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« Je ne suis jamais venu ici », dit-il en regardant autour de lui.
À ces mots, je ne pus m’empêcher de rire.
« Pourquoi diable y seriez-vous venu ? Nous ne nous sommes rencontrés qu’une fois. Vous vous en souvenez, peut-être ?
— Il me semblait que c’était plus », répondit-il en faisant les cent pas dans ma salle de séjour comme s’il envisageait d’acheter l’appartement. Il s’avança jusqu’à la fenêtre du fond, qui donnait sur une étendue de pelouse.
« Jolie vue, dit-il. On ne le devine pas de la rue. Charmant bout de verdure. »
Je ne répondis rien, et il se retourna avec un sourire que ses yeux démentaient. Ils se promenaient avec inquiétude sur tous les coins et recoins de la pièce, comme ceux d’un animal qui craint d’être attaqué par-derrière. J’ai toujours eu l’impression que mon chez-moi change chaque fois qu’une nouvelle personne y pénètre. Je le vois avec ses yeux. Ou plutôt, je le vois comme j’imagine que le nouveau venu doit le voir. Cet appartement semblait sûrement trop vide à Guy Furth, trop dépourvu de confort et d’ornements. Un sofa, un tapis sur un parquet verni. Une vieille chaîne hi-fi dans un coin, une pile de CD posée à côté. Des rayonnages remplis de livres, d’autres livres entassés par terre. Les murs sont blanchis à la chaux et presque nus. Tableaux et photographies finissent toujours par m’irriter, ou, pire encore, par cesser de m’irriter. Il m’est pénible de constater qu’au bout de quelques semaines ou quelques mois une image qui m’a d’abord frappée me devient indifférente, elle n’est plus qu’un élément du décor parmi d’autres. Aussi, chaque fois que je cesse de la remarquer, je m’en défais ou je la mets au rebut, tant et si bien qu’il ne m’en reste plus que deux. L’une est un tableau représentant deux bouteilles posées sur une table, et c’est mon père qui m’en a fait cadeau quand j’avais vingt et un ans. Le peintre était un vieil ami à lui, ou plutôt un cousin éloigné, désespérément privé de talent. Mais jamais je n’ai pu passer devant cette peinture sans qu’elle m’arrête. L’autre est une photographie du père de mon père, de son frère et de sa sœur, posant dans un studio devant une toile de fond, sans doute aux alentours de 1925. Mon grand-père porte un costume de marin. Tous trois ont un étrange sourire réprimé, comme s’ils se retenaient de s’esclaffer devant une scène cocasse que le spectateur ne voit ni n’entend. C’est une photographie merveilleuse. Un jour, dans cent ans peut-être, quelqu’un l’accrochera à son mur, la trouvera amusante et se demandera : « Qui diable pouvaient être ces trois enfants ? »
De nouveau, j’observai Furth. Pour lui, bien sûr, une telle photo ne voulait rien dire. Peut-être y avait-il dans son expression un soupçon de perplexité et de dédain. C’est tout ? Soir après soir, c’est cela que retrouve Kit Quinn quand elle rentre chez elle ?
Il se tenait trop près de moi et me regardait dans les yeux, d’un air de sollicitude qui me donnait la nausée.
« Comment allez-vous maintenant ? demanda-t-il. Votre joue est guérie ? »
Je fis un pas en arrière avant qu’il pût caresser ma cicatrice.
« Je ne pensais pas que nous nous reverrions un jour, dis-je.
— Nous nous sommes fait des reproches à votre sujet, Kit. » Il ajouta en toute hâte : « Non que cette histoire soit la faute de qui que ce soit, évidemment. Ce type était comme un animal fou. Nous avons dû nous y mettre à quatre pour l’immobiliser. Vous auriez mieux fait de m’écouter quand je vous disais que c’était un pervers !
— C’est pour me rappeler ces charmants souvenirs que vous êtes venu ?
— Non.
— Alors, que faites-vous chez moi ?
— Je suis là pour bavarder.
— Sur quel sujet ? »
Il eut un air sournois.
« Nous avons besoin de conseils.
— Quoi ? ? ? »
Je fus tellement abasourdie par cette annonce, la plus invraisemblable, incongrue et inattendue qui se pût imaginer, que je dus faire un effort pour ne pas éclater de rire.
« Vous êtes venu me parler d’une affaire ?
— C’est bien cela. Nous voulions en discuter avec vous. Auriez-vous quelque chose à boire ?
— Comme quoi ?
— Une bière, je ne sais pas. »
Je sortis de la pièce, trouvai au fond du réfrigérateur une bouteille dont l’étiquette avait un vague air bavarois, et la lui apportai.
« Ça vous dérange si je fume ? »
Je retournai dans la cuisine pour lui chercher une soucoupe en guise de cendrier. Il poussa de côté le verre que j’avais posé devant lui et but une gorgée de bière au goulot. Puis il alluma sa cigarette et en aspira plusieurs bouffées.
« Je travaille sur le meurtre du Regent’s Canal, dit-il enfin. Vous êtes au courant ? »
Je réfléchis un instant.
« J’ai lu quelque chose dans un journal, il y a déjà plusieurs jours. Le corps d’une jeune fille retrouvé près du canal ?
— C’est cela même. Qu’est-ce que vous en avez pensé ?
— Que c’était triste. » Je fis la grimace. « Deux malheureux paragraphes en bas d’une page intérieure. Le meurtre sordide et banal d’une fille sans domicile fixe. La seule raison pour laquelle la presse en a vaguement parlé, c’est qu’elle avait le corps lardé de coups de couteau. On ne savait même pas son nom, si je me souviens bien ?
— On ne le sait toujours pas. En revanche, nous avons un suspect. »
Je secouai la tête.
« Eh bien, bravo. Maintenant… »
Il leva la main.
« Demandez-moi le nom du suspect.
— Pardon ?
— Allez-y, demandez-moi. » Il me gratifia d’un large sourire et s’adossa au sofa, bras croisés, attendant.
« Bon, dis-je docilement. Comment s’appelle votre suspect ?
— Son nom est Michael Doll. »
Je le fixai des yeux, assimilant ce qu’il venait de dire. Il me rendit mon regard, où brillait une lueur de joyeux triomphe.
« Alors, vous comprenez maintenant pourquoi vous êtes juste la personne qu’il nous faut ? Ça tombe à pic, non ?
— Une occasion rêvée de lui rendre la monnaie de sa pièce, c’est ça ? J’ai laissé passer ma chance de l’étriper dans sa cellule, donc je peux sûrement vous aider à le faire condamner pour meurtre. C’est bien votre idée ?
— Mais non, dit-il d’une voix apaisante. Simplement, ça plairait à mon chef que vous travailliez avec nous. Ne craignez rien, vous toucherez vos honoraires comme il se doit. Et puis, qui sait ? Ce sera peut-être marrant. Demandez à votre copain Sebastian Weller.
— “Marrant”, répétai-je. En effet, je ne vois pas comment je pourrais résister à de telles parties de rigolade. Quand je pense au bon moment que nous avons passé la fois dernière ! Une pinte de bon sang, c’est le cas de le dire. »
Je retournai vers le réfrigérateur et en sortis une bouteille de vin blanc ouverte. Je m’en servis un plein verre, dont je regardai un instant les reflets de topaze à la lumière déclinante. Puis j’en bus une gorgée et sentis le liquide glacé couler lentement dans ma gorge. Par la fenêtre, je contemplai le soleil rougeoyant qui s’immergeait dans le ciel turquoise. La pluie avait cessé, et la soirée s’annonçait belle. Je revins auprès de Furth.
« Qu’est-ce qui vous fait croire que c’est Doll qui l’a tuée ? »
Il eut l’air surpris, puis ravi.
« Vous voyez bien que tout ça vous intéresse ! Doll passe son temps à pêcher à la ligne dans le canal. Il est dans le coin tous les jours. Il s’est présenté au commissariat quand nous avons lancé un appel à témoin adressé à tous les gens qui se trouvaient dans les environs. » Furth me jeta un coup d’œil aigu. « Ça vous surprend ?
— Quoi ?
— Qu’un type comme lui vienne spontanément déposer.
— Pas nécessairement, dis-je. S’il est innocent, il fait bien de ne pas cacher qu’il était dans les parages. Et s’il est coupable… »
Je m’interrompis. Je n’avais aucune envie de me laisser embarquer dans une conférence improvisée uniquement parce que Guy Furth avait une ébauche de suspicion dans la tête.
Mais il me fit un clin d’œil, comme s’il m’avait prise au jeu.
« S’il est coupable, reprit-il, cela lui plairait peut-être d’être mêlé à l’enquête, même modestement. Qu’en pensez-vous ?
— Ça s’est déjà vu, dis-je.
— Bien sûr que ça s’est déjà vu. Les maniaques dans son genre adorent ça. Leur grand plaisir, c’est de suivre l’affaire de près, pour entretenir la sensation d’avoir été plus malins que la police. Une petite excitation supplémentaire. C’est à gerber, quand on y pense !
— Qu’est-ce qu’il vous a dit ?
— Nous ne l’avons pas reçu.
— Pourquoi ?
— Mieux vaut le laisser mariner un peu. Mais nous ne sommes pas restés inactifs. Il y a chez nous une jeune femme sergent qui s’appelle Colette Dawes. Jolie, intelligente. Elle s’est arrangée pour faire sa connaissance. En civil, bien sûr. Elle l’a fait causer. Vous connaissez la méthode : un verre par-ci, une flatterie par-là, les jambes qui se croisent et qui se décroisent quand il regarde… Et petit à petit, on fait dévier la conversation. Elle porte un micro caché sur elle et nous enregistrons. Nous en avons des heures sur cassette.
— C’est ça, votre enquête ? » J’étais ahurie. « Vous chargez une femme flic de flirter avec lui ? »
Furth se pencha vers moi, avec une expression pressante.
« Je préfère ne rien vous dire, répondit-il dans un murmure de conspirateur. Tout ce dont nous avons besoin, c’est de votre avis de psychiatre sur Michael Doll. Officieusement. Cela ne vous prendrait pas longtemps. Vous n’auriez qu’à regarder son dossier, puis avoir un rapide entretien avec lui. Vous connaissez le topo : rien qu’une évaluation préliminaire de son état mental.
— Un entretien avec lui ?
— Forcément. Ça vous pose un problème ? »
Bien sûr que cela me posait un problème. Et bien sûr aussi, je savais maintenant que je ne pouvais plus dire non.
« Aucun, répondis-je. Mais cette fille, Colette Dawes, est-ce qu’elle sait vraiment ce qu’elle fait ? »
Furth se rembrunit.
« Elle est tout à fait capable de rester sur ses gardes. De toute façon, nous ne sommes jamais loin. Écoutez, Kit, je comprends que vous ne soyez pas tranquille. Mais nous nous sommes dit que cela pourrait vous aider à vous sentir mieux. »
Il but une gorgée de sa bière. Et de cette façon, pensai-je, vous seriez assurés que je ne réclamerais pas de dommages et intérêts.
« Merci, docteur, dis-je. En effet, cela pourrait.
— Alors, qu’est-ce que vous décidez ? »
Je me levai et marchai jusqu’à la fenêtre. Un moment, je contemplai le petit bout de verdure caché aux regards, coincé entre les immeubles de bureaux. La soirée commençait, mais il ne faisait pas encore sombre, la clarté du soleil n’était même pas crépusculaire : elle s’adoucissait lentement, passant du jaune violent au mordoré.
« C’est une fosse à pestiférés, vous savez.
— Pardon ?
— Pendant la grande peste de 1665, on a entassé des morts dans une énorme fosse. Puis on les a recouverts de chaux vive et de terre. Et oubliés.
— C’est un peu lugubre.
— Non, je ne trouve pas. »
Je me retournai vers lui.
« Pour le moment, je ne vous dirai qu’une chose. Je ne sais rien de votre affaire. Mais je pense que faire jouer les Mata Hari à cette fille est tout simplement une idée de fêlé. Je ne sais pas de quel droit vous l’avez lancée dans cette aventure et je ne tiens pas à le savoir. C’est certainement irresponsable, peut-être même illégal, mais après tout je suis médecin, pas juriste.
— Quoi qu’il en soit, vous me ferez savoir votre réponse ?
— Oui.
— Quand ?
— Dans deux jours, ça vous va ? Il faut d’abord que j’en discute avec quelqu’un.
— Vous me téléphonerez ?
— Oui. »
Il partit, et je restai plusieurs minutes à la fenêtre, regardant dehors. Ce n’était pas Furth que je regardais ; j’étais accoudée à l’autre fenêtre, les yeux fixés sur la pelouse dont le vert changeait peu à peu, s’assombrissait et s’estompait dans le beau soir d’été. Des morts. Des morts partout.