27
Julie était encore couchée. Je l’entendais se retourner sur son divan, dans la pièce qui en un temps lointain avait été mon bureau. Je branchai la bouilloire et versai plusieurs cuillerées de café en grains dans le moulin. Pour ne pas réveiller Julie, je le recouvris d’une serviette éponge avant de mettre le moteur en marche, mais je l’entendis grogner à travers le mur. J’approchai mon nez du café fraîchement moulu et inhalai profondément. Dans le réfrigérateur, je trouvai une mandarine, que je divisai en quartiers et posai sur une assiette, et un petit pot de yaourt grec. Je bus lentement mon café très fort et au riche arôme, entre de petites bouchées de mandarine juteuse et sucrée et des cuillerées de yaourt délicieusement aigre. Il était sept heures.
Il me fallait organiser une rencontre avec Doll, et aussi avec l’autre témoin. Et rendre visite à Bryony Teale. Et je voulais voir Will, absolument. Je laissai glisser ma main contre ma joue, mon cou. Ma peau était douce et tendre sous mes doigts. Je fermai les yeux et laissai son visage envahir ma pensée. Mais, pensai-je, peut-être ne voulait-il plus me revoir. Peut-être ne serait-ce que cela : quelques heures dérobées au milieu d’une nuit sans sommeil.
Julie entra en titubant, portant une chemise d’homme qui ressemblait de manière suspecte à une de celles d’Albie. Où l’avait-elle trouvée ? « ‘jour », dit-elle d’une voix embrumée, avant de se diriger mollement vers le réfrigérateur. Elle se servit un grand verre de lait et le but d’un trait. Puis elle se tourna vers moi, une moustache blanche au-dessus de la lèvre.
« Tout va bien ?
— Oui. Je crois.
— Et cette urgence ? C’est terminé ?
— Pour le moment.
— Tant mieux. Tu veux une tartine grillée ?
— Non, merci. »
Je m’approchai de la fenêtre et regardai la rue, comme s’il allait apparaître.
« J’aimerais bien savoir… » Je m’interrompis.
« Oui ? Dis-moi. »
J’avais son numéro chez lui. Pourquoi pas ? Je l’appelai. Le téléphone sonna plusieurs fois avant qu’il vînt répondre. Enfin, j’entendis une voix ensommeillée, qui proférait quelque chose comme « Ummgh.
— C’est moi, dis-je. Kit. »
Un autre bruit inintelligible, suivi d’un silence. Il rassemblait ses esprits, sans doute.
« Tu viens de te réveiller ? demanda-t-il.
— Non. Je viens de rentrer.
— Qu’est-ce que tu veux dire ?
— J’ai été appelée pour une urgence.
— Ah ? » Nouveau silence. « Si nous prenions le petit déjeuner ensemble ?
— Maintenant ?
— Quelle heure est-il ? » Je l’entendis fourgonner dans ses affaires en grommelant. « À huit heures, ça te va ?
— Oui. Chez toi ?
— Il n’y a jamais grand-chose à manger, chez moi. »
J’étais déçue. J’avais envie de connaître le lieu où il vivait.
Beaucoup de gens prétendent qu’on est plus fort si l’on reste sur son territoire, mais ce n’est pas vrai. Notre territoire est l’endroit où nous sommes le plus vulnérables. On peut jouer les touristes partout ailleurs, mais le lieu où l’on dort est celui qui nous révèle, et parfois nous trahit. Mais au vrai, je ne sais pourquoi, il m’était difficile d’imaginer Will Pavic vivant où que ce fût. Il m’indiqua comment le rejoindre dans ce qu’il appela « un petit café de base » où il avait coutume de s’arrêter en allant travailler. Je raccrochai le téléphone. Combien d’heures avais-je dormi ? Une. Deux, peut-être. J’avais la sensation qu’un petit diable cruel s’était introduit dans ma tête et piquait obstinément l’arrière de mes prunelles avec des pointes d’aiguilles chauffées. Je passai dans la salle de bains, remplis le lavabo d’eau froide, y plongeai mon visage et le laissai immergé aussi longtemps que je pus. Puis je me regardai dans le miroir, ruisselante. Les événements de cette nuit avaient-ils réellement eu lieu ? Tout me semblait confus, à présent ; je ne me souvenais plus que de bribes contradictoires, comme si je me remémorais un rêve sans queue ni tête. Mais ce visage – mon visage – était la preuve irréfutable qu’il s’était bien passé quelque chose. J’étais blême, mes yeux cernés et enfoncés dans leurs orbites. Quelle vision !
Le Café Andy’s était rempli de fumée et d’hommes en tenue de chantier et grosses chaussures ferrées. Will me fit signe d’une table dans le fond. J’allai m’asseoir en face de lui, sans le toucher et sans qu’il me touchât.
« J’ai commandé une bonne grosse friture, dit-il. Et toi, qu’est-ce que tu prends ?
— Un café, c’est tout.
— Je ne te recommande pas leur café.
— Un thé, alors.
— Et pour manger ?
— J’ai mangé quelque chose en rentrant. »
La commande de Will arriva, dans un grand plat ovale, suivie de deux tasses de thé d’un brun foncé sans concession. Sa fourchette attaqua vigoureusement les œufs au plat, le bacon et les tomates frites.
« Excuse-moi, dit-il entre deux bouchées.
— T’excuser ? De quoi ? »
Il dut mâcher un bon moment avant de pouvoir prononcer un mot. Puis il avala une grande gorgée de thé. Je fis de même.
« D’être parti comme ça, dit-il enfin. J’ai du mal à dormir. Je m’agite. Il valait mieux que je rentre. »
Je ne répondis rien, et il continua à manger, sans me regarder.
« Tu n’as pas besoin de te justifier, lui dis-je. Je préfère que tu sois franc avec moi. Je suis fatiguée de jouer à des petits jeux avec tout le monde. Ou peut-être fatiguée tout court. »
Will avait piqué un morceau de pain poêlé sur sa fourchette et l’imbibait de jaune d’œuf. Pour moi, c’était un spectacle à peine supportable à cette heure de la matinée. Il fourra le morceau dans sa bouche et le mâcha énergiquement, puis s’essuya les lèvres avec une serviette en papier. Il leva les yeux et me regarda. Soudain, je perçus combien c’était chose rare. Il regardait toujours un peu de côté, par-dessus mon épaule. Je l’avais vu nu, j’avais fait l’amour avec lui, et pourtant c’était à peine si je l’avais regardé dans les yeux. Il avait quelques années de plus que moi, la quarantaine, mais il paraissait davantage avec ses cheveux grisonnants et son visage qui n’était pas tant ridé que sillonné au-dessus de ses pommettes, presque agressives à force d’être saillantes. Mais ses yeux gris étaient aussi clairs que des yeux d’enfant.
« Ce n’était pas la seule raison, reprit-il en rougissant imperceptiblement. Cette nuit, après que tu t’es endormie, je t’ai regardée un moment. J’ai écarté tes cheveux de ton visage. Tu as le sommeil profond, tu sais ? » Il sourit légèrement, puis murmura : « Je t’ai trouvée très belle.
— Écoute, tu n’as pas besoin de… Je sais parfaitement que je ne suis pas…
— Tais-toi et écoute-moi. Ce que j’essayais de te dire, c’est que tu étais différente. C’était la première fois que je te voyais sans que tu aies l’air triste, ou anxieuse, ou… » Il hésita un instant. « Ou trop pleine d’espoir.
— Pleine d’espoir ? répétai-je. Oh, tu sais… » Et ce disant, je me sentis pitoyable, comme un épagneul qui attend un coup de pied.
« Même quand tu as traversé mon bureau pour m’embrasser, tu avais l’air triste. Mais cette nuit, quand tu dormais et que tu ignorais qu’il y avait quelqu’un près de toi, tu paraissais très jeune et très paisible. »
Je bus ma dernière gorgée de thé. Il me sembla encore plus noir et plus amer que tout à l’heure.
« Et à ce moment, continua Will, j’ai senti tout à coup que le meilleur service que je pouvais te rendre était de ne pas m’attarder dans ta vie.
— Je n’ai pas besoin qu’on pense à ma place, répliquai-je. Je suis assez grande pour me faire une opinion sur ce qui est bon pour moi. Et de toute façon, je crois que tu es peut-être un homme foncièrement joyeux et optimiste, à ta façon ronchonne. Surtout si l’on considère le nombre de gens qui te détestent. C’est à peine croyable. J’aurais cru que ta profession consistait – en partie, tout au moins – à établir de bons rapports avec la police et les services sociaux.
— Je n’ai pas de profession, rétorqua Will en fronçant les sourcils. Et parmi les gamins que je recueille, il y en a beaucoup que je dois protéger de la police et des services sociaux.
— Tu en parles comme s’ils voulaient ta peau.
— Tu ne crois pas si bien dire. Ils veulent ma peau.
— J’ai entendu parler d’un trafic de drogue dans ton centre. On dit que tu laisses faire. Certains flics projettent de t’inculper pour complicité. Tu pourrais plonger pour dix ans.
— Qu’ils aillent se faire foutre, dit-il dédaigneusement.
— Est-ce que c’est vrai que tu laisses faire ? »
Il répondit d’un grognement évasif.
« Je n’ai pas de micro sur moi, tu sais ? »
Il haussa les épaules.
« Tu as vu comment marche le centre. Évidemment, nous tenons les dealers à l’écart, ou du moins nous essayons. Mais c’est un problème de culture. La leur. La nôtre. Nous tâchons de les aider autant que possible. C’est compliqué, embrouillé. Salissant, à certains égards. Ce n’est pas comme lire une communication à un séminaire.
— Sais-tu ce que je pense ? »
Tout à coup, il laissa ses traits se détendre, avec ce qui ressemblait presque à de la bonne humeur.
« Non, Kit. Je ne sais pas ce que tu penses.
— Je pense qu’une partie de toi aimerait bien qu’on t’arrête et qu’on t’envoie en prison, uniquement pour confirmer ton opinion sur la noirceur du monde.
— Je ne m’intéresse pas aux gestes symboliques.
— Tout dépend si tu considères le martyre comme un geste symbolique. »
Je le regardai, me demandant s’il allait entrer en fureur ou partir de son rire sarcastique. Il semblait se le demander aussi.
« Peut-être que c’est flatteur d’être détesté, dit-il enfin.
— Je pense que ça peut être une des définitions de la paranoïa, repartis-je. Sans doute l’idée que tout le monde veut votre peau semble-t-elle préférable à la crainte d’être ignoré.
— Mais tu viens de dire que tout le monde voulait ma peau pour de bon.
— Oui, j’oubliais. As-tu l’intention de m’inviter chez toi ?
— Pourquoi cette question ?
— Tout à l’heure, tu m’as expliqué que tu ne pouvais pas dormir dans des endroits qui ne te sont pas familiers. Je suis curieuse de voir comment tu te débrouilles dans ton lit à toi. »
Il regarda sa montre.
« Je t’y emmènerais bien tout de suite, mais il est neuf heures moins vingt. Des gens m’attendent.
— Je n’ai pas dit tout de suite. »
Je n’avais jamais vu sur son visage quelque chose qui ressemblât autant à de la gêne.
« Quand tu voudras, dit-il.
— Ce soir ?
— C’est une possibilité. Je dois seulement te prévenir, entre autres mises en garde, que ma maison est plutôt spartiate. Il y manque une touche féminine, je crois.
— Je suis contente de l’entendre. »
Soudain, son expression s’assombrit.
« Il ne faut pas que tu attendes trop de choses de moi. Kit », dit-il, reprenant son habituel ton morose.
Je soupirai.
« Je n’attends rien de très particulier », dis-je – et je ne pus retenir un long bâillement.
« Fatiguée ?
— Oui. Et la journée risque d’être éprouvante.
— Que s’est-il passé, la nuit dernière ? »
Je m’adossai à ma chaise et le regardai.
« Tu as vraiment envie de le savoir ? demandai-je. Ce n’est pas très intéressant.
— Oui, j’ai envie de le savoir. »
Je commandai donc deux autres thés et lui fis un résumé de ma nuit à l’hôpital.
« Que comptes-tu faire maintenant ? demanda-t-il quand j’en eus terminé.
— Cette femme était encore terriblement secouée quand j’ai parlé avec elle. J’irai la voir dans les jours qui viennent, et peut-être m’en apprendra-t-elle un peu plus.
— Se promener le long du canal après minuit, maugréa Will d’un ton dédaigneux. Franchement !
— Tu veux dire qu’elle l’a bien cherché ?
— Je veux dire que c’est une idiote ! » Il but une gorgée de thé. « Comment s’appelle son mari ? »
Je me concentrai un moment, tâchant de clarifier la purée de pois qui embourbait mon cerveau.
« Gabriel Teale », dis-je. De nouveau, ce sourire sarcastique. « Tu le connais ?
— Je sais qui il est.
— Et qui est-il ?
— Tu n’as pas entendu parler de ce théâtre qui s’est installé dans un entrepôt réaménagé, du côté de la voie ferrée ? La Sucrerie, un nom dans ce genre. Tu sais, des mimes hongrois sur des échasses et des trucs du même tonneau. C’est lui.
— Je crois qu’on m’en a parlé, oui.
— Des subventions gouvernementales. Des projets censés redonner vie au quartier. Etc. Il ferait mieux de s’en retourner vite fait à Islington{3}, qui est à quatre stations de métro, et sa femme ne se ferait pas attaquer.
— Redonner vie au quartier, c’est aussi un aspect de ton travail, non ? »
Will ne répondit pas et se borna à faire glisser son doigt autour du rebord de sa tasse. Puis il leva les yeux et m’observa quelques secondes.
« Et toi, que cherches-tu ? demanda-t-il.
— Je ne comprends pas.
— À quoi veux-tu aboutir ? À réconforter les gens, à rendre les policiers civilisés et intelligents ? Ou comptes-tu attraper cet assassin toute seule ?
— Je suis une conseillère, c’est tout, dis-je, mal à l’aise.
— Ce n’est pas moi que tu dois convaincre. Qu’est-ce que je sais de cette affaire ? Tout ce que je vois jusqu’ici, c’est qu’il y a un type en voiture – ou plusieurs – qui s’attaque à des femmes. Un type extrêmement dangereux, qu’il faut arrêter au plus vite. Tout cela est clair. Ce que je ne comprends pas, c’est ce que tu fais dans cette histoire. Ou pourquoi tu le fais. Pourquoi tu t’investis à ce point. Je ne comprends pas ce que tu cherches. » Avec son index, il suivit doucement le tracé de ma cicatrice sur ma joue, et je frissonnai. « Tu t’es déjà fait agresser une fois. Ça ne te suffit pas ? »
Je pris sa main dans la mienne.
« Cesse de parler ainsi, lui dis-je. Il faudrait que je te présente à quelques-uns de mes bons copains du commissariat. Apparemment, vous êtes tous du même avis à mon sujet. Il n’empêche que j’ai bien l’intention de finir tout ce boulot inutile.
— Je n’ai pas dit qu’il était inutile. J’ai dit que je ne le comprenais pas. »
Je me penchai par-dessus la table et l’embrassai.
« Le problème, dis-je, c’est que quoi qu’on fasse, on ne comprend vraiment ses motivations qu’à la fin. C’est seulement quand il est trop tard pour revenir en arrière qu’on sait enfin si ça en valait la peine. À bientôt.
— À ce soir ?
— À condition que ça te fasse vraiment plaisir.
— Veux-tu que je mette un genou en terre ? »
Je promenai mon regard sur le café et sa clientèle.
« Pas ici, dis-je. Regarde, me voilà devant toi, pleine d’espoir, comme tu l’as dit toi-même, et je te dis que j’ai le désir de te revoir, ce soir, chez toi. Mais ton désir à toi ?
— Oui, répondit-il, d’une voix si basse qu’elle était presque un murmure. Oui. »
Nous nous regardâmes longuement.
Quand je partis, il était toujours assis à sa place, avec son assiette graisseuse, son thé refroidi et son visage sévère. Ce soir, il serait de nouveau dans mes bras.