7
Je dormis mal, par intermittence, et pour finir me réveillai en retard. Je m’enfournai des gorgées de café dans l’estomac tout en me préparant à la hâte. Julie apparut, nue sous une vieille veste à moi qu’elle avait dû trouver dans la chambre d’amis – la pièce que je m’étais vaguement efforcée de transformer en bureau et où elle dormait maintenant. Il faudrait que nous parlions du futur, elle et moi. Elle évoquait un rongeur tiré de son hibernation. Ses cheveux étaient une masse de boucles ébouriffées, ses yeux une mince fente de bleu, comme si la lumière les menaçait.
« Je ne savais pas que tu te levais si tôt, dit-elle. Sinon, je t’aurais préparé un petit déjeuner.
— Il est neuf heures moins vingt, maugréai-je, et il faut que je file.
— Je ferai les courses, dit-elle.
— Ne te casse pas la tête.
— Ça n’a rien d’un casse-tête. »
Je retournai au commissariat avec un sentiment de pénible fatalité, comme au temps où j’avais quinze ans et passais mes premiers « vrais » examens. J’étais assise dans ma voiture, très raide, les mains crispées sur le volant. Toutes les parties de mon corps me semblaient contractées. Ma colonne vertébrale était pareille à une tige de fer, les muscles de mon cou durcis, ma mâchoire involontairement serrée, et j’avais des élancements dans la tête comme si quelqu’un frappait contre mes tempes avec le nœud de ses phalanges. « Idiote, idiote, idiote », murmurais-je toute seule, coincée à un feu qui passait au rouge, au vert, au rouge de nouveau sans qu’aucune voiture avançât parce qu’un semi-remorque bloquait la rue. La pluie tombait avec une régularité opiniâtre. Sur les trottoirs, quelques passants se hâtaient, à l’abri sous leurs parapluies, contournant les flaques et les crottes de chien. Londres gris, congestionné, boueux. Mon rapport était posé sur le siège du passager. Une petite quarantaine de lignes. Succinctes, précises et sans détour. Les bandes étaient à côté, dans un sac en plastique.
Devant le commissariat, je voulus me garer en marche arrière et entendis le crissement sinistre du métal écorchant le métal. C’est drôle : chaque fois que cela arrive, c’est presque une sensation physique, comme si la carrosserie de la voiture était notre propre peau.
« Zut et zut. »
L’arrière de ma voiture avait violenté le bleu étincelant d’une BMW, de toute évidence horriblement coûteuse. Je sortis sous l’averse et examinai la longue éraflure. Ma voiture avait souffert davantage : un phare était cassé et l’aile ressemblait à une feuille de journal froissée. Je fouillai dans mon sac, en tirai un bloc-notes et rédigeai un petit mot pour présenter mes excuses, en précisant mon nom, mon adresse et mon numéro d’immatriculation. Je pliai plusieurs fois la feuille pour protéger l’encre de la pluie et la glissai sous un des essuie-glaces du monstre bleu. J’avais oublié de prendre un parapluie et j’étais déjà trempée. Des gouttes me dégoulinaient dans le cou. Je pris mon rapport sur le siège et le fourrai dans mon sac.
Dans la salle de réunion, je trouvai Furth assis à la grande table, un attirail de notes posé devant lui. Il se leva à mon entrée et me salua d’un hochement de tête amical. À ses côtés, une femme aux cheveux prématurément gris et au visage lisse et placide que j’avais déjà croisée, une espèce de sous-fifre longue comme un échalas, et un homme de stature massive, dont la calvitie était sertie dans une couronne de boucles en désordre et qui m’observait de ses petits yeux bleus et perçants.
« Quand on parle du loup ! dit Furth. Est-ce que vos oreilles sifflaient ? Laissez-moi prendre votre veste. Vous connaissez Jasmine, n’est-ce pas ? Jasmine Drake. Et voici le commissaire principal Oban. Mon chef. Vous voulez du thé ? Du café ? Rien du tout ? »
Je regardai Oban avec un peu d’inquiétude.
« Ne vous occupez pas de moi, dit-il benoîtement. Je ne fais que passer.
— Ni thé ni café pour moi. » Je pris place dans un siège orange en plastique moulé et posai sur la table l’enveloppe vierge contenant mon rapport. « Vous m’avez demandé de vous le remettre en main propre. Le voici.
— C’est gentil à vous », dit-il en jetant un regard à Oban. Puis il me fit un clin d’œil. « Pour être exact, elle a l’air gentille, mais avec elle il vaut mieux faire attention. »
Je décachetai l’enveloppe avec mon doigt.
« Ça vous intéresse toujours ?
— Avant d’y venir, autant vous informer tout de suite que nous avons placé Doll en garde à vue.
— Quoi ?
— En attendant votre rapport, plusieurs choses ont avancé. En ce moment même, une équipe de plongeurs fouille le canal. Quant à Doll, il suffit de lire sa propre déposition : il se trouvait à deux pas du lieu du crime. Sans compter son comportement suspect avant et après. Et bien sûr, nous avons ses aveux enregistrés. En somme, tout s’imbrique de très jolie façon. Mais naturellement, nous appliquons la procédure légale à la lettre. Il a déjà un avocat commis d’office. Un certain Me John Coates. Il doit être en route à l’heure qu’il est. Vous le connaissez sûrement. »
Oui, je l’avais rencontré ici même, avec Francis. Sympathique, très souriant. Le genre d’homme qu’on préférerait avoir comme banquier que comme avocat. Je regardai Jasmine Drake, mais elle gribouillait je ne sais quoi sur son bloc-notes et ne semblait nullement disposée à lever la tête. Après quoi, je jetai un regard vers Oban et fus assez déroutée de voir que ses yeux bleu pâle me fixaient sans ciller. Je tirai mon rapport de l’enveloppe. Il tenait sur un seul feuillet.
« C’est tout ? demanda Furth, l’air étonné.
— Résumez-nous vos conclusions, docteur Quinn, si vous voulez bien. » C’était la voix d’Oban.
« Relâchez-le. »
La pièce se remplit de silence. J’entendais les battements de mon cœur, mais il ne s’affolait pas. Je me sentais mieux, maintenant que j’avais parlé, que j’avais franchi le Rubicon.
« Qu’est-ce que vous dites ?
— À moins qu’il n’y ait d’autres preuves dont on ne m’aurait pas informée, je ne vois aucune raison pour l’arrêter. Du moins pour le moment. »
Le visage de Furth s’empourpra. C’était l’instant critique. J’étais censée être de son côté, mais soudain il apparaissait que je ne l’étais plus.
« Vous ne savez pas ce que vous dites », martela-t-il sans me regarder en face.
J’inspirai profondément.
« Dans ce cas, vous n’auriez pas dû me demander un rapport.
— C’est de votre foutu rapport que je parle ! s’écria-t-il avec une brusque hilarité coléreuse, comme si la question pouvait être écartée par la dérision. On vous a seulement demandé d’évaluer l’état mental de Doll. Rien de plus. Une simple description. C’est un pervers, non ? Vous n’aviez pas besoin d’écrire autre chose : “Michael Doll est un pervers.”
— Michael Doll est un jeune homme perturbé et habité par des fantasmes scabreux et violents.
— Et alors ? Où est la diff…
— J’ai bien dit fantasmes. Il y a une différence entre le fantasme et le passage à l’acte.
— Il a avoué et il avouera de nouveau. Vous verrez.
— Il n’a rien avoué du tout ! Il a verbalisé ses fantasmes au cours de relations sexuelles avec le sergent Dawes. » Je regardai autour de moi. Visiblement, le coup avait porté. « Vous le saviez ? Vous saviez que lorsqu’elle l’“encourageait” à parler, pour reprendre son expression, cela voulait dire qu’elle le branlait et qu’elle se laissait peloter ? Est-ce que vous l’avez “encouragée” à aller jusque-là ? Oh, sans user de termes précis, bien sûr. De façon détournée, en lui expliquant qu’il fallait tout faire dans l’intérêt du service, et autres suggestions plus ou moins voilées. Parce qu’elle ne lui tirait rien d’assez salace, peut-être ? De toute façon, c’est sans importance. Ce ne sont pas des aveux, c’est un récital pornographique.
— Écoutez-moi, Kit. » Son visage était cramoisi. « Je n’aurais jamais dû faire appel à vous. C’est ma faute. J’aurais dû prévoir qu’après votre accident, votre jugement serait forcément biaisé. En réalité, vous vous identifiez à Mickey Doll, vous le protégez, à votre façon un peu particulière. Comme ces otages qui tombent amoureux de leurs ravisseurs. » Il jeta un coup d’œil à la dérobée vers Oban, puis tourna de nouveau vers moi son regard à la sollicitude appuyée. « Nous avons cru vous aider, mais je vois maintenant que c’était une erreur. C’était beaucoup trop tôt. Dans ces conditions, le mieux est sans doute que nous vous payions vos honoraires, en vous remerciant de nous avoir accordé de votre temps. »
Je répondis, avec tout le sang-froid dont j’étais encore capable :
« Vous avez chargé Colette Dawes d’obtenir des aveux de Michael Doll. Savait-elle à quoi elle s’exposait ? S’est-elle laissé entraîner ?
— Doll est un assassin, dit-il, ouvertement méprisant. Ici, tout le monde en est conscient et vous feriez bien d’en prendre conscience aussi. Nous avons seulement besoin de le prouver devant un jury. Le sergent Dawes a fait un excellent travail dans des conditions difficiles. »
Je le regardai droit dans les yeux.
« C’est vous qui avez eu cette idée ? »
Furth fit un effort visible pour parler calmement.
« Nous avons un assassin dans ces murs, dit-il. J’en ai la certitude. Nous avons réuni un dossier à charge, contenant ses aveux. Si nous avons un peu outrepassé les règles, j’aurais pensé que vous nous auriez approuvés, Kit. Vous plus que tout autre. Nous sommes du côté des femmes : celle qui a été tuée et celles qui le seront.
— Je crois que vous m’avez mal comprise, Guy. » Ma voix tremblait. Était-ce de nervosité ou de colère ? « Je n’affirme pas qu’il soit impossible que Michael Doll ait tué cette fille. Mais votre dossier est vide. Si je suis ici, c’est en tant que praticien, habituée à me trouver en face de névrosés, voire de criminels psychopathes. Non en tant que juriste. Mais j’imagine que cet enregistrement n’aurait aucune valeur de preuve dans un procès. Qui plus est, je pense que si un juge l’entendait, il y verrait une machination flagrante destinée à justifier l’arrestation d’une personne présumée innocente. » Je le regardai, observai son beau visage. « Si j’étais vous, j’irais de ce pas jeter ces bandes au fond d’un puits très profond et je prierais le Ciel pour que l’avocat de Doll n’en entende jamais parler. Quoi qu’il en soit, je ne veux plus être mêlée à cette affaire.
— C’est la première chose sensée que vous ayez dite depuis ce matin. »
Le couvercle sauta.
« Toute cette histoire est un pur scandale ! criai-je d’une voix presque haletante. Ce que vous avez fait est non seulement aberrant, mais parfaitement abject. Et vous – je me tournai vers Jasmine Drake –, je me demande comment vous avez pu cautionner une saloperie pareille ! Pas seulement comme flic. Comme femme ! Et ça vaut pour vous aussi, commissaire principal de mes fesses ! » lançai-je cette fois à Oban, qui restait assis dans son coin, sans expression déchiffrable sur son visage rond, aimable et un peu rougeaud. Je jetai un regard furieux à mon rapport, qui gisait toujours sur la table – mon rapport rédigé en termes si placidement scientifiques.
Oban ne répondit rien. Il se leva, ouvrit la porte et regarda Furth avec des yeux tristes qui me rappelèrent un de ces très vieux chiens de chasse à la peau devenue flasque.
« Laissez-le partir, dit-il d’une voix douce et presque indifférente.
— Qui ?
— Mickey Doll. Autre chose ? »
Personne ne dit mot. Ses yeux s’arrêtèrent sur moi.
« Envoyez-nous votre facture, docteur Quinn, ou arrangez-vous comme vous en avez l’habitude. Merci. » Mais sa voix n’exprimait guère la gratitude. J’avais gâché sa journée. Il sortit, suivi de Jasmine Drake, qui me lança un bref regard torve avant de disparaître dans le couloir.
Je me retrouvai seule avec Furth, assis en silence, qui fixait le mur. Je me levai pour partir. Le crissement de ma chaise sur le sol le tira de sa rêverie. Il paraissait surpris que je fusse encore là. Quand il parla, ce fut comme dans un rêve.
« Ce sera votre faute, dit-il, quand il recommencera. Il a tenté de vous tuer, il a tué cette fille, et quelque part dans Londres, il y a probablement une autre femme qui ne sait pas encore qu’elle sera sa prochaine victime. Et quand je dis probablement…
— Au revoir, Furth, dis-je sur le seuil de la porte. Je suis, euh… Je suis réellement…
— N’oubliez pas de lire les journaux, cria-t-il derrière moi tandis que je m’éloignais. Cette semaine, la semaine prochaine… Vous verrez. »