14

Sur un point au moins, j’avais raison : la vieille dame avait bien crié. Un cri, se rappelait-elle – ce qui, bien sûr, n’impliquait pas nécessairement qu’il eût été le seul. Un policier rendit visite à Miss Mary Gould, et elle lui répondit qu’elle n’était plus très sûre, enfin, si, peut-être avait-elle crié en découvrant cette pauvre fille, c’était probable, et maintenant qu’elle y réfléchissait, tout compte fait, oui. Oui, elle était certaine d’avoir crié. Mais elle n’aurait pas d’ennuis, n’est-ce pas ?

On s’était donc trompé en tenant pour acquis que Lianne avait été tuée au bord du canal.

« Ce qui signifie, dis-je à Furth, qu’il n’y a aucune raison d’accuser Doll plutôt qu’un autre. Vous comprenez ?

— Ma belle, répondit-il en approchant son visage si près du mien que je distinguai les taches jaunes du tabac sur ses dents, l’irritation du rasoir sur son cou et les plis de fatigue aux coins de sa bouche – ma belle, tout ça n’est que foutaise, et vous le savez. Elle s’est fait buter près du canal et elle s’est fait buter par Doll.

— Il n’empêche que cela vaudrait la peine de réexaminer d’autres affaires. Non ?

— C’est déjà fait. Gil et Sandra ont passé quatre heures ce matin à éplucher tous les cas non résolus de meurtres commis dans l’agglomération de Londres au cours des six derniers mois, et ils n’ont découvert aucun lien. Voilà ce qui reste de votre théorie : du vent ! Désolé pour vous. Vous n’avez qu’un cadavre à vous mettre sous la dent, et pas une brillante ribambelle comme vous l’espériez.

— Quel genre de liens avez-vous cherché ? demandai-je.

— Nous sommes des policiers entraînés, vous savez ? Des similitudes dans le modus operandi, dans le choix des victimes, dans les lieux des crimes, et ainsi de suite. Résultat ? Néant ! Aucune jeune femme sans-abri, aucun corps lardé de coups de couteau, aucune ressemblance entre les lieux. Rien de rien. Zéro.

— Moi aussi j’aimerais bien jeter un coup d’œil à ces rapports. C’est possible ? »

Il se frotta les yeux et soupira.

« Vous êtes censée nous aider, pas rester fourrée dans nos jambes. Et puis, à quoi bon ?

— Je souhaite étudier plusieurs détails », dis-je d’une voix douce.

Il haussa les épaules avec lassitude.

« Si vous voulez perdre votre journée, c’est votre affaire.

— Il y en a beaucoup ?

— Une trentaine. À moins que vous ne vouliez pousser vos recherches jusqu’au Bronx.

— Comment puis-je les consulter ?

— Nous allons empêcher un collègue de rechercher des criminels, de manière que vous puissiez disposer de son terminal.

— Dans combien de temps ? »

Il regarda sa montre et marmonna quelque chose entre ses dents.

« Une demi-heure à peu près, dit-il ensuite.

— Merci.

— Puis-je vous poser une question ? » De méprisante, sa voix se fit presque mielleuse.

« Laquelle ?

— Êtes-vous toujours sûre d’avoir raison ? »

Je clignai des paupières, sentant au fond de mon ventre une petite crispation de panique.

« Vous ne m’avez pas comprise, dis-je. Je n’en suis jamais sûre. C’est ça l’ennui. »

 

Treize des meurtres non résolus avaient eu pour victimes de jeunes hommes, qui s’étaient fait tuer tard dans la soirée ou au petit matin, au sortir d’une boîte de nuit, d’un pub, d’un stade de football ou d’une fête qui avait mal tourné. Je fis défiler les rapports sur l’écran : ils avaient été tués à coups de gourdin, à l’arme blanche, s’étaient fait déchiqueter le visage et la gorge avec des bouteilles cassées. Dans douze de ces treize cas, l’autopsie avait révélé un taux d’alcoolémie très élevé. Le treizième était un Noir de dix-neuf ans, qu’on avait retrouvé mort sous sa bicyclette aux phares encore allumés. Il avait succombé à une fracture du crâne. Peut-être l’œuvre d’un chauffard. Peut-être une agression raciste.

Il y avait aussi deux prostituées. La première était morte étranglée dans son petit studio au-dessus d’une gargote turque, dont les propriétaires avaient fini par se demander d’où venait cette odeur dégoûtante. L’autre avait été battue à mort sur un terrain vague de Summertown, un faubourg mal famé pas très loin de l’endroit où l’on avait découvert le corps de Lianne. Elle retint mon attention quelques instants : Jade Brett, vingt-deux ans, séropositive, sans famille connue. Aucun lien, probablement, mais je notai quand même son nom. Venaient ensuite plusieurs rapports sur des sans domicile fixe ; c’étaient des clochards alcooliques au foie détruit par la cirrhose, qu’on avait trouvés morts près de bancs publics dans les parcs, sous les porches où ils avaient coutume de dormir. Et sept sur des enfants. Mais, bien qu’on n’eût identifié aucun coupable avec certitude, la police, dans tous les cas sauf un, concentrait ses investigations sur des membres de la famille, des proches, des connaissances. De toute façon, aucune analogie avec la mort de Lianne.

Et bien sûr, il y avait Philippa Burton, riche bourgeoise de trente-deux ans, à la réputation irréprochable, que la mort avait depuis peu rendue célèbre. Son nom était le seul qui me fût connu. De toute évidence, aucun des autres n’avait eu droit à plus de deux paragraphes à la page 5 d’une quelconque feuille de chou. Je lus les circonstances du meurtre. Ainsi que je le savais déjà, tout s’était passé à Hampstead Heath : son assassin l’avait surprise près du terrain de jeux où elle surveillait sa fillette et l’avait entraînée tout au bout du parc, dans sa partie sauvage et boisée, où on l’avait retrouvée à la fin de l’après-midi, gisant face contre terre parmi les arbres et les broussailles. On lui avait fracassé le crâne en la frappant plusieurs fois avec un gros marteau que la police avait découvert à quelques mètres du corps, sans rien qui permît d’identifier son propriétaire. Elle avait une entaille à la joue gauche et de légères ecchymoses sur les poignets. Elle n’avait pas été violentée, et rien ne laissait supposer qu’il s’agît d’un meurtre à caractère sexuel.

Je me frottai les yeux et fixai attentivement l’écran. Puis je décrochai le téléphone et appelai le poste de Furth.

« J’aimerais voir le corps de Philippa Burton. Et son dossier complet.

— Quoi ? »

Ce « quoi » ne signifiait pas « Qu’avez-vous dit ? », mais plutôt « Qu’est-ce que c’est que cette connerie ? ».

« C’est possible ?

— Mais pourquoi ? » demanda-t-il d’un ton excédé. J’entendais sa respiration sifflante dans le téléphone.

« Parce que cela me serait utile, répondis-je.

— Est-ce que vous vous foutez de nous, docteur ? Quel rapport le corps de Philippa Burton peut-il avoir avec votre travail ?

— Je me rends compte que…

— Vous voulez savoir ce que je pense ?

— Allez-y.

— Vous avez un gros problème. Depuis que Doll vous a agressée. Et je ne suis pas le seul à le dire.

— Dans ce cas, pourquoi m’a-t-on demandé mon concours ?

— Ça fait un moment que je me le demande.

— Quoi qu’il en soit, je suis là. Puis-je voir le corps ?

— Uniquement pour satisfaire votre curiosité ? Pas question. »

Il me raccrocha au nez. Quelques secondes encore, je fixai l’écran de l’ordinateur ; puis je repris le téléphone et demandai cette fois à parler à Oban.

« Puis-je passer vous voir ?

— Bien sûr. Tout de suite ?

— S’il vous plaît.

— D’accord. Je vous attends. »

 

Oban croisa les mains sous son menton et me regarda pensivement. Ses yeux semblaient plus pâles que jamais. Plusieurs secondes passèrent avant qu’il répondît.

« Je ne comprends pas très bien ce que vous cherchez, Kit. »

Je restai silencieuse. Je n’avais pas grand-chose à dire, attendu que je ne le comprenais pas non plus, et la conscience que j’allais probablement me rendre ridicule – à la grande joie de tout le commissariat – devenait de plus en plus vive.

« Vous nous avez mis en garde contre toute présomption hâtive. Et maintenant, vous présumez que l’assassin de Lianne doit avoir tué quelqu’un d’autre. Pourquoi ? Vous présumez qu’il existe un lien avec l’affaire Pippa Burton. Pourquoi ? Aidez-moi à vous suivre, Kit. »

Il était beaucoup plus difficile de répliquer à ses objections douces et courtoises qu’aux rodomontades de Furth.

« Je ne présume rien de tout cela, Daniel. Je me borne à dire que si Lianne n’a pas été tuée près du canal – et maintenant, nous n’avons plus de raisons de le croire – il y a d’autres faits que nous devrions prendre en compte, qui ont pu nous échapper. »

Oban se montrait d’une patience presque douloureuse.

« Soit. Faisons une hypothèse d’école et supposons que vous ayez raison. Laissons de côté le fait que Furth et son équipe ont déjà potassé tous les rapports. Pourquoi Pippa Burton ? Tout ce que je vois, c’est une complète absence de similitudes. » Il compta sur ses doigts. « Un, les victimes sont différentes. Deux, le modus operandi est différent. Trois, le quartier est différent, le genre de quartier est totalement différent. Et ce n’est pas la seule difficulté. Il nous faut aussi faire preuve de diplomatie avec les gens qui travaillent ici. Vous disposez d’un capital de bienveillance, de sympathie, même, parce que nous nous sommes sentis coupables après votre agression. Il serait imprudent de le dilapider trop tôt. »

De nouveau, je m’abstins de répondre, et, non sans peine, je réussis à soutenir son regard et à ne pas baisser les yeux.

« Soit, dit-il avec un soupir. Puisque vous y tenez, allez-y.

— Merci.

— Ce n’est pas de notre ressort, bien sûr, mais ça ne devrait pas poser de problèmes. Je veillerai à ce que Furth fasse le nécessaire. Mais il ne sera pas content. Je sais bien que c’est un imbécile, mais il a quand même certaines intuitions. Et elles ne sont pas toujours mauvaises. »

Il me scruta avec des yeux perplexes, sans sourire.

« Oh, je sais bien…, dis-je vaguement, avec un petit rire forcé qui ressemblait presque à un sanglot.

— Pourquoi cette affaire compte-t-elle tant pour vous, Kit ? »

Je haussai les épaules.

« J’essaie d’aller au fond des choses.

— On m’a dit que vous aviez rencontré Pavic.

— Comment êtes-vous au courant ? » Il ne daigna pas répondre.

« Drôle de personnage, dit-il. Vous saviez qu’il a été un grand ponte de la City ?

— Oui, j’en ai entendu parler, répondis-je évasivement.

— Je ne connais pas tous les détails, mais à ce qu’on m’a raconté, il aurait fait une dépression nerveuse et tout laissé tomber. Maintenant, il essaie de devenir la mère Teresa des quartiers difficiles.

— C’est plutôt sympathique, non ?

— Mmm… C’est plus compliqué que cela. Il ne maîtrise pas ce qu’il fait. » De nouveau, son regard me scruta. « Sans compter qu’il considère la police avec une certaine animosité.

— À ce qu’il me semble, l’animosité est réciproque, dis-je assez sèchement.

— Nous tâchons seulement de le convaincre qu’il doit se plier aux mêmes lois que tout le monde. Ne vous laissez pas prendre à son charme. »

Enfin une phrase qui me fit sourire. Je pensai à Pavic l’autre soir, avec ses cheveux en brosse et son expression méprisante.

« Pour ça, aucun danger ! » répondis-je.

 

Oban avait raison. Furth avait raison. Alors, pourquoi m’obstinais-je ? De nouveau, je baissai les yeux vers le corps de Philippa Burton dans son tiroir. Un corps mince, lisse, avec des hanches rondes, des seins hauts et fermes et quelques légères vergetures sur le ventre – apparues à la naissance de sa fille, probablement. Les mains étaient longues et gracieuses, soigneusement manucurées, les ongles laqués d’un vernis couleur de perle assorti à celui des orteils. Un corps intact, hormis les marques bleuâtres autour de ses poignets délicats. Elle était couchée là comme une élégante statue, enveloppée dans les plis d’une draperie. Mais au-dessus de son buste à la peau soyeuse, le crâne était défoncé sur un côté, et sa chevelure blonde était durcie par le sang coagulé.

Je n’eus pas le désir de la toucher, ni de m’attarder près de son corps. Elle avait un mari et une fille pour la pleurer, des dizaines d’amis encore sous le choc, une foule d’inconnus s’étaient énamourés de l’idée qu’ils se faisaient d’elle. Elle avait eu droit à de longs articles dans les journaux ; des politiciens en vue s’étaient disputé la primeur de rendre hommage à cette mère modèle, si brutalement fauchée par un monstre sadique, et nous n’aurons pas de repos tant que justice ne sera pas faite, etc. Des milliers de personnes avaient amoncelé des bouquets de fleurs et des peluches près de l’endroit où l’on avait retrouvé son cadavre, des centaines seraient présentes à ses obsèques. Des gens qu’elle n’avait jamais vus enverraient des gerbes et des couronnes. Pourtant, je restai là quelques instants, à l’observer, à cause de ce sentiment qui ne me quittait pas, qui était comme une démangeaison que je ne pouvais pas gratter. On l’avait découverte gisant face contre terre, comme Lianne. Même moi, j’étais bien consciente que ce n’était pas suffisant pour relier les deux crimes. Et cependant, j’avais l’intuition qu’un lien existait, attendant d’être précisé, pour peu que je parvinsse à les voir sous un autre jour.

Je quittai la morgue et allai marcher dans Hampstead Heath. Il ne pleuvait plus, mais le ciel était gris et plombé. L’herbe était encore mouillée, et de lourdes gouttes tombaient des arbres. Il n’y avait pas grand monde alentour : un couple faisait son jogging, quelques personnes promenaient leurs chiens et leur jetaient des bâtons dans les buissons détrempés. Je marchais vite et dépassai le terrain de jeux, dépassai les étangs, pour gravir la colline d’où les gens lançaient des cerfs-volants par les jours de soleil. Mais en réalité, j’allais sans but précis, je me pressais sans savoir vers quoi. Je tournais en rond, plutôt, sentant mon cerveau bouillonner inutilement.