avait pu faire une erreur, ou inventer une histoire pour couvrir quelque chose ou quelqu’un. Mais je ne vois aucune possibilité.

— Alors ?

— Mary Gould.

— Rafraîchissez-moi la mémoire.

— La vieille dame qui a aussi vu le corps. »

Furth eut l’air dédaigneux.

« Celle qui a eu tellement peur qu’elle n’a pas eu le courage de nous téléphoner avant le lendemain ? Aucun intérêt. Elle n’avait rien d’important à nous dire.

— Elle a vu le corps, mais dans sa déposition elle ne dit à aucun moment que Lianne était encore vivante. Ça ne vous surprend pas ?

— Elle a pu oublier. Ou bien ne pas s’en rendre compte.

— Quand on trouve quelqu’un qui a la gorge tranchée et qui perd tout son sang, il est difficile de ne pas s’en rendre compte.

— Elle a pu arriver sur les lieux juste au moment où Lianne venait de mourir. »

Je regardai Furth fixement. Son expression était un peu moins méprisante. Il commençait à être intéressé, semblait-il, malgré lui.

« Donc, repris-je, si je m’en tiens à ce scénario, nous avons d’abord Darryl Pearce qui entend un cri. D’après sa déposition, il faisait son jogging sur le chemin de halage, juste au bord du canal. Ensuite, pendant qu’il se demande ce qu’il doit faire, Lianne meurt et Mary Gould arrive par l’autre côté, du côté des immeubles, selon ce qu’elle a déclaré. Elle est horrifiée et elle s’enfuit en courant. Un instant plus tard, Darryl reprend ses esprits et trouve Lianne dans les buissons, alors qu’elle vient tout juste de mourir. Ça fait beaucoup d’événements dans un tout petit laps de temps, vous ne trouvez pas ?

— Vous avez mieux à proposer ?

— Je vois une autre possibilité. Mary Gould découvre le corps, pousse un cri et s’enfuit au galop. Darryl Pearce l’a entendue et il croit que c’est Lianne qui a crié. C’est tout ce que je suggère. Mais la déposition de Darryl Pearce est notre seule raison de supposer que Lianne était encore en vie quand elle gisait près du canal. »

Furth se pencha sur son bureau.

« Et merde, proféra-t-il avec une profondeur méditative.

— Vous comprenez ce que je veux dire ?

— Il va falloir que j’y réfléchisse.

— Il y a encore autre chose.

— Quoi ? » Il scrutait l’espace par-dessus mon épaule.

« Si nous admettons tous les deux que le meurtre n’a pas de lien direct avec le canal…

— Ce qui n’est pas encore le cas, interrompit Furth.

— … alors, ce qui est significatif n’est pas le lieu du crime mais la manière de procéder du meurtrier. Il s’ensuit que si nous avons affaire à un tueur aveugle qui se limite à rechercher des proies faciles, il pourrait bien y avoir d’autres meurtres avec lesquels personne n’a songé à établir de lien. Et cela vaudrait la peine de rouvrir quelques dossiers d’affaires non résolues. Qu’en dites-vous ?

— Je vais y penser, dit Furth.

— Voulez-vous que j’en parle à Oban ?

— Je m’en charge.

— Parfait », dis-je d’un ton enjoué. Et, maintenant que j’avais gâché sa matinée, je m’en retournai d’humeur curieusement allègre.