17

Je me sentais engourdie, fatiguée, j’avais dans le cou des ganglions enflés, et si mal à la gorge que j’avais l’impression d’avaler du verre pilé quand je buvais. Je n’avais guère envie d’aller travailler ; aussi m’attardai-je paresseusement devant mon petit déjeuner, m’empiffrant de tartines de miel et de thé très fort. La table de la cuisine était dans une flaque de soleil. J’aurais aimé rester assise sans bouger de toute la journée, les mains autour de mon bol bien chaud, les pieds dans mes chaussons, à écouter les bruits de la rue. Peut-être même aurais-je regardé les jeux et les feuilletons idiots qui défilent à la télévision pendant la matinée. Mais le téléphone sonna. C’était Oban. Il me dit qu’il souhaitait me parler.

« Me parler ? C’est ce que vous êtes en train de faire, dis-je.

— Je veux dire vous parler en tête à tête.

— Quand ?

— Pourriez-vous venir à dix heures ? »

Je regardai ma montre.

« Je pense que oui. À condition d’annuler une réunion, mentis-je.

— Parfait.

— Y a-t-il du nouveau ?

— Pas à ma connaissance.

— Alors, pourquoi voulez-vous me voir ?

— Je vous l’expliquerai tout à l’heure. »

Pendant tout le trajet, je ne cessai de m’interroger. J’élaborai dans ma tête plusieurs scénarios, encourageants ou décourageants, mais plus souvent décourageants. Toutefois, je n’avais rien imaginé d’aussi accablant que ce que je découvris quand j’entrai dans le bureau d’Oban à dix heures précises. Oban était assis derrière son bureau, sans rien faire de particulier mais visiblement dans l’expectative. Je vis aussitôt qu’il n’était pas seul. Une femme, debout, me tournait le dos et regardait par la fenêtre. Elle se retourna à mon entrée. C’était Bella. Ses yeux rencontrèrent un instant les miens, puis se détournèrent. Assise sur la banquette contre le mur : Rosa, de la clinique Welbeck.

« Pourquoi cette réunion au sommet ? » demandai-je.

Oban m’adressa un sourire embarrassé.

« Voulez-vous vous asseoir, Kit ? » dit-il en me désignant la chaise devant son bureau.

Incapable de mettre deux idées bout à bout, j’obtempérai docilement – et le regrettai aussitôt, car la chaise était très basse et m’obligeait à lever les yeux vers tous les présents.

Oban fit un signe à Rosa.

« Docteur Deitch ? »

Rosa se mordit la lèvre. C’était sa façon de me faire comprendre que ce qu’elle s’apprêtait à me dire lui ferait encore plus mal qu’à moi. Elle se pencha en avant et joignit les mains, presque comme une orante.

« Kit, je tiens d’abord à vous dire que je me sens la première coupable dans tout cela.

— Tout quoi ? » demandai-je – sachant que c’était justement la question qu’elle attendait de moi. Je me dis, trop tard, que j’aurais mieux fait de me taire.

« Tout quoi ? répétai-je, d’un ton d’impuissance.

— Notre sentiment, dit Oban, me regardant avec beaucoup de gentillesse – ce qui était pire que tout –, ou plutôt mon sentiment, mais je crois que Rosa le partage, est que nous avons mal agi à votre égard en vous lançant dans cette affaire. Nous l’avons fait sans prendre suffisamment en considération votre, euh… votre degré d’expérience, et…

— Vous vous êtes beaucoup impliquée personnellement, Kit, n’est-ce pas ? intervint Rosa d’une voix douce.

— Initialement, reprit Oban, ce qui vous était demandé relevait de la simple routine : votre opinion de psychiatre sur l’état mental d’un suspect. Nous nous sommes fait un devoir de nous adresser à vous, et vous avez fait un travail admirable. Un travail pour lequel nous vous sommes infiniment reconnaissants. Par la suite – et je reconnais volontiers que l’idée venait entièrement de moi –, je vous ai demandé une collaboration plus active. Le problème, c’est que récemment… Eh bien, certaines rumeurs ont commencé à courir, et…

— Bella ? » dis-je en me tortillant sur ma chaise pour la regarder.

Bella me fixa droit dans les yeux.

« Je n’ai formulé aucune protestation, Kit. Mais après votre départ, j’ai parlé un moment avec Jeremy Burton et sa belle-mère. Et quand l’inspecteur Renborn m’a interrogée, je me suis vue forcée de lui répondre qu’à mes yeux rien ne justifiait votre entrevue avec eux. C’était un peu comme si vous alliez à la pêche, mais je n’ai même pas réussi à comprendre quel genre de poisson vous espériez pêcher. Il s’agit d’une affaire délicate, vous le savez. Elle fait beaucoup de bruit dans l’opinion publique.

— Je sais, dis-je. Je ne cherchais qu’à…

— Je tiens à reprendre à mon compte ce que vient de dire le docteur Deitch, intervint Oban. Je m’en veux beaucoup de vous avoir poussée dans cette situation éprouvante.

— Vous ne voulez plus que je travaille pour vous ? »

Un silence.

« Nous pensons que, pour vous, la tension imposée par un travail de cet ordre était prématurée, dit Rosa. Et que cette affaire en particulier a touché en vous je ne sais quel nerf qui n’était sans doute pas parfaitement sain.

— Que voulez-vous dire ?

— Rosa m’a un peu parlé de vos années d’enfance », dit Oban.

Je fixai Rosa des yeux.

« Kit, je me suis bornée à dire à Daniel que certains éléments de votre histoire personnelle, comme le fait d’avoir perdu votre mère si tôt, pourraient en un sens… » Son visage devenait rapidement très rouge. « … pourraient dans une certaine mesure avoir influencé votre jugement.

— Ah ? » Je restai sans bouger quelques instants, sentant que mes joues étaient brûlantes aussi. Puis je déglutis avec peine. « Il se peut que vous ayez raison, dis-je. Que je me sois trop impliquée sur un plan personnel. Je suis très attentive aux tâches qu’on me confie, et j’ignore quel est le juste degré d’attention. Mais cela ne veut pas dire que j’aie tort. Et je n’ai en aucune façon entravé l’enquête. Je n’ai ennuyé personne en prétendant lui dire ce qu’il avait à faire. Simplement, j’ai suivi d’autres pistes de recherche.

— Écoutez, répliqua Oban froidement, tout cela serait bel et bon s’il s’agissait d’une de vos recherches universitaires. Mais ce n’est pas le cas. Vous parlez comme si nous, la police, pouvions laisser à qui en a envie le loisir de vagabonder sur le terrain d’une enquête criminelle en suivant les voies qui lui semblent intéressantes. Malheureusement, c’est impossible ! Et, je regrette de vous le dire, vous courez bel et bien le risque de faire dérailler cette enquête – au sens où vous exaspérez mes hommes en piétinant leurs plates-bandes. Et, pardonnez ma franchise, il semble que vous le fassiez sans aucune raison. J’entends : sans aucune raison légitime. Je comprends parfaitement que la mort de ces jeunes femmes vous bouleverse – comme nous tous, d’ailleurs. Notre seul désir est d’arrêter leurs assassins. Vous nous avez beaucoup aidés, conclut-il d’un ton plus doux, mais à présent, nous pensons qu’il est temps de passer à une autre étape.

— Puis-je d’abord vous poser une ou deux questions ? Avant de partir, veux-je dire. »

Oban se carra sur son siège.

« Bien sûr.

— Pour commencer, dites-moi, en quelques mots, comment vous définiriez le meurtre de Lianne.

— Meurtre classique d’une victime facile par un psychopathe, répondit-il. Commis par un individu obsédé par une haine et une peur pathologiques des femmes. D’où son acharnement à la larder de coups de couteau.

— Et le meurtre de Philippa Burton ?

— Celui-là est différent du tout au tout. Je ne sais pas par où commencer. Elle a eu le crâne fracassé au moyen d’un objet contondant. Pour le meurtrier, elle constituait une victime à haut risque. Elle a été enlevée en plein jour, dans un lieu fréquenté, alors qu’elle s’y trouvait avec un enfant. Différent type de victime, différente méthode pour tuer, quartier différent, degré de violence différent. Naturellement, vous n’êtes pas d’accord. »

Je me levai. Je devais à tout le moins feindre l’assurance. Je m’approchai de la fenêtre et regardai au-dehors. Derrière le commissariat s’étendait un terrain vague plus ou moins transformé en dépotoir, où je remarquai deux containers à ordures qui débordaient, quelques grandes poubelles en métal, des amas de planches, une bâche recouvrant je ne sais quoi. D’un côté, paraissant surgir du ciment, mes yeux furent attirés par une énorme explosion de buddleias, d’un pourpre flamboyant. Des papillons folâtraient alentour, comme de minuscules fragments de papier de soie jetés dans le vent. C’était joli. Au bout de quelques secondes, je me retournai vers mon peu enthousiaste auditoire.

« Quand j’ai parcouru le dossier de Philippa Burton, quelque chose a éveillé un écho dans ma tête, avançai-je.

— De quoi s’agissait-il, Kit ? » demanda Rosa – au même moment où Oban rétorquait : « Nous ne vous avons pas engagée pour écouter les échos dans votre tête. Il ne se passe pas un jour sans que des médiums nous appellent pour nous parler de Philippa Burton et des échos qu’ils entendent à son sujet. »

Je songeai à mes patients criminels de Market Hill, à ce qu’ils avaient fait, à la manière distordue dont ils considéraient le monde. J’avais appris à leur contact des choses que personne dans cette pièce n’aurait pu comprendre. Au moins avais-je cet atout en main.

« Les meurtriers laissent leur signature derrière eux, dis-je. Toujours, même s’ils essaient de la cacher. Parce que la signature d’un meurtre est un peu comme le sens d’un poème. Il y a le sens que le poète a voulu lui donner, mais il peut aussi y avoir un sens caché, dont le poète n’avait pas conscience. Parfois, un meurtrier croit savoir quelle signature il a laissée, mais sa vraie signature est en réalité autre chose. » Je parlais précipitamment, pressée d’achever mes dernières explications avant qu’ils ne perdissent tout intérêt pour mes propos. « Et ce qui m’a frappée dans le meurtre de Philippa Burton, c’est qu’on l’a retrouvée gisant face contre terre. Comme Lianne. »

Je me tus et regardai Oban. Son expression restait douce, presque apitoyée.

« C’est tout ? dit-il gentiment. Nous en avons déjà parlé, Kit.

— Avez-vous déjà vu une personne récemment assassinée et couchée sur le dos ? demandai-je.

— Oui, je crois bien, dit Oban avec réticence.

— J’en ai vu beaucoup en photo. Leurs yeux sont ouverts, fixes et tournés vers le haut. Dans un portait, les yeux des personnages sont peints de manière à vous suivre tout autour de la pièce où l’œuvre est exposée, comme vous le savez sûrement. Les yeux des cadavres sont tout le contraire. Ils sont d’une horrible fixité, ils se contentent de regarder en l’air. Ils ont quelque chose d’accusateur. On peut imaginer que si l’on vient de tuer une personne, on a envie de la retourner face contre terre, pour qu’elle cesse de vous fixer.

— Peut-être, mais n’allons pas chercher midi à quatorze heures, Kit. Un cadavre est comme une tartine : s’il tombe, il peut heurter le sol de deux façons, du côté du beurre ou du côté du pain. Ce n’est pas un argument.

— Vous vous souvenez des coups de couteau sur le corps de Lianne ? Où étaient-ils ?

— Dans l’abdomen, la poitrine, les épaules.

— Autrement dit sur le devant de son corps. Et pourtant, elle gisait couchée sur le ventre. C’est comme si l’on peignait une aquarelle et qu’on l’accrochait face au mur. »

Je regardai Rosa. Elle semblait mal à l’aise.

« Je trouve un peu pénible, dit-elle, de vous entendre parler des corps de ces malheureuses comme si c’étaient des œuvres d’art.

— Je m’en doute, mais ce sont des œuvres d’art, rétorquai-je. Atroces, malhabiles, sans aucune valeur esthétique, mais des œuvres d’art tout de même, et c’est à nous de savoir les lire. C’est l’essentiel de mon travail à Market Hill, vous le savez. Dans tous les crimes, j’essaie de déchiffrer des symptômes, des schémas. Je recherche leur sens caché. Quant aux blessures elles-mêmes, par quels mots pourrait-on les décrire ?

— Brutales, dit Oban. Frénétiques.

— Ce ne sont pas du tout les mots que j’emploierais. Dépassionnées, peut-être. Précises. Convenables, même. A priori, elles peuvent laisser croire à une frénétique agression sexuelle, sauf que l’on n’y croit pas vraiment, je trouve. » Je vis Oban grimacer de nouveau. « Ce n’est pas seulement parce que Lianne n’a pas été violée, poursuivis-je. Certains psychopathes peuvent se borner à tuer les femmes pour les punir de la menace sexuelle qu’elles représentent. Mais dans ces cas-là, on constate les marques d’une violence effrénée et concentrée sur les seins et les organes sexuels. Or, dans le cas de Lianne, pas du tout. Les coups de couteau ont tous été donnés au-dessus de la ceinture et les seins sont restés totalement indemnes. Cette inhibition paradoxale est très rare chez les assassins psychopathes, et ce type de mutilations, qu’en jargon du métier on appelle “piquérisme”, est encore plus exceptionnel. Pourtant, il faudrait croire que l’auteur de ce travail délicat l’a couchée sur le ventre.

— Ce que vous nous expliquez ne suffit pas, Kit, ronchonna Oban, qui perdait peu à peu patience. En somme, quel lien voyez-vous entre les deux meurtres ? Les deux cadavres gisant sur le ventre ?

— J’ai étudié beaucoup de meurtres comparables à celui de Philippa Burton. Ils étaient tous d’une extrême violence. Qui plus est, dans tous les cas où un enfant était à proximité, il semble que sa présence ait suscité chez le meurtrier une excitation supplémentaire, parce qu’il avait un témoin, voire une seconde victime. Mais dans ce cas précis, le meurtrier ne voulait pas de la présence de l’enfant. Ce que j’ai personnellement ressenti en observant le corps de Philippa Burton, c’était une relative modération. Réfléchissez : vous haïssez férocement les femmes, vous venez d’en tuer une, vous avez dans la main un gros marteau ou je ne sais quoi… Alors, pourquoi ne pas y aller de bon cœur ? »

Oban se pencha en avant et me posa la main sur l’épaule.

« Kit, vous ne nous apportez rien de probant. Vous avez une intuition, c’est d’accord. Et je reconnais que je ne comprends pas tout à cette putain d’histoire. Désolé, mesdames. » Rosa et Bella levèrent les yeux, mais surtout parce qu’on les appelait « mesdames ». « En tout cas, je n’ai aucun argument à opposer à tous ceux qui estiment que vous nous faites perdre notre temps. »

Je me frottai les yeux. J’avais tout dit, et ma tête me semblait vide. Il avait raison. À quoi bon ma petite conférence ? Que pouvait-on en faire, concrètement ? Je ne voulais plus réfléchir, j’avais envie de sortir en rampant. Mais dans un ultime effort, je parvins à faire resurgir un détail qui sommeillait dans un coin de mon cerveau.

« Soit, dis-je d’une petite voix. J’ai terminé. Je ne ferai qu’une dernière remarque. Nous savons maintenant que le cadavre de Lianne a été transporté près du canal à l’arrière d’une voiture.

— Nous n’en avons aucune certitude, objecta Oban, non sans irritation.

— Et le corps de Philippa Burton a été retrouvé tout au bout de Hampstead Heath, à plus de deux kilomètres de l’endroit où on l’a aperçue pour la dernière fois. Donc, selon toute probabilité, elle y a été emmenée en voiture aussi. A-t-on effectué une analyse comparée des fibres textiles et des diverses traces trouvées sur les deux victimes ?

— Non, et vous le savez très bien, répondit Oban, avec une réelle agressivité, cette fois. Pas plus que nous n’avons comparé ces meurtres avec ceux de Jack l’Éventreur, figurez-vous. Nous avons d’autres chats à fouetter !

— C’est ma toute dernière suggestion. Je vous demande qu’on procède à ces comparaisons. Vous voulez bien ?

— Pourquoi faudrait-il que…

— S’il vous plaît », suppliai-je.

J’avais les larmes aux yeux. Et je répétai :

« S’il vous plaît… »