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« Je ne vois pas ce que je peux faire pour vous », dit Pamela Vere.

Elle avait pris place dans un grand fauteuil en face de moi, mais se tenait très droite, les mains serrant les accoudoirs, comme si elle s’apprêtait à se lever pour me montrer la porte.

J’étais assise dans le grand salon, où le soleil entrait à flots par les portes-fenêtres. C’était là que Philippa passait une bonne partie de ses journées. Les gerbes de fleurs qui envahissaient la maison lors de ma dernière visite n’étaient plus là ; les gens oubliaient vite. Sur la table basse entre Pamela et moi, il n’y avait plus qu’un grand vase de pois de senteur, rose et pourpre ; je me souvins de ma conversation avec Tess-la-bavarde, qui m’avait dit que c’étaient les fleurs préférées de Philippa. Sur le manteau de la cheminée, juste derrière Mrs. Vere, on avait placé une grande photographie en noir et blanc de la morte, si bien qu’en regardant la mère j’avais aussi devant les yeux le visage de sa fille assassinée, dont les yeux graves semblaient contempler la pièce où elle ne reviendrait plus.

Pamela Vere semblait avoir vieilli de dix ans depuis notre dernière rencontre. Elle n’était sûrement pas très âgée, la soixantaine environ, mais son visage très pâle m’apparaissait chargé d’ans, de douleur et de lassitude, et ses rides étaient si profondes qu’on eût dit des rainures gravées dans la pierre. Sa bouche n’était plus qu’une ligne mince, et de grands cernes sombres creusaient ses yeux. Les premières fois où j’étais venue, j’avais été émue par la petite Emily, j’avais imaginé ce que cela pouvait représenter pour elle de perdre sa mère si jeune ; mais jamais je n’avais vraiment songé à ce que cela pouvait représenter pour Pamela Vere de perdre sa fille unique, son enfant bien-aimée, jusqu’à cet instant, où je vis ses mains lâcher les accoudoirs et se croiser sur ses genoux en tremblant.

« Non, je ne vois pas ce que je peux faire pour vous, répéta-t-elle.

— Je suis désolée de vous déranger de nouveau. Je me demandais s’il serait possible de jeter un coup d’œil aux papiers de Philippa.

— Mais pourquoi ?

— Est-ce que les policiers les ont déjà examinés ?

— Non, bien sûr que non. Pourquoi s’y seraient-ils intéressés ? Philippa a été tuée par un malade qui rôdait par là… » Sa main fit un geste vague en direction des portes-fenêtres.

« J’aimerais les regarder un moment.

— Vous ne souhaitez pas parler de nouveau avec Emily, n’est-ce pas ?

— Non, pas pour le moment. Elle est ici ?

— Oui. En haut, dans sa chambre. C’est moi qui m’occupe d’elle, du moins la plupart du temps. J’arrive tôt le matin et je reste jusqu’au retour de son père. Jusqu’à ce que les choses retrouvent un cours normal. Ces jours-ci, elle passe la moitié de son temps seule dans sa chambre. Mais à la rentrée, elle ira à l’école maternelle.

— Comment va-t-elle ?

— Je ne sais pas. Elle a trouvé un cardigan que Philippa portait souvent, et elle s’en sert comme d’une couverture. Elle l’étend par terre et s’enroule dedans. Elle reste là, sans rien faire, en suçant son pouce. Le pédiatre m’a conseillé de la laisser faire. Il m’a dit que c’était sa façon à elle de surmonter la mort de Philippa.

— Oui, cela me semble juste », dis-je.

Je l’observai intensément. Était-elle en colère que je fusse revenue ? Étais-je une importune, une intruse ?

« Jeremy fait ses interminables mots croisés et pleure quand il croit que personne ne l’entend. Emily reste allongée sur son tapis… » Elle se frotta les yeux. « Je ne sais pas. Je ne sais pas ce qu’il faudrait faire.

— Et vous ? demandai-je.

— Moi ? » Elle haussa les épaules, presque imperceptiblement. « Je m’occupe. » Elle se leva brusquement. « Expliquez-moi ce que vous cherchez, dit-elle.

— Y avait-il un endroit particulier où elle conservait ses papiers ? Ses lettres, ses notes personnelles, ce genre de choses. »

Elle tressaillit, comme si elle ressentait une vive douleur dans la poitrine, puis inspira profondément. Une idée la tentait beaucoup, et je savais laquelle : me prier de partir et de ne jamais revenir.

« Il y a son secrétaire, dans sa chambre, dit-elle enfin. Mais je ne suis pas sûre qu’il contienne grand-chose, à part des lettres et des factures. Nous n’avons pas encore trié toutes ses affaires. » Elle jeta un bref regard à la photo de sa fille, puis détourna les yeux. « Jeremy a donné la plupart de ses vêtements à une œuvre de charité. Cela me fait un drôle d’effet d’imaginer des femmes inconnues portant ses jolies robes. Vous savez, Philippa s’est toujours habillée avec beaucoup de goût. Elle tenait un journal, par intermittence, mais la police l’a emporté.

— Oui, je m’en souviens.

— Il n’y a rien à découvrir dans ses papiers, ni ailleurs, du reste. Elle est simplement partie un jour se promener dans Hampstead Heath, et elle n’est jamais revenue.

— Me permettez-vous quand même de regarder dans son secrétaire ?

— Si vous y tenez, dit-elle. Après tout, quelle importance maintenant ? »

 

J’avais l’impression de commettre un acte interdit en restant dans cette chambre, de toute évidence décorée par une femme, mais qui avait encore l’air d’abriter l’intimité d’un couple. Contre un mur se trouvait une coiffeuse encombrée, et la forme de deux oreillers soigneusement redressés se devinait sous le couvre-lit. Mais un côté de la grande armoire en chêne était grand ouvert et vide, hormis plusieurs dizaines de cintres pendus à la tringle, et sur la chaise près de la porte, les quelques vêtements posés à la hâte étaient tous masculins.

Le secrétaire à cylindre se trouvait près de la fenêtre donnant sur le jardin. Il y avait un petit vase de fleurs séchées sur le plateau en beau bois sombre, un simple téléphone sans fil, et, sur le gradin, plusieurs photographies encadrées. Je m’assis et fixai de nouveau le visage de Philippa Burton, plus souriante cette fois, et tenant dans ses bras une Emily encore bébé, qui entourait de ses jambes la taille de sa mère et pressait sa joue rose et dodue contre la joue plus pâle de Philippa.

Je soulevai l’abattant. L’intérieur du meuble me parut d’une netteté et d’une vacuité peu prometteuses. J’examinai le contenu des petits compartiments tapissés de vert sombre. J’y trouvai des stylos, des crayons bien taillés, de la colle à papier, du Scotch, deux carnets de timbres. Il y avait aussi du papier à lettres à entête, des enveloppes blanches, des enveloppes brunes, des cartouches d’encre dans une minuscule boîte en plastique, des cartes en bristol, vierges, une liasse de factures portant la mention « Payé ». Je les parcourus une à une, mais ce n’était rien que de très banal : 80 livres pour le débouchage d’un tuyau ; 109 livres pour une caisse de vin ; 750 livres pour huit chaises à traverses, dont deux pourvues d’accoudoirs. Les autres étaient du même genre. Je trouvai aussi une série de dessins d’Emily – des hommes et des femmes avec une tête, des bras et des jambes mais sans corps, des arcs-en-ciel barbouillés, des fleurs bancales, des maisons carrées dont les fenêtres touchaient les murs, des formes mal définies. Au dos de chaque dessin, Philippe avait inscrit une date. Une jeune femme soigneuse et méthodique, de toute évidence.

Dans un autre compartiment, je tombai sur une série de cartes postales abstraites vendues au profit de la Caisse nationale des monuments historiques. Elles portaient des titres, qui n’étaient que des noms de couleur un peu curieux : safran, sépia, vieux lin, rouge salon. Rien au dos. Plus bas, quelques circulaires envoyées par des œuvres de charité sollicitant des donations. Et trois invitations imprimées, conviant Jeremy et Philippa à des soirées où elle ne se rendrait jamais. Plusieurs cartes de vacances, portant quelques phrases griffonnées à la hâte. Elles étaient signées Pam et Luke, Bill et Carrie, Rachel et John, Donald et Pascal, et avaient été envoyées de Grèce, du Dorset, d’Écosse, de Sardaigne. Enfin, deux vraies lettres manuscrites. L’une – brève – avait été écrite par une certaine Laura, qui remerciait Jeremy et Philippa pour l’excellente soirée qu’elle avait passée chez eux. La seconde, par une nommée Roberta Bishop, qui se présentait comme une voisine et proposait à Philippa d’assister à la prochaine réunion des habitants du quartier, où l’on parlerait des problèmes de parking et de l’installation de ralentisseurs dans les rues les plus fréquentées. Mrs Bishop terminait presque une phrase sur deux par un point d’exclamation.

Je fermai l’abattant et ouvris le premier tiroir. Une rame de papier A4, plusieurs brochures d’agences de voyages, des relevés bancaires rangés par ordre chronologique et agrafés avec soin. Je les lus attentivement, cherchant quelque chose qui retînt mon attention. Ici encore, rien de particulier. Philippa n’était pas une femme dépensière. Elle dépensait à peu près la même somme chaque mois, retirait les mêmes sommes en liquide des distributeurs à intervalles réguliers. J’allais refermer le tiroir quand je sentis quelque chose tout au fond, derrière la rame de papier. C’était un mince volume broché à couverture rose, dont le titre était Les Rêves de Lucy : un « roman érotique pour dames », annonçait l’éditeur au dos. Sous le titre, on voyait l’image floue d’une femme aux seins nus à peine distincts, la tache plus sombre d’un mamelon, un flot de cheveux tombant de la tête rejetée en arrière comme une lourde cascade sur les épaules arrondies. Je fus tentée d’emporter le petit livre avant que Jeremy ne vidât le secrétaire de sa femme, mais à la réflexion, je le remis à sa place. Désormais, peu importait à Philippa ce qu’il trouverait dans ses tiroirs.

Dans celui du bas, je découvris une grosse poupée dans une boîte neuve. La poupée, disait la boîte, s’appelait Sally ; elle avait des boucles brunes, de longs cils et de grands yeux trop bleus qui vous fixaient à travers la Cellophane. Elle me donna le frisson. La boîte contenait aussi un biberon avec sa tétine, et une notice imprimée au dos de la boîte expliquait que si l’on faisait boire de l’eau à Sally, elle pleurait et faisait pipi. Sans doute Philippa avait-elle acheté cette poupée pour Emily, ou pour l’anniversaire prochain d’une autre fillette. Il y avait aussi un petit carnet pense-bête, que j’ouvris. Sur la première page, une liste de courses à faire, toutes barrées. Sur la seconde, une autre liste, de choses à ne pas oublier : téléphoner au plombier, acheter des lacets, dégivrer le frigo, amener la voiture au garage pour une révision.

La page qui venait ensuite était couverte de dessins, plutôt réussis, de diverses sortes de fruits. La quatrième était vide, à part quelques numéros de téléphone, tous à Londres. La cinquième portait quelques mots griffonnés, sur lesquels mes yeux se posèrent distraitement, en même temps que je léchais mon doigt pour passer au feuillet suivant. Je m’arrêtai net et mon doigt resta en l’air.

Un des mots était un prénom, écrit hâtivement à l’encre noire. « Lianne ». Je fixai ces quelques lettres, osant à peine bouger de peur de les voir disparaître, se brouiller et devenir un autre nom, un autre mot. Mais aussi longtemps que je les contemplai, les lettres ne changèrent pas. C’était toujours « Lianne ».

Je regardai le reste de la page, étourdie, comme si je rêvais éveillée. Car tout en bas, en lettres plus petites, moins lisibles, mais toujours de la main de Philippa, je lus un autre nom, suivi de trois points d’interrogation : « Bryony Teal ». Lianne et Bryony Teale, avec une faute d’orthographe. Philippa avait noté sur son carnet les noms des deux autres victimes. Et un troisième aussi, avec une petite fleur dessinée à côté, la pâquerette que ce nom évoquait : « Daisy ».

Avec beaucoup de précautions, comme si c’était une bombe qui risquait de m’exploser dans la main, je saisis le carnet et le glissai dans mon sac. Puis je refermai le tiroir.

Un moment, je restai assise devant ce secrétaire, regardant par la fenêtre et laissant mon esprit se pénétrer peu à peu de ce que je venais de découvrir, laissant le temps à l’incroyable de prendre racine dans ma conscience. Un petit nuage noir recouvrit le soleil et le jardin fut plongé dans la pénombre. Tandis que je regardais, Emily, en short et tee-shirt rayé, apparut dans mon champ de vision. Elle traversa la pelouse en courant, puis s’immobilisa et cria quelque chose à sa grand-mère, qui devait la surveiller de la porte-fenêtre du salon. Soudain, elle leva les yeux et m’aperçut, assise près de la fenêtre à la place de sa mère, et pendant une seconde terrible, tout son petit visage s’illumina d’une joie insupportable et elle tendit les mains dans ma direction. Sa bouche s’ouvrit pour crier un nom, un mot. L’instant d’après, son corps sembla s’affaisser, elle baissa la tête et ses bras retombèrent mollement. Je sentis mes yeux se mouiller de larmes.

Je me levai et sortis de la chambre, mon sac en bandoulière pendant à mon épaule avec son précieux contenu. Je ne pouvais penser à rien, hormis à ces trois noms notés dans le carnet. Et au ton rassurant sur lequel j’avais dit à Bryony Teale qu’elle n’était pas en danger.