39
Le lendemain matin, je fus réveillée par le bruit du vent qui faisait claquer le store et la fenêtre ouverte et agitait avec violence les branches des arbres dans le jardin en contrebas. Quelques feuilles déjà jaunies bruissaient contre les carreaux avant de tomber dans ma chambre. Pendant quelques secondes affreuses, je ne me rappelai plus rien : ni quel jour on était, ni où j’étais, ni qui j’étais. Tout ce que je savais, c’était que ma mémoire ne répondait plus, qu’il y avait un blanc dans ma tête. Je restai allongée, attendant que ce vide se remplît de souvenirs. Et, comme de juste, les souvenirs me revinrent par flots. Doll sans visage, d’abord, gisant dans son sang, et tout autour de lui du sang qui ruisselait des murs, du plafond. Une chambre de torture. Puis Doll avec un visage, son poing levé serrant un débris de faïence, du sang giclant partout – et c’était mon sang. Je pressai mon visage contre l’oreiller, les yeux grands ouverts mais ne voyant que ce qu’il y avait dans ma tête. Il m’apparaissait que pendant des mois j’avais couru, couru à perdre haleine, en croyant m’éloigner toujours plus de la chambre écarlate. Alors que tout ce temps j’avais couru en rond, décrivant un cercle parfait pour revenir exactement au point d’où j’étais partie.
En revenant de Market Hill, je roulai tout droit jusqu’à Kersey Town, où je garai ma voiture. Sur une impulsion, je courus acheter des fleurs. Je n’avais aucune idée des fleurs qu’elle aimait, si elle les aimait, mais j’achetai un gros bouquet d’anémones, roses, rouges, violettes, encore mouillées de rosée et pareilles à une couronne de doux joyaux. Je courus le long du trottoir, car je ne voulais pas être en retard. Arriver à l’heure me semblait le moins que je pusse faire. Je voulais lui rendre hommage. Lui dire combien j’étais désolée.
Je ne saurais dire pourquoi Lianne m’avait si profondément émue. Je ne l’avais jamais connue, mais c’était une enfant sans mère, comme moi. Je n’avais vu que son visage de morte, un petit visage rond, avec des taches de rousseur sur le nez. Je ne savais rien d’elle, et si je l’avais rencontrée de son vivant, peut-être ne l’aurais-je pas trouvée sympathique ou n’eussé-je éprouvé aucune tendresse pour elle. Je ne savais rien de sa vie, ne connaissais même pas son vrai nom. Personne ne le connaissait. Elle aurait pu s’appeler Lizzie, ou Susan, ou Charlotte, ou Alexandra. N’importe quel nom. C’était une fille inconnue, dont les cendres seraient dispersées sur un terrain municipal, et peut-être une femme qui ne l’avait jamais rencontrée serait-elle la seule à assister à ses obsèques.
Quand j’arrivai, des gens sortaient de la cérémonie précédente, accompagnés par une musique d’orgue enregistrée ; puis, après quelques minutes de silence, une musique d’orgue très semblable me donna le signal d’entrer. La salle du crématorium était très longue et peinte en crème, quasi vide, hormis un petit autel et plusieurs rangées de bancs neufs. Entre le premier banc et l’autel était posé le cercueil de Lianne. J’étais seule. Je ne savais que faire de mes fleurs. Devais-je les poser sur le cercueil ? Était-ce l’usage ? Je regardai autour de moi, puis plaçai le bouquet d’anémones aux vives couleurs sur le pâle cercueil en bois poli, avec ses poignées dorées. Puis je m’assis sur le banc de devant et attendis, tandis que la cassette d’orgue se déroulait sagement. Au bout d’une minute ou deux, j’entendis un léger bruit, et une femme vint s’asseoir à côté de moi. Ses cheveux étaient cachés par un foulard noué sous le menton, et elle portait une veste gris foncé par-dessus sa robe à fleurs, comme si elle s’était habillée à la hâte.
Nous échangeâmes un sourire vaguement méfiant, mais bientôt, elle se pencha vers moi et me dit dans un murmure :
« Bonjour. Je suis Paula Mann, du conseil d’arrondissement. » Elle attendit quelques instants, puis poursuivit : « Je ne la connaissais pas, vous savez, mais c’est moi qui ai organisé les obsèques. Elle est morte dans notre quartier, et comme il n’y avait personne d’autre… Pauvre petite. Peu importe qui elle était, ou ce qu’elle était. C’est à nous de nous en occuper, et nous aimons bien assister à la cérémonie, si nous en trouvons le temps. Quelquefois, c’est impossible, mais j’en suis triste. Ce n’est pas juste que les morts s’en aillent sans personne pour les saluer.
— Kit Quinn », me présentai-je.
Nous nous serrâmes la main. Non pas une, mais deux personnes à tes obsèques, Lianne, qui ne t’ont vue que morte.
« Vous ne la connaissiez pas non plus ?
— Non.
— C’est ce que je pensais. Habituellement, nous réussissons à trouver quelqu’un s’il y a quelqu’un à trouver, dit-elle. C’est effarant, le nombre de gens qui meurent tout seuls et dont on ne sait même pas d’où ils venaient. Cela en dit long sur notre manière de vivre, je trouve. Toute cette solitude ! » Son gentil visage se plissa.
« Avez-vous essayé de découvrir qui elle était ?
— C’est mon travail. Je suis un peu comme un détective, sauf que d’habitude il n’y a pas de crime. Je m’occupe des cadavres que personne n’a réclamés, et je suis chargée de chercher s’il y a un parent, un ami, qui veuille bien les prendre en charge. Et s’il n’y en a pas, j’organise les obsèques et je vois ce qu’on peut faire des biens. La plupart du temps, je les jette. Quelquefois, c’est très douloureux : je tombe sur des photos, des lettres, qui ont dû être très importantes pour quelqu’un. J’en fais un paquet et je les conserve dans un fichier pendant quelques mois. Mais ensuite, il faut bien faire de la place, et je les brûle.
— Qu’avez-vous fait des affaires de Lianne ?
— Son cas était différent. Nous ne savons même pas si elle possédait quoi que ce soit. Tout ce que nous avions, c’était un cadavre trouvé près du canal.
— Et ça n’arrive pas souvent ?
— Pas très, non. Mais plus souvent qu’on ne voudrait le croire. »
La musique changea et le chapelain entra. Nous fîmes silence. Il nous regarda solennellement et posa une main sur le cercueil bon marché de Lianne, juste au-dessus de mes fleurs. Mais avant qu’il pût prendre la parole, j’entendis du bruit derrière nous. Je me retournai et vis quatre jeunes gens qui hésitaient sur le seuil, l’air un peu gauche. Je les reconnus tout de suite, bien qu’ils fussent habillés très différemment, d’étranges tenues noires mal assorties sans doute composées d’emprunts à des amis. Il y avait Sylvia aux yeux verts, qui ressemblait à un lutin, la Noire timide, Caria, la dernière à avoir vu Lianne vivante, Spike, le bourru à la tête rasée, et Laurie le chevelu. Chacun d’eux tenait à la main un bouquet. Celui de Sylvia semblait prestement cueilli en passant devant un jardin. Caria avait acheté d’immenses lis blancs cireux, qui avaient dû coûter très cher ; de mon banc au premier rang, je sentais leur lourd parfum. Je leur souris, mais ils ne me sourirent pas en retour. Peut-être ne se souvenaient-ils pas de moi. Ils paraissaient embarrassés, timides, et Spike se mit à rire nerveusement en donnant des coups de coude à Laurie tandis qu’ils s’approchaient du cercueil et y déposaient leurs fleurs, près des miennes ; puis ils allèrent s’asseoir sur le banc de l’autre côté de l’allée centrale.
Enfin, l’office commença. Au moins le chapelain ne fit-il pas semblant d’avoir connu Lianne ou de pouvoir dire quoi que ce fût à son sujet. Il se contenta d’observer le rituel de rigueur, sans s’attarder. Au milieu de la cérémonie, j’eus la sensation qu’un regard était fixé sur moi, et je me retournai. Une petite pointe de douleur me traversa la poitrine. Will était là, vêtu d’un austère costume noir, plus que jamais pareil à un corbeau. Il était assis dans le fond et regardait très loin au-delà de moi, comme si j’étais absente ou transparente. Ses yeux étaient comme des trous dans son visage hâve, émacié. Ses cheveux étaient presque rasés, et je distinguai une petite cicatrice blanche sur son crâne. Je me tournai de nouveau vers l’autel, mais j’avais l’impression que son regard me consumait la nuque.
Quand le cercueil glissa par une trappe et disparut, j’imaginai le corps de Lianne à l’intérieur, qui brûlait. D’une glacière à un feu. J’imaginai son doux petit visage, ses ongles rongés, ce médaillon en forme de moitié de cœur : « Amies pour… » Des larmes me montèrent aux yeux, mais je les réprimai. De l’autre côté de l’allée me parvint un bruit de sanglots, et je jetai un coup d’œil de côté. Ce n’était pas une des filles qui pleurait, mais Laurie. Laurie, que Lianne avait un jour embrassé, qui l’avait laissée prendre son visage dodu et embarrassé entre ses mains pour poser ses lèvres sur sa bouche d’enfant désespéré. La timide Caria lui tenait la main. Spike gardait les yeux fixés sur ses grosses rangers noires, et je ne voyais pas son visage. Seule Sylvia regardait devant elle, de ses beaux yeux calmes et verts comme la mer.
La cassette d’orgue résonna imperturbablement, et nous nous levâmes pour partir. Will était toujours assis dans le fond, les yeux fixés sur l’endroit où avait disparu le cercueil. Il me parut complètement impassible, jusqu’au moment où je m’aperçus que son visage était couvert d’un rideau de larmes. Il ne se donnait pas la peine de les essuyer ou de les cacher. Je me dirigeai vers son banc et lui tendis la main. « Viens », lui dis-je. Il me regarda, mais j’aurais pu être une parfaite inconnue. Je saisis sa main et tâchai de le tirer vers moi. « Viens, répétai-je. La cérémonie suivante commence dans cinq minutes. Tu n’as pas envie d’assister à deux crémations d’affilée, j’imagine. »
Je l’entraînai, clignant des yeux, dans la lumière du jour. Sa main était froide et ses mouvements raides.
« Est-ce que tu te sens bien, Will ? »
Il ne répondit pas mais me regarda enfin, d’un regard d’aveugle. Je pris un mouchoir en papier dans mon sac et lui essuyai le visage. Il resta immobile et me laissa faire. Je lui posai une main sur l’épaule, mais c’était comme si je touchais une planche.
« Will ? Will, tu permets que je te raccompagne chez toi ?
— Non. » Il s’éloigna de moi vivement.
« Où est ta voiture ?
— Je suis venu à pied », parvint-il à articuler. Son visage était hébété, comme celui d’un homme qui vient de recevoir une brique sur la tête.
« Laisse-moi t’aider, dis-je.
— Je n’ai pas besoin d’aide. »
Je regardai son visage fermé, son désespoir pétrifié, et toute ma tendresse de naguère remonta en moi comme une onde. Oh si ! il avait besoin d’aide. Plus que quiconque que j’eusse jamais connu.
« Viens, dis-je en passant mon bras sous le sien, Marchons un peu. »
À pas silencieux, nous nous éloignâmes du crématorium. Il allait où je le conduisais, comme s’il titubait dans une grotte plongée dans les ténèbres. J’aurais pu l’entraîner jusqu’au canal et le pousser dans l’eau noirâtre sans qu’il s’en rendît compte. Pourtant, petit à petit, je le sentis qui se décontractait à mon côté. J’aurais voulu l’accompagner chez lui et le soigner, masser sa nuque raidie, lui faire couler un bain, lui préparer un repas, le faire sourire, le regarder dormir dans le noir, le serrer très fort dans mes bras, baiser le coin de sa bouche si triste – non par désir charnel, mais pour que nous fussions plus intimement proches. Le contact de l’autre, le réconfort de sentir quelqu’un auprès de vous dans ce monde de froideur et de souillure. Mais jamais il ne me laisserait franchir son seuil. Pas dans ces conditions.
« Ma voiture est là. Je te ramène. »
Il ne discuta pas. Je lui ouvris la portière et le poussai à l’intérieur. Il leva les yeux vers moi et sembla sur le point de dire quelque chose, mais se ravisa. Je roulai en silence et le laissai devant sa grille. La dernière image que j’eus de lui fut celle d’un homme debout sur le trottoir, tel un étranger ignorant tout du lieu où il avait abouti. Si solitaire.
Je téléphonai à Poppy. Son bonjour sonna un peu aigre.
« Qu’y a-t-il ? demandai-je.
— Rien », répondit-elle avec mauvaise humeur. Mais elle poursuivit : « Voilà des jours et des jours que je t’appelle et que je laisse des messages à cette Julie, et pas une fois tu ne t’es donné la peine de répondre.
— Pardonne-moi. Je suis vraiment désolée, mais j’ai eu tant à faire ces jours derniers.
— Je te crois volontiers, mais ce n’est pas une raison pour laisser les gens sans nouvelles.
— Crois-moi, Poppy, je suis sincèrement désolée. Je peux passer te voir ?
— Non. Sebastian et moi avons rendez-vous avec un conseiller conjugal. Ce qui ne changera rien à rien, d’ailleurs. » Elle eut un rire amer.
« Qu’est-ce qui ne va pas ?
— Oh, tu sais bien, la rengaine habituelle. Le mari qui fait une brillante carrière et la femme qui reste à la maison.
— Tu veux dire que…
— Je ne sais pas, Kit. Parlons-en plus tard, tu veux bien ? Il faut que je me maquille un peu avant de sortir. J’ai l’air d’une vieille mémère mal fagotée.
— Ne parle pas comme ça.
— Pourquoi pas ? C’est la vérité.
— Non. C’est faux. Tu es une des plus jolies femmes que je connaisse.
— Tu plaisantes ? Je ne rentre plus dans aucune de mes robes.
— Je ne plaisante pas, je suis sincère. Tu es très jolie, tu es une fille merveilleuse, et cet idiot ne sait pas quelle chance il a. »
Elle renifla.
« Excuse-moi d’avoir été si sèche.
— Non. C’est à moi de m’excuser. »
Je mis de l’eau à bouillir pour me faire cuire des pâtes. Ce que j’aurais vraiment aimé, c’eût été m’affaler dans mon sofa et attendre qu’une bonne âme m’apportât du thé et des crêpes au sucre, me dorlotât, prît tendrement soin de moi. Pendant une fraction de seconde, je me laissai aller à rêver que ma mère s’approchait de moi, me caressait les cheveux et me disait qu’enfin, enfin, je pouvais me reposer. Je tremblais de fatigue et d’émotion en pensant au cercueil de Lianne glissant dans les flammes. J’imaginais Poppy essayant désespérément des vêtements devant le grand miroir de sa chambre, et je voyais son visage déçu en face de son reflet. Et j’imaginais Will, tout seul dans sa maison pleine d’échos.
Brusquement, ce fut plus fort que moi. J’enfilai ma vieille veste en daim et courus jusqu’à ma voiture. Je conduisis très vite, m’exaspérant à chaque feu rouge. Quand il m’ouvrit la porte, il portait toujours son strict costume noir. Il s’écarta, me laissa entrer, et je refermai la porte derrière moi. Je l’emmenai vers le sofa, le fis asseoir d’une poussée et m’assis à côté de lui. Je pris ses mains froides dans mes mains tièdes et soufflai dessus pour les réchauffer. Je déboutonnai son col, lui ôtai ses souliers noirs trop raides.
« Je vais te préparer du thé », lui dis-je. Il ne protesta pas.
Dans la cuisine, je fis griller deux tranches de pain et les tartinai de beurre et de marmelade que je trouvai dans le réfrigérateur.
« J’ai l’impression d’être materné », murmura-t-il en fronçant les sourcils. Mais il mordit de bon cœur dans une des tartines grillées.
Je ne lui demandai pas pourquoi il était si triste. Je me contentai de le regarder manger ses tartines et boire son thé. Puis je le fis monter dans sa chambre et le déshabillai entièrement, comme si c’était un petit enfant.
Il se coucha, et je m’assis auprès de lui, caressant ses cheveux ras. Enfin, il ferma les yeux et je retirai ma main.
« Je ne dors pas, dit-il doucement.
— Je suis seulement venue pour m’assurer que tu allais bien.
— Oui, oui. Tu ne devrais pas tant t’inquiéter pour autrui, Kit.
— Je suis comme ça. Je n’y peux rien.
— Ah… » Il glissait dans le sommeil, loin de moi. « C’est plutôt de toi que tu devrais te préoccuper davantage, tu sais ?
— Pourquoi ?
— Crois-en le bon docteur Will. »
Il soupira.
« Will ?
— Mmm…
— À propos de ce que je t’ai dit l’autre jour… » Mais il dormait, enfin. Son visage las s’attendrit, ses lèvres s’entrouvrirent légèrement, ses doigts se détendirent et se courbèrent doucement sur le bord du drap. Je le contemplai un moment ; puis je me levai, fermai les rideaux et partis.