45

Au temps de mon adolescence et de mes premières sorties nocturnes, mon père avait coutume de me faire boire un grand verre de lait chaque fois que je me rendais à une fête. Il prétendait que le lait garnissait l’estomac d’une sorte de filtre contre l’alcool. J’aurais dû boire un verre de lait la veille au soir, pensai-je en me réveillant. La lumière qui entrait dans ma chambre par la fenêtre aux rideaux mi-clos me fit mal aux yeux avant même que je les ouvrisse, et ma bouche était affreusement sèche. Je jetai un coup d’œil en coin à mon réveil. Six heures et demie. Je pouvais m’accorder encore cinq minutes. Cinq, pas une de plus. Jamais mon oreiller ne m’avait semblé si doux, mes membres si lourds, mes paupières si difficiles à décoller.

Je tournai un nouveau regard léthargique vers le réveil. Avec un déclic, les chiffres digitaux passèrent à 06.35. Quelques minutes de plus, seulement quelques-unes. Je me remémorai une époque de mon enfance où j’avais attrapé la grippe et où ma tante s’était installée temporairement chez nous pour que mon père pût continuer d’aller à son travail. Pendant ces quelques jours, je m’étais fait croire que ma tante était ma mère, que les choses se fussent passées exactement ainsi, si ma mère ne m’avait quittée pour mourir. Je restais toute la journée au lit, avec mes bandes dessinées et ma citronnade sur la table de chevet, les rideaux mi-clos tout comme aujourd’hui, observant la poussière en suspension dans les rayons du soleil. Et chaque fois que j’émergeais de mes rêves fiévreux, je l’entendais au rez-de-chaussée : j’écoutais les placards qui s’ouvraient et se fermaient, le ronronnement de l’aspirateur, la plate chanson mouillée du lave-linge, le tintement des verres, le cliquetis des talons dans le vestibule, les voix murmurantes sur le seuil. Je me sentais tellement en sécurité sous mes couvertures, uniquement parce que je la savais dans la maison, à quelques pas. Aujourd’hui, j’aurais voulu pouvoir revivre une journée comme celles-là. J’aurais pu rester couchée jusqu’à demain matin, glisser du sommeil à la veille et de la veille au sommeil, dériver entre des rêves sans substance et une conscience engourdie, me lever toutes les deux ou trois heures, enfiler ma robe de chambre et marcher mollement jusqu’à la cuisine pour me faire du thé. Attendre qu’une main fraîche se posât sur mon front.

Un ronflement sonore me parvint de la chambre de Julie. J’ouvris un œil. Six heures quarante. Debout ! me dis-je. Je me redressai et mes pieds se posèrent sur le sol. Un instant, mon sang battit cruellement à mes tempes et derrière mes prunelles, puis la douleur se calma et la migraine redoutée se réduisit à de petits élancements réguliers et très supportables. Tout compte fait, je n’allais pas si mal. Je passai dans la salle de bains et m’aspergeai le visage d’eau froide. Puis je m’habillai aussi rapidement et silencieusement que je pus. Avant de partir, j’avalai trois grands verres d’eau. Je rêvai d’un bon café bien noir, mais y renonçai, craignant de réveiller Julie. Si elle avait su où j’allais, sans doute eût-elle fermé la porte à clef et jeté le trousseau par la fenêtre. Mais tout était prêt dans ma tête.

C’était un petit matin brumeux. Au bout de la rue, les formes des maisons étaient vagues et certaines voitures roulaient avec les phares allumés. Plus tard, la brume se lèverait et la journée serait probablement tiède et ensoleillée, mais l’air était encore piquant du froid de la nuit. J’aurais dû emporter une veste, ou enfiler un pull au lieu de mon mince chemisier en coton. La circulation était déjà assez dense. Londres n’est jamais ni complètement sombre ni vraiment silencieux. Mais j’arrivai quand même un peu avant sept heures et demie. C’était bien assez tôt. Les directeurs de théâtre travaillaient tard et ne devaient pas se lever avant huit heures.

Aux fenêtres de la maison des Teale, tous les rideaux étaient fermés, et aucune lumière n’était allumée. Parfait. Je tâchai de m’installer confortablement sur mon siège. J’ignorais combien de temps il me faudrait attendre ainsi. J’aurais dû m’arrêter en chemin pour acheter un grand gobelet de café, au moins. Et emporter quelque chose à lire. Tout ce qu’il y avait dans ma voiture, c’était le manuel en cas de panne et un journal remontant à dix jours. Je feuilletai le journal, lus quelques articles sur des nouvelles déjà oubliées : les frasques d’un mannequin célèbre, la tragédie d’une guerre lointaine, l’accident qui avait coûté la vie à un jeune garçon, les milliardaires de l’Internet. Je me sentais gelée, raide, endolorie. Je brossai mes cheveux et les ramenai en arrière, puis observai mon visage dans le miroir du pare-soleil et fis la grimace devant ma pâleur de lendemain de fête. Je m’agitais de plus en plus, mais les rideaux des Teale restaient clos. Tout compte fait, j’aurais pu dormir plus longtemps.

À neuf heures moins le quart, une lumière s’alluma au premier étage. Je me sentis soudain nerveuse, la bouche sèche. Des questions se mêlèrent soudain aux élancements derrière mes yeux. Pourquoi étais-je venue ? Dans quoi allais-je me lancer ?

À neuf heures moins cinq, le rideau éclairé s’ouvrit et, l’espace d’un instant, je distinguai la silhouette de Gabriel à la fenêtre. Je m’enfonçai dans mon siège et observai la maison de mes yeux irrités. J’avais une furieuse envie de faire pipi.

Quelques minutes plus tard, les rideaux s’ouvrirent au rez-de-chaussée. J’aperçus deux silhouettes ; elle aussi était levée. Je les imaginai tous les deux dans leur jolie cuisine, préparant du café, faisant griller des tartines, se parlant de la journée qui s’annonçait, échangeant une bise au moment de se dire au revoir. La porte d’entrée était toujours fermée. Je pouvais encore rentrer chez moi, pensai-je. Rentrer et me remettre au lit. Julie était sûrement toujours endormie, enveloppée dans ses draps avec un bras sur les yeux.

Enfin, la porte s’ouvrit et Gabriel apparut. Il s’arrêta quelques instants sur le seuil, tâtant ses poches pour s’assurer qu’il n’avait pas oublié ses clefs, criant quelque chose par-dessus son épaule. Il portait un jean noir et un veston en laine grise, et ressemblait aux gens que je fréquentais d’ordinaire, à tel ou tel de mes amis.

Il me fallait attendre encore un peu. Je regardai l’heure au tableau de bord. À cet instant encore, il n’était pas trop tard pour changer d’avis. Il n’était pas trop tard, non, jusqu’au tout dernier moment : celui où je saisis le heurtoir, frappai un peu plus fort que nécessaire et entendis un bruit de pas.

« Oui ? »

Bryony était en robe de chambre, la serrant autour de son cou d’un geste que je faisais souvent moi aussi. Elle me regarda avec des yeux ébahis, comme si je l’avais tirée du lit. Je la vis déglutir avec difficulté.

« Bryony, dis-je d’une voix enjouée, j’espère que je ne vous dérange pas. J’étais en route pour une visite à un patient, j’ai vu votre rue devant moi, et comme j’étais ridiculement en avance, je suis passée à tout hasard, histoire de prendre de vos nouvelles.

— Kit ? murmura-t-elle.

— Et pour être tout à fait franche, j’aimerais bien profiter de vos toilettes et prendre un petit café avant mon rendez-vous. Je ne vous ai pas réveillée, au moins ?

— Non, non. Excusez-moi. » Elle fit un visible effort pour reprendre ses esprits. « Je ne m’attendais pas à vous voir, mais entrez, bien sûr. Je vais faire bouillir de l’eau. Les toilettes sont à gauche au fond du vestibule. » Elle me les indiqua de la main. Ses ongles étaient nouvellement rongés, remarquai-je. Rongés comme ceux de Lianne…

« Merci. »

Quand je la rejoignis dans la cuisine, elle versait des grains de café dans un moulin.

« Vous avez l’air fatiguée », lui dis-je.

Elle avait l’air plus que fatiguée. Je la trouvai étonnamment amaigrie, et son corps, naguère vigoureux, avait maintenant quelque chose de chétif et de flétri. Ses clavicules saillaient. La peau de son visage était un peu bouffie, sa magnifique chevelure, grasse et négligée. Je remarquai une petite éruption rouge sur sa joue gauche, et, quand elle approcha la bouilloire de la cafetière, un bracelet d’eczéma autour de son poignet.

« Vous n’êtes pas malade ?

— Hmmm… Je suis un peu mal fichue ces jours-ci.

— Oui, Gabriel me l’a dit. Vous a-t-il raconté que nous nous étions vus à La Sucrerie l’autre soir ?

— Non, il ne m’en a pas parlé.

— C’est l’anxiété qui vous rend malade ? demandai-je.

— Peut-être », dit-elle lentement. Elle remplit nos deux tasses de café et les posa sur la table. » Voulez-vous quelque chose à manger ? Mais vous êtes peut-être pressée, avec votre rendez-vous.

— J’ai tout mon temps, répondis-je d’un ton gai. Mais je n’ai pas faim. En revanche, le café est bienvenu. » Je bus une gorgée brûlante. « Avez-vous vu un médecin ?

— Pourquoi ?

— Pour lui parler de ce que vous ressentez.

— Ça passera. De toute façon, je n’ai plus aucune raison de m’inquiéter, semble-t-il.

— Aucune, vraiment ?

— Tout cela est fini. Cette angoisse… « Je la regardai dans les yeux, et elle tripota nerveusement sa tasse et sa soucoupe. » La police l’a dit et répété, non ?

— Oh, je sais. La police adore que les affaires soient finies. Elle adore clore les dossiers. Enquête terminée. On classe. On va fêter ça au pub et on passe à autre chose.

— C’est possible. Je n’y connais rien, vous savez.

— Il n’empêche que pour vous et moi, c’est différent, n’est-ce pas ?

— Je ferais bien de monter m’habiller. » Elle se leva, serrant de nouveau sa robe de chambre autour de sa gorge. « L’heure passe. J’ai pas mal de choses à faire.

— Vous continuez de vivre avec ce que vous avez souffert, ce qui s’agite dans votre tête », poursuivis-je.

Elle tourna les yeux vers moi. Ses paupières semblaient lourdes, comme si rester éveillée exigeait d’elle un immense effort. « Et quant à moi, il y a toujours des questions que je me pose, sans pouvoir m’en empêcher. Je sais bien que c’est bête, mais c’est plus fort que moi. Comment expliquer qu’une victime ait écrit les noms des deux autres avant de mourir ? Comment un assassin a-t-il pu se saisir d’une femme, en plein jour, dans un parc et sous les yeux de sa fillette ? Comment un témoin parfaitement digne de foi a-t-il pu croire que Michael Doll n’était qu’un spectateur inoffensif ?

— Je me demande… » Les lèvres de Bryony étaient exsangues. « Je ne sais pas.

— Comment peut-on imaginer qu’une femme se soit laissé enlever du terrain de jeux où se trouvait sa petite fille sans crier et se débattre, et pourquoi l’enfant n’a-t-elle pas eu peur quand sa mère a disparu ? » Je me forçai à sourire. « La police n’a pas voulu prendre en compte ces bizarreries. Surtout après la mort de Doll. Mais, voyez-vous, j’ai un problème : il m’est toujours difficile de tourner la page sur ce qui semble fini. Tout le monde me le dit. Le résultat, c’est que j’ai accumulé les bribes d’une histoire et que je me suis efforcée de les assembler. Vous permettez que je vous la raconte ? » Elle ne réagit pas. « Il était une fois une toute jeune fille appelée Daisy. Daisy Gill. Elle n’avait que quatorze ans, même si elle paraissait peut-être plus âgée. Je ne l’ai pas connue. Je l’ai seulement vue en photo, et ses amis m’ont parlé d’elle. C’était une enfant malheureuse, cela, je le sais. Ses parents l’avaient abandonnée, les gens censés veiller sur elle l’avaient souvent délaissée, ou pire. Elle avait terriblement besoin d’amis. D’adultes en qui elle put avoir confiance, qui lui rendraient le monde un peu moins hostile et menaçant. C’est difficile pour les gens comme vous et moi d’imaginer une vie telle que la sienne. Une fille souvent emportée, violente. Et toujours solitaire, et toujours terrorisée. »

Un léger grincement se fit entendre, celui de la chaise de Bryony contre le sol quand elle la tira pour se rasseoir. Elle posa son menton sur ses mains, et pour la première fois me regarda en face, de ses yeux caramel. Leur couleur ressortait très fort sur sa peau pâle.

« Daisy avait une amie, une seule. Lianne. Je ne connais pas le vrai nom de Lianne, je ne sais pas d’où elle venait. Je sais qu’elle aussi était une enfant brisée. Désespérée, même. Mais au moins, Lianne avait Daisy et Daisy avait Lianne. Elles n’avaient à peu près rien d’autre, mais elles possédaient ce bien précieux : leur amitié. C’était peut-être ce qui les faisait vivre. Quand elles en auraient l’âge, elles voulaient habiter ensemble et ouvrir un petit restaurant. C’est ce que m’ont dit leurs amis.

— Pourquoi me parlez-vous de ces filles ?

— Daisy s’est suicidée. Elle s’est pendue dans sa petite chambre minable, dans l’endroit qu’elle était censée appeler son foyer. Puis, environ un mois plus tard, Lianne a été retrouvée assassinée près du canal. La semaine suivante, c’est Philippa Burton qui est morte assassinée, par le même homme. Et Philippa connaissait Lianne, même si l’on ne sait ni comment ni pourquoi elle la connaissait. Lianne était l’amie de Daisy. Et ce qui est curieux, c’est que Daisy travaillait à La Sucrerie. En somme, tout est lié.

— Rien de tout cela n’est vraiment curieux, dit Bryony. Le quartier n’est pas si grand. De toute façon, moi aussi j’ai failli être assassinée.

— Par Michael Doll, n’est-ce pas ? » Un bref instant, les dernières images que j’avais eues de lui dansèrent devant mes yeux. Michael Doll vivant. Michael Doll mort. « Il n’a fait qu’entrer dans cette histoire par hasard, par maladresse. Rien d’autre. La malchance a voulu qu’il se trouvât là, près du canal, où personne ne pouvait le déranger. Comme il y était très souvent pour attraper ses malheureux poissons et les rejeter dans l’eau.

— C’est lui qui a tué ces femmes. » Elle posa ses mains devant elle, sur la table, et se tint plus droite.

« C’était une vision terrible, dis-je. J’ai vu son corps, vous savez.

— J’ai toujours voulu être photographe, dit Bryony d’une voix douce. Du jour où j’ai eu neuf ans et où mon oncle m’a fait cadeau d’un petit Instamatic à trois sous pour mon anniversaire. C’est curieux comme on prend parfois conscience de quelque chose, en un instant ; mais j’ai toujours eu le sentiment de voir le monde plus clairement quand je le regardais à travers l’objectif d’un appareil photo, comme s’il prenait tout son sens. » Elle tourna les yeux vers son beau portrait de la petite gitane. « Et je suis douée, vous savez ? Pas seulement pour prendre des photos, mais pour sentir ce que je cherche. Il peut se passer des semaines sans qu’il se passe rien, et puis, un jour, je vois soudain quelque chose. Un visage. Une scène. Une lumière particulière. C’est comme un déclic dans ma tête. Et cela m’a donné l’impression d’apporter ma contribution au monde, d’être un témoin. » Elle passa sa langue sur ses lèvres pâles. « Un témoin pour la société, ou que sais-je, au moins autant que pour moi. D’être utile à ma façon, comme Gabriel avec son théâtre. Lui aussi fait un très beau travail.

— Je sais, dis-je. Je l’ai vu. »

Une étrange quiétude avait envahi la cuisine, comme si le monde extérieur s’était arrêté.

« Nous aussi, nous avons été entraînés dans cette histoire sans le vouloir, murmura-t-elle avec un long soupir. Mais ça n’a plus d’importance, n’est-ce pas ? C’est fini. La police m’a affirmé que c’était fini, que je ne risquais plus rien. C’est ce que vous m’avez dit aussi. Que tout irait bien, que je finirais par me remettre. Mais je suis si fatiguée ! Si fatiguée que je pourrais dormir pendant cent ans. »

Un léger déclic se fit entendre derrière nous, et un soudain silence tomba sur la pièce. Chaque image me semblait claire, précise : la plante en pot sur l’appui de fenêtre, les tasses suspendues à leurs crochets dorés, la minuscule toile d’araignée sur l’ampoule, le reflet du soleil sur les casseroles en cuivre, ses dessins géométriques sur le mur, mes mains, paisiblement croisées sur mes genoux. Tout ce que j’entendais, c’était ma respiration, calme et régulière, et le tic-tac de ma montre. Il était dix heures vingt-deux. Sur sa chaise, Bryony se tenait parfaitement immobile.

Enfin, je tournai la tête. Gabriel était debout dans l’encadrement de la porte. Il la referma avec un second déclic et nous regarda : Bryony, puis moi ; moi, puis Bryony. Personne ne dit rien. Le soleil brillait par la fenêtre.

J’ouvris la bouche pour parler, puis la refermai. À quoi bon ? Je n’avais plus rien à ajouter. Du bout de mon doigt, je suivis le tracé de ma cicatrice, de l’oreille au menton. Cela me réconforta, sans que je comprisse pourquoi. Peut-être parce que cela me rappela qui j’étais.

« J’ai oublié mon sac, dit Gabriel.

— Il est temps que je m’en aille », murmurai-je. Mais je ne me levai pas.

« Elle est entrée en passant », dit enfin Bryony, d’une voix soudain monocorde, sans couleur.

Gabriel hocha la tête.

« Je retourne me coucher, marmonna-t-elle en se levant d’un mouvement chancelant. Je ne me sens pas bien.

— C’était une visite amicale, dis-je. Nous parlions de diverses choses, voyez-vous.

— Quelles choses ? » Il lança un regard à sa femme.

« De tout. De toute l’affaire, dit Bryony. Elle a parlé d’une jeune fille. Comment s’appelait-elle ?

— Daisy, dis-je fermement. Daisy Gill.

— Elle s’est suicidée. C’était une amie de Lianne. Et elle travaillait à La Sucrerie.

— Tout ça est absurde, dit Gabriel avec lassitude. Cette histoire était censée être réglée une fois pour toutes. Qu’en pense la police ?

— Il n’y a qu’elle qui en pense quelque chose, répondit Bryony, d’une voix presque inaudible. Elle toute seule. »

Il s’approcha de moi.

« Qu’êtes-vous venue chercher ? » demanda-t-il. Il se pencha et posa sa main sur mon épaule, doucement d’abord ; puis il saisit l’étoffe de mon chemisier et me força à me lever.

« Gabriel ! » cria Bryony.

Je regardai son visage épuisé, ses yeux injectés de sang. Derrière lui, je voyais le visage blême de Bryony. Derrière elle, une porte fermée. Aucun moyen de m’échapper.

« Allez-vous tuer la terre entière ? » dis-je.

Ses mains me parurent tièdes et douces quand il les posa autour de mon cou. Je pensai au visage de ma mère sur la photographie qui ne me quittait jamais, comme si elle pouvait me protéger. À son sourire, au soleil sur sa peau pâle. Ma mère, assise dans l’herbe. Le visage de Gabriel était tout près du mien, maintenant, comme celui d’un amant, et je l’entendis murmurer : « Nous n’avons jamais voulu tout cela. » Son visage était une grimace d’horreur. Ses yeux étaient à demi clos, comme s’il ne pouvait supporter de voir ce qu’il faisait. Je me débattis à coups de poing, mais son corps était dur et inébranlable, comme une sombre tour. Je me relâchai, et il commença à serrer. Contre tous mes instincts de survie, je laissai mes genoux fléchir. Le monde n’était que rouge, noir, douleur. Le seul bruit, celui de quelqu’un qui pleurait. Soudain, quand j’eus rendu mon corps aussi mou que je le pouvais, comme si j’allais perdre conscience, je levai ma main droite à toute vitesse, ouvris les doigts en forme de V et les plantai violemment dans ses yeux. Je sentis une flaccidité humide, et j’entendis un cri. Un instant, l’étreinte de ses doigts se fit plus lâche, puis il les serra de nouveau. De mon autre main, je lui labourai la joue avec mes ongles, sentant la peau se déchirer sous mes doigts, puis les enfonçai dans sa bouche hurlante et griffai aussi fort que je pus. Il poussa un rugissement. Une pompe de douleur puisait à grands coups dans ma tête, et tout ce que je voyais était rouge. Le sang inondait ma vision. Je griffai encore et encore, j’enfonçai mes doigts toujours plus fort, heurtai quelque chose de mou dans sa gorge, sentis l’épaisseur visqueuse de son sang, de sa salive, la molle gelée de ses yeux.

« Bryony ! Pour l’amour de Dieu, finissez-en tout de suite. Bryony ! »

Un objet noir décrivit un arc à travers le brouillard rouge, puis s’abattit. Je fermai enfin les yeux, mais un craquement sonore frappa mes oreilles, comme si l’on brisait un meuble à un pas de moi, et ses doigts lâchèrent ma gorge. Je m’effondrai sur le sol et sentis les lattes du parquet claquer violemment contre ma joue. Un autre grand bruit, et je distinguai la forme d’un trépied noir de photographe qui tombait de nouveau. Alors, Gabriel s’écroula sur moi. Son corps couvrit le mien, son sang coula sur mon visage, ses gémissements s’insinuaient dans mes oreilles, au milieu des cris de sa femme. Je le repoussai et parvins à me relever, bien que le monde hurlât toujours autour de moi et que le sol tanguât périlleusement sous mes pieds. Gabriel était étendu dans son sang, les yeux entrouverts et fixes. Il avait au crâne une profonde plaie ouverte, son visage était lacéré et son œil gauche complètement rouge. Mais sa respiration soulevait sa poitrine. Je pris le trépied des mains de Bryony, et, m’appuyant sur elle pour me soutenir, la guidai jusqu’à une chaise et la poussai pour qu’elle s’assît.

« Je ne suis pas mauvaise, sanglota-t-elle en levant les yeux vers moi. Je suis bonne. Bonne ! Je suis une femme bonne. Tout cela n’était qu’une erreur. Une horrible erreur. »