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Oban gara la voiture devant le commissariat, en descendit d’un bond presque félin et monta les marches à toute allure, si bien que je dus courir pour me maintenir à sa hauteur.
« Pourquoi marchez-vous si vite ? lui demandai-je, hors d’haleine et m’adressant à sa nuque.
— Nous allons parler avec des gens. »
Ma lanterne n’était guère plus éclairée. À ce moment, un policier en uniforme apparut et se mit à marcher côte à côte avec Oban.
« Il est là ? demanda celui-ci.
— Oui. Dans la Deux, répondit le policier. Voulez-vous que je lui dise quelque chose ?
— Nous y allons tout de suite. »
Je le suivis. Il tourna à gauche dans un couloir, puis à droite dans un autre. Nous arrivâmes devant une porte et Oban frappa à petits coups rapides. Une jeune femme policier l’ouvrit et le salua respectueusement.
« Comment réagit-il ?
— Je ne sais pas, commissaire, dit la jeune femme. Il n’a pour ainsi dire pas ouvert la bouche. Sauf pour bâiller.
— Restez ici, lui dit-il. Nous n’en avons que pour cinq minutes. »
Il s’écarta, et j’entrai dans la pièce. Je ne saurais dire à quoi je m’attendais. À la vérité, je n’avais guère eu le temps de m’interroger. Aussi, quand j’aperçus Will Pavic, eus-je l’impression de recevoir par surprise un grand coup de poing dans la figure. Il était appuyé au bout de la table, les mains dans les poches. À notre entrée, il tourna la tête et son regard croisa le mien. Mes jambes me semblaient molles. Il ne manifesta aucune réaction, hormis l’ébauche à peine perceptible d’un sourire sardonique. Il portait un complet gris et une chemise blanche, sans cravate. Je me demandai s’il était officiellement en état d’arrestation. Confisquait-on encore les cravates des hommes en garde à vue pour les empêcher de se pendre ? Je me retournai vers Oban.
« Je ne savais pas… Je n’avais pas compris… » Ce fut tout ce que je parvins à articuler.
« M. Pavic a aimablement accepté de se déplacer pour que nous ayons un petit entretien. De toute évidence, il y a quelques points qu’il nous faut éclaircir. Asseyez-vous, je vous en prie. »
Oban lui désignait une chaise près de la table et Will s’assit, toujours sans dire un mot. Je m’adossai au mur à côté de la porte, aussi loin de lui qu’il m’était possible. Je le regardai, mais il fixait la table d’un air de profond ennui. Je connaissais bien cette expression, opaque, intransigeante. Si je me sentais les nerfs à vif, Oban semblait d’humeur affable et détendue ; il s’assit en face de Will comme s’ils avaient rendez-vous pour prendre un verre.
« M. Pavic, nous avons découvert certains faits nouveaux et troublants relatifs aux meurtres de la jeune Lianne et de Philippa Burton. » Aucune réaction. Oban toussota. « Peut-être savez-vous qu’une autre femme a été agressée près du Regent’s Canal. Par chance, elle s’en est sortie indemne. Elle s’appelle Bryony Teale, et j’imagine que vous connaissez son mari, Gabriel.
— J’ai entendu parler de lui, dit Will d’une voix monocorde. Je ne le connais pas personnellement.
— Lui aussi a entendu parler de vous. Mais après tout, vous êtes un homme assez connu, n’est-ce pas, M. Pavic ? Et naturellement, vous êtes une des rares personnes qui ont été en contact plus ou moins suivi avec Lianne. À ce propos, je dois reconnaître que jusqu’à ce matin je doutais qu’il existât un lien entre les différentes femmes que le meurtrier a prises pour cibles. »
Les paupières de Will se fermèrent à demi et son sourire amer se fit plus visible, mais il resta coi.
« Avez-vous jamais rencontré Mrs Teale ? continua Oban. Elle est photographe. Apparemment, elle passe une grande partie de son temps à marcher dans les rues du quartier, à la recherche de sujets. Dans les rues, et aussi le long du canal. Vous l’avez rencontrée ?
— Non, dit Will.
— Et Mrs Philippa Burton ? La connaissiez-vous ? L’avez-vous croisée à l’occasion ? Ou entendu parler d’elle ? »
Je serrai très fort les poings derrière mon dos, et mes ongles s’enfoncèrent dans mes paumes.
Will secoua la tête.
« Non, dit-il de nouveau.
— En effet, pourquoi l’auriez-vous connue ? Elle habitait Hampstead et elle était mariée à un riche homme d’affaires. Mais je suppose que vous croisez toutes sortes de gens. »
Pas de réponse. Cette fois, il leva les yeux vers moi et je ne détournai pas les miens. Je tâchai que mon visage lui exprimât que, même si je participais à l’enquête, j’étais parfaitement consciente de l’absurdité de cette situation et de la complète inutilité de le soumettre à ce genre d’interrogatoire. Cela faisait beaucoup de choses à exprimer simultanément, et ce qu’il vit se réduisit probablement à une sorte de panique. Au demeurant, Will ne sembla pas y attacher d’importance. Il me regardait comme si j’étais un manteau qu’Oban aurait suspendu à une patère en entrant.
« Comme je vous le disais, reprit Oban, je n’étais pas convaincu qu’il y eût le moindre lien entre ces femmes. J’inclinais à penser que le meurtrier les avait choisies au hasard. Toutefois, le docteur Quinn ici présente avait l’intuition qu’un lien existait bel et bien. Et elle avait raison. Figurez-vous qu’elle vient de trouver un carnet de notes appartenant à Philippa Burton et, sur ce carnet, la preuve irréfutable d’une relation entre les trois victimes : Mrs Burton y avait inscrit le nom de Lianne et celui de Bryony Teale. Stupéfiant, ne trouvez-vous pas ? Les noms de deux des victimes étaient connus de la troisième. »
Will haussa les épaules d’un air las.
« Pourquoi suis-je ici ? demanda-t-il.
— J’y venais. Nous nous sommes penchés sur la liste des appels téléphoniques effectués par Mrs Burton au cours des quelques semaines qui ont précédé sa mort. La plupart étaient parfaitement prévisibles : sa mère, le bureau de son mari, quelques amis, une agence de voyages… Rien que de très normal, en somme, sauf que nous sommes tombés sur quelque chose d’assez étrange. Le 9 juillet, la liste mentionne un appel de son domicile à votre centre d’hébergement. Oh, je sais ce que vous allez me répondre, mais elle n’a pas appelé le téléphone à pièces qui se trouve dans le hall, celui que vos protégés utilisent pour dealer leur drogue.
— Ils n’utilisent pas ce téléphone pour dealer de la drogue, dit Will. Vous êtes bien placé pour savoir que les dealers préfèrent utiliser leurs propres portables.
— Admettons. Ce que je voulais souligner, c’est que cette communication a été établie entre le numéro de Mrs Burton et votre propre numéro, celui du téléphone qui est dans votre bureau. Nous serions curieux d’entendre vos commentaires sur ce point. »
S’il s’était agi d’un examen d’impassibilité, Will aurait obtenu vingt sur vingt. Mais ce n’était pas un examen, et je savais que dans sa situation toute personne normale aurait réagi par la stupeur en apprenant l’existence d’un lien entre les trois jeunes femmes, puis eût été complètement désarçonnée par la révélation que Philippa avait appelé son numéro. Une personne normale et innocente se fût, en somme, comportée comme une coupable. Will, quant à lui, eut seulement l’air de s’ennuyer plus que jamais.
« Je n’ai aucun commentaire à faire, dit-il seulement.
— Vous voulez dire que vous refusez de répondre ? C’est votre droit.
— Non, ce n’est pas ce que je veux dire. Je ne vois pas quel genre de commentaire vous attendez de moi. Posez-moi des questions et j’y répondrai.
— Avez-vous parlé au téléphone avec Philippa Burton ?
— Non.
— D’autres personnes que vous ont-elles accès à ce téléphone ? »
Nouveau haussement d’épaules.
« Probablement.
— Je ne veux pas de “probablement”. Répondez par oui ou par non. »
Will serra les mâchoires.
— Un accès surveillé ?
— Je suis souvent à l’extérieur. Frank, mon assistant, est présent la plupart du temps, et nous avons de nombreux bénévoles qui viennent nous aider de manière suivie ou ponctuelle. Mais je suis sûr que ce téléphone reste parfois sans surveillance.
— Est-ce que Lianne séjournait au centre à la date du 9 juillet ?
— Elle n’y a jamais séjourné au sens strict. Il se peut qu’elle y soit passée.
— C’est un point très important, car cet appel a eu lieu avant les meurtres.
— Évidemment.
— Excusez-moi, dit Oban. J’imagine que quelque chose m’échappe. Qu’est-ce qui est si évident ? »
Will tapota légèrement des doigts sur la table.
« Peu importe, dit-il.
— Mais qu’entendiez-vous par là ? »
Will soupira.
« Si ces deux personnes se sont téléphoné, c’était évidemment avant d’être assassinées. Je n’entendais rien d’autre.
— Qui a affirmé qu’elles s’étaient téléphoné ?
— Vous.
— Non. J’ai dit qu’il y avait eu une communication entre le numéro de Philippa et le vôtre. Ç’aurait pu être vous qu’elle appelait. Par exemple. À ceci près, bien sûr, que vous nous avez maintenant assuré ne lui avoir jamais parlé. Mais son interlocuteur aurait pu être quelqu’un d’autre. Ou une autre personne a pu appeler de chez elle. Les possibilités sont multiples. Aussi nous serait-il extrêmement utile de savoir à quelles dates Lianne s’est trouvée dans votre centre. Tenez-vous des registres de présence ?
— Ils ne sont pas très précis.
— C’est dommage, dit Oban, dont le ton courtois et bienveillant montrait maintenant quelques arêtes. Des registres détaillés nous auraient été d’un grand secours. »
Will s’écarta de la table en repoussant sa chaise, à la manière des convives achevant un énorme repas comme on en servait au XIXe siècle. Ses pieds de métal crissèrent horriblement sur le sol plastifié. Pour la première fois, il sembla s’intéresser à ce qui se passait – ce qui, dans son cas, revenait à dire qu’il était en colère.
« Vous savez, dit-il, quelques années d’expérience m’ont enseigné que le meilleur moyen d’empêcher les gens comme vous de fourrer leur nez dans mes registres était de n’en pas avoir. »
Pendant quelques secondes, Oban mit une concentration extrême à nettoyer un de ses ongles d’une saleté invisible.
« M. Pavic, je ne m’intéresse pas beaucoup aux critiques sociales ou politiques que vous essayez de formuler. Une jeune fille qui fréquentait votre centre a été assassinée. Une autre personne a appelé votre numéro, et elle aussi est morte assassinée. Si vous trouvez cela ennuyeux, je le regrette. »
Il y eut un long silence. Quand Will parla, sa voix était très basse, mais claire et coupante comme la glace, si bien que je n’eus aucune peine à l’entendre de l’autre bout de la pièce.
« Je travaille en permanence avec ces jeunes gens, dit-il. Ce sont des invisibles. Pour peu qu’il se produise quelque chose de fâcheux, les gens comme vous leur portent soudain un intérêt extrême. Puis vous les oubliez. Aussi, j’espère que vous m’excuserez si ces rares accès d’intérêt ne m’inspirent guère de gratitude. » Il se leva. « Vous ne semblez pas comprendre comment fonctionne mon centre. Les gens ne pointent pas comme à l’usine. S’ils utilisent le téléphone, ils ne le notent pas dans un petit cahier. » Pour la première fois, il me regarda avec l’air de me reconnaître. « Ce n’est pas un pensionnat pour jeunes filles de bonne famille. C’est plutôt un petit rocher perdu en pleine mer. Certaines personnes viennent s’y échouer. Elles s’y accrochent un moment. Puis la mer les emporte de nouveau. Qu’elles soient un peu plus fortes en partant que lorsqu’elles sont arrivées, c’est à peu près tout ce que je peux espérer.
— Lianne était-elle plus forte quand elle est partie ? »
À présent, malgré son masque d’indifférence, Will ne pouvait plus cacher la tristesse dans ses yeux.
« Je ne sais pas », dit-il.
Quand il sortit, ce fut sans me regarder. Je ne lui tendis pas la main, je ne lui dis rien. Mais quand il se fut éloigné, je me mordis la lèvre et révélai à Oban, en phrases hésitantes et hachées, que depuis une semaine environ j’étais la maîtresse de Will Pavic. En quelque sorte. Oban me regarda avec une expression ahurie, une expression d’homme ivre, comme si je l’avais réveillé d’un très profond sommeil pour lui raconter quelque chose qui n’avait ni queue ni tête.
« Pavic ? dit-il d’une voix sans timbre. Mais je croyais… Mais alors, et votre amie J… Vous et lui ? Ah bon. » Il fronça les sourcils, totalement désorienté. « Pavic ? Vous êtes sûre ? Vous et lui, en couple ?
— Un couple, c’est beaucoup dire.
— Comme ma femme et moi. Je comprends. »