31
Avant de m’approcher de la berge, j’observai Michael Doll quelques instants. Les hommes assis au bord du canal étaient assez nombreux. On était pourtant mercredi matin : n’avaient-ils pas de travail ? Deux ou trois radios étaient allumées, sur des stations différentes et à un volume assez excessif. Les cannes télescopiques des pêcheurs étaient immenses : certaines s’étendaient jusqu’à l’autre côté du canal. Tandis que je regardais la scène, un jeune cycliste apparut sur le chemin de halage et obligea les cannes à se soulever dans un concert de grognements.
Deux petits groupes s’étaient formés, d’hommes accroupis autour de grandes tasses et de bouteilles Thermos contenant des boissons chaudes, mais la plupart des pêcheurs étaient assis seuls, par terre ou sur leurs pliants. On avait cependant le sentiment inexplicable que Michael Doll était encore plus seul que les autres. Il se tenait loin d’eux et à l’écart. Avaient-ils entendu parler des soupçons qui pesaient sur lui ? Son chien était couché à son côté, immobile, bavant abondamment entre ses dents jaunes. Je marchai dans sa direction, évitant les cannes et les boîtes en plastique pleines d’hameçons, de lignes enroulées ou d’asticots. Il ne faisait pas froid, mais Doll était emmitouflé dans une grosse veste à carreaux rouges et noirs, façon bûcheron canadien, complétée par une casquette bleu marine un peu de travers. Il regardait droit devant lui, et en m’approchant j’entendis qu’il fredonnait entre ses dents. Puis, ce fut comme s’il avait senti mon regard sur sa nuque, tel un souffle de vent, et il se retourna. Il me sourit, mais sans manifester aucune surprise de me voir. Il avait même un air de m’attendre impatiemment qui me glaça.
« Salut, Kit ! dit-il. Comment ça va ?
— Bien. » J’enfonçai mes mains dans mes poches et regardai autour de moi. « C’est la première fois que je vous vois pêcher. »
Il eut un petit rire de gorge.
« C’est la belle vie, ici ! dit-il. Y a que des gens sympa. » Il souleva sa canne, mais il n’y avait rien au bout de l’hameçon. « Ils bouffent les vers autour du crochet, les finauds ! » Il rit de nouveau, sourdement, puis attira la ligne vers lui et la saisit adroitement. Lui aussi était assis sur un pliant, et j’aperçus près de son pied gauche une vieille boîte à tabac en fer-blanc, grouillant de vers de terre. Il y fouilla avec ses doigts, jusqu’à ce qu’il en trouvât un qui, apparemment, le satisfaisait.
« Les autres utilisent plutôt des asticots, remarquai-je.
— Les asticots, c’est de l’argent gaspillé, répondit-il. Y a qu’à fouiller la boue. On trouve tous les vers qu’on veut. Et puis, les vers, c’est plus charnu. » Il ferma à demi les paupières pour dérouler le malheureux lombric et l’empaler sur son hameçon. « Vous savez, je trouve ça bizarre, tous ces gens qui font des manifs contre la chasse aux renards ou aux bébés phoques et qui se fichent pas mal des poissons et des vers. Je veux dire : regardez celui-ci. Les gens disent que ça souffre pas, les vers, mais regardez-le ! » Il enfonça la pointe de l’hameçon dans le ver. Un liquide grisâtre gicla. Les vers avaient-ils du sang ? On avait dû me le dire en cours de sciences naturelles quand j’avais treize ou quatorze ans, mais je ne m’en souvenais plus. « Regardez, insista-t-il comme si je ne voyais rien, il se tortille beaucoup plus fort, maintenant ! On dirait vraiment qu’il souffre et qu’il essaie de s’échapper, vous trouvez pas ? Allez, reste tranquille. » C’était au ver qu’il parlait. Loin de s’échapper, il fut transpercé une seconde fois sur le crochet pointu. « Qui peut dire si un ver est pas capable de souffrir comme vous et moi ?
— Alors, pourquoi lui faites-vous subir ça ? »
Doll plongea de nouveau sa ligne dans le canal, et le ver disparut dans l’eau noire. Le flotteur s’agita un peu, puis s’immobilisa.
« Je le fais sans y penser, dit-il.
— Si, vous y pensez. Vous venez justement d’en parler. »
Il fronça les sourcils d’un air concentré.
« Bon, ça me passe par la tête, mais ça me gêne pas, au fond. C’est un ver ! Je vais pas pleurer pour un ver.
— En effet. Vous attrapez beaucoup de poissons ?
— Certains jours, une dizaine. D’autres fois, je reste assis là toute la journée sous la pluie et j’en attrape aucun. C’est comme ça.
— Qu’est-ce que vous en faites ensuite ?
— Je les rejette à l’eau. Sauf que quelquefois l’hameçon est trop enfoncé. On essaie de le décrocher, et tout l’intérieur de la bouche s’arrache, des boyaux, même. Alors, je les cogne un bon coup par terre et je les donne à un chat qui traîne toujours près de chez moi. Il aime bien les poissons. »
J’enfonçai mes mains plus profondément dans mes poches et tâchai de garder une expression d’intérêt poli. J’entendis qu’il marmonnait des choses dans sa barbe, mais, en écoutant plus attentivement, je me rendis compte qu’il s’adressait aux poissons, les poissons invisibles dans l’eau sombre et huileuse, cherchant à les attirer vers son hameçon. « Allez, allez, mes mignons ! disait-il. Je sais que vous êtes là. Venez mordre dans ce gros ver ! » Il souleva de nouveau sa ligne. Aucun poisson n’avait mordu, mais la moitié du ver était mangée. Il éclata d’un gros rire rauque. « Les petits salauds ! dit-il.
— Michael, si je suis venue, c’est pour vous parler de ce qui s’est passé ici l’autre nuit. » Il murmura quelques mots inintelligibles. « Vous ne trouvez pas curieux de vous être trouvé là juste au moment où c’est arrivé ? »
Il se retourna à demi.
« Curieux ? Non, pas tellement. Je suis tout le temps ici, vous savez. C’est mon coin préféré. Alors, s’il veut tuer des femmes dans mon coin préféré, c’est normal que je sois là.
— Je vois, dis-je. C’est votre coin préféré, et vous connaissez bien les environs. Mais avez-vous vu qui c’était ? Est-ce que sa silhouette vous a semblé familière ?
— Non, répondit Doll. Tout ça m’est tombé dessus en deux secondes. Et il faisait nuit noire. J’ai rien vu.
— Comment allez-vous, maintenant ? On ne vous a plus attaqué ?
— Non, non, dit-il en me souriant. C’est oublié. Oublié et pardonné. »
Il fixa son flotteur d’un air presque méfiant. Il ne devait plus rester grand-chose du ver, pensai-je. Je ne me sentais pas prête à supporter l’atrocité d’un deuxième empalement si tôt le matin, et je me disposai à partir.
« Essayez de réfléchir, Michael, dis-je. Si vous vous rappelez quelque chose, le plus petit détail, faites-moi signe au plus vite. Vous pouvez me joindre par l’intermédiaire du commissariat.
— Pas la peine. J’ai votre numéro.
— Bon. Appelez-moi, alors, dis-je, sans beaucoup d’enthousiasme.
— Je sais où vous habitez. Je peux passer vous voir, au cas où.
— Allez plutôt voir la police.
— Regardez, un poisson ! Un con de poisson qui s’est fait prendre ! »
Je vis une petite forme argentée s’agiter au bout de la ligne, et partis en toute hâte avant de m’exposer à voir ses boyaux lui sortir par la bouche.
En rentrant chez moi, je passai devant un bar dont la terrasse ensoleillée me parut des plus avenantes. Je m’assis, commandai un double express et tentai de mettre un peu d’ordre dans le fouillis de mon cerveau.
Quand ma seconde tasse arriva, je téléphonai à Oban. Oui, Bryony avait fait une déposition, et le résultat, c’est qu’il était franchement abattu.
« Comme vous savez, le témoignage de Mickey Doll n’est qu’une vaste couillonnade, pour parler en bon latin. Pas deux phrases qui tiennent debout. Et pour toute description, nous avons l’homme plutôt grand aperçu par Terence Mack et l’homme plutôt petit aperçu par Bryony. Le mieux, ce serait de les inviter à prendre le thé tous les deux pour qu’ils se mettent d’accord.
— Daniel, c’était une bousculade en pleine nuit ! Qu’est-ce que vous espériez ?
— L’idée que ce salaud a réussi à filer me reste en travers de la gorge. Des gens l’ont vu, et nous ne savons toujours rien ! Et vous, qu’est-ce que vous faites ?
— Je suis assise à la terrasse d’un bar et je bois un café.
— J’aimerais bien pouvoir vous rejoindre. À propos, comptez-vous nous rédiger un rapport, ou quelque chose, sur cette agression ? Qu’est-ce que vous en pensez exactement ?
— Je ne sais pas ce que j’en pense. Bryony se demande si ce n’était pas tout bêtement une tentative de vol à la tire qui aurait mal tourné.
— Oui, elle nous a dit la même chose. Qu’est-ce qu’elle a ? Elle n’a pas envie de devenir célèbre ?
— Son idée n’est pas absurde.
— Vous voulez lui confier l’enquête ? Je ne serais pas mécontent d’en être débarrassé. » Je ne pus m’empêcher de rire. « Kit ? Vous êtes toujours là ?
— Oui. Il ne faut pas nous emballer, vous savez. Pas seulement à cause de ce que Bryony pense. C’est troublant, cette agression. Il y a certaines discordances…
— Comment ça, des discordances ? Il y a trop de concordances, plutôt ! Le même endroit au bord du canal, la présence de Doll. Ça me paraît suffisamment convaincant, même pour vous.
— C’est surtout à l’agression que je pensais. Les deux meurtres ont été commis avec une certaine habileté, à leur façon. Alors que, cette fois, l’homme s’est montré franchement maladroit.
— À d’autres ! Les tueurs vont toujours plus loin, ils prennent chaque fois plus de risques. Ils en ont besoin pour entretenir leur excitation. Si les deux témoins n’avaient pas été une poule mouillée et un cinglé, nous l’aurions attrapé. Et pour ce qui est du cinglé…
— Je ne sais pas, Daniel. Je viens justement d’avoir une conversation avec Doll, près du canal.
— Je sais ce que vous allez me dire. Il est trop gentil pour être coupable.
— Au contraire. Si Doll était le tueur, les meurtres auraient été beaucoup plus atroces. Je suis bien placée pour le savoir. Il y a moins d’une heure, je l’ai vu embrocher un ver sur un hameçon.
— C’est là-dessus que vous fondez votre opinion ?
— En partie.
— Alors, je ne vous présenterai pas mon fils de treize ans. Vous devriez voir ce qu’il fait aux scarabées avec sa loupe. »
Ma tasse était vide, mais j’avais déjà bu trop de café. Mon cerveau était de nouveau en surrégime. Le soleil s’était caché, et il faisait très froid, tout à coup.
« Que comptez-vous faire maintenant ? » demandai-je.
Suivit un silence de plusieurs secondes, et je crus que nous avions été coupés.
« J’ai l’affreuse impression que tout ce que nous faisons se borne à attendre qu’il fasse une encore plus grosse bourde. Tellement grosse qu’il se fera forcément prendre. Entre-temps, nous allons essayer les médias. J’ai parlé de l’agression à un groupe de journalistes. J’ai aussi tâché de persuader Mrs Teale d’accepter une interview à la télévision, mais l’idée ne lui plaît pas du tout. Peut-être pourriez-vous revenir à la charge.
— Si vous voulez.
— D’autres idées ? Que comptez-vous faire de votre côté ? »
Ce fut mon tour de rester silencieuse. Que comptais-je faire ? La question était ouverte.
« J’essaie de reconsidérer l’affaire dans son ensemble, une fois de plus. J’ai encore le sentiment que quelque chose nous échappe.
— Vous essayez de trouver des liens entre toutes les victimes ?
— Je ne sais pas. Probablement.
— Écoutez, Kit, dit Oban, avec une pointe d’agacement dans la voix, des liens, nous en avons déjà ! C’est vous-même qui avez découvert le principal. Pourquoi vous obstiner à en chercher d’autres ?
— Je ne sais pas, répétai-je, me sentant soudain vidée de toute énergie. Peut-être que je tâtonne dans l’obscurité.
— Puisque c’est vous qui le dites ! répliqua Oban. Quand vous aurez trouvé l’interrupteur, faites-le-moi savoir. »
La communication fut coupée pour de bon.
Je me rendis à la clinique et eus une journée chargée. Je répondis à du courrier, présidai une réunion de synthèse sur le cas d’un préadolescent qui avait mis le feu à la maison de ses parents nourriciers, assistai à deux entretiens d’embauche où deux candidats consternants se disputèrent un poste. Je ne ménageai pas mes commentaires pénétrés, discutai, argumentai, mais jusqu’au soir j’eus l’esprit ailleurs. Je ne rentrai qu’à huit heures et trouvai un petit mot sur la table. « Je suis sortie pour la soirée et je rentrerai très tard. Ne m’attends pas. Le cinglé a appelé, mais pas de message. Je t’embrasse. J. » Se pouvait-il que Doll se fût rappelé quelque chose ?
Je pris un long bain et m’endormis même quelques instants. Je savais qu’on pouvait s’endormir au volant et avoir un accident mortel. Pouvait-on s’endormir dans son bain et se noyer ? Je préférai ne pas prendre le risque. Je sortis de l’eau et enfilai ma robe de chambre. Puis je décrochai le téléphone et appelai Will. Pas de réponse. J’ouvris le réfrigérateur et y trouvai un bol de riz, que je mangeai debout. Il aurait été meilleur réchauffé, avec de l’huile d’olive et du parmesan, mais la paresse l’emporta. Je complétai mon dîner improvisé avec une tomate et deux cornichons. Une bouteille de vin blanc était au frais, et je m’en servis un verre.
J’allumai la radio, et, sans grande surprise, reconnus la voix de Sebastian Weller, qui parlait évidemment de Lianne et de Philippa. Vraiment, c’était un pro : les mots coulaient de sa bouche avec une nonchalante fluidité, sans silences ni hésitations, hormis quelques brèves pauses qu’il se ménageait pour donner à son discours une spontanéité plus affirmée.
« Il est indéniable que ces meurtres touchent une corde très sensible et très intime chez les femmes qui habitent les quartiers concernés, disait-il d’un ton de chaleureuse sollicitude. Tellement intime que, malheureusement, j’ai souvent le sentiment que les hommes ne comprennent pas très bien ce qu’elles éprouvent.
— Excepté toi, naturellement », marmonnai-je – et aussitôt, j’eus honte de mes mauvaises pensées.
« Les hommes ne savent pas ce que cela représente pour une femme de marcher seule dans une rue sombre, d’emprunter un passage souterrain désert et d’entendre des pas qui s’approchent, d’être couchée la nuit et d’écouter des bruits étranges venant du dehors. Toutes les femmes, qu’elles soient d’une nature audacieuse ou craintive, ont au fond d’elles-mêmes cette sorte de caverne secrète où se cachent leurs peurs essentielles. Ces peurs contre lesquelles aucune n’est protégée, du moins je le crois. J’ai coutume d’appeler cela… » Une pause parfaitement dosée. « J’ai coutume d’appeler cela leur chambre écarlate.
— Oh, le salaud ! criai-je malgré moi.
— Une chambre écarlate où tout ce qui les effraie… »
Le téléphone sonna. J’enfonçai d’un index rageur le bouton OFF de la radio.
« C’est moi.
— Qui ?
— Mike. »
Il me fallut un instant pour associer ce diminutif à la personne de Michael Doll. Apparemment, « Mickey » n’était plus à son goût.
« Bonsoir.
— Bonsoir, Kit. Qu’est-ce que vous faites à cette heure ? »
Je sentis monter une légère vague de nausée. Allait-il me demander si j’étais nue ou habillée, tant qu’il y était ? Je resserrai ma robe de chambre autour de moi.
« Pourquoi me téléphonez-vous, Michael ? Vous vous êtes souvenu de quelque chose ?
— Non, j’appelais comme ça, répondit-il. Vous êtes passée me voir ce matin, près du canal. Moi, j’ai eu envie de vous appeler. » Un silence. « Ça m’a fait plaisir de vous voir, vous savez ?
— Excusez-moi, Michael, mais il faut que je vous laisse, dis-je.
— C’est pas grave. Vous voulez pas me dire ce que vous faites ?
— Bonne nuit.
— Dormez bien ! » dit-il.
Je dormis donc très mal. Après ce coup de fil, je ne trouvai pas le sommeil avant plusieurs heures et me réveillai avec l’impression de n’avoir pas dormi du tout. J’avais la bouche si sèche que ma langue semblait collée à mon palais. L’effet classique de l’alcool ? Non, je n’avais presque rien bu. Il était huit heures et demie quand j’entrai dans la cuisine, pour y découvrir Julie assise devant son café et feuilletant un journal. D’autres journaux étaient éparpillés sur la table. On se serait cru un dimanche matin, le jour des suppléments en tout genre, mais nous étions jeudi. Je l’avais entendue se coucher quatre heures après moi, mais elle avait l’air d’une publicité pour une de ces crèmes censées entretenir la fraîcheur et la jeunesse de la peau.
« Qu’est-ce que tu lis ? demandai-je.
— Je suis sortie acheter un journal, et comme ils parlaient tous de tes crimes, j’en ai pris plusieurs.
— Ce ne sont pas vraiment “mes” crimes.
— C’est hallucinant. Il y a une femme qui prétend pouvoir identifier l’assassin avec des cristaux de roche. Un astrologue qui affirme que toute cette histoire est due à l’influence de la lune. Un article d’un ethnopsychiatre qui parle de sacrifices humains. Et un portrait-robot. » Elle me tendit le journal. « Je sais que ce dessin me rappelle quelqu’un, mais pas moyen de me rappeler qui. Ça m’énerve !
— Buster Keaton, dis-je.
— Mais oui, c’est lui ! Seulement, il est mort, non ?
— Je crois. Qui plus est, c’est la tête qu’il avait vers 1925. »
C’était donc ce qu’ils avaient tiré des descriptions fournies par Terence et Bryony. Mon Dieu, ils devaient être au bout du rouleau.
« On ne parle de toi nulle part », dit Julie d’un ton légèrement désappointé. Peut-être me soupçonnait-elle d’avoir tout inventé, de n’être pas vraiment impliquée dans l’enquête, ou à un niveau complètement insignifiant. Pour préparer le thé de ces messieurs du commissariat, ou quelque chose de ce genre.
« Tu veux lire ?
— Non, merci. »
Je bus une tasse de café et m’habillai rapidement. Il fallait que je m’occupe. Si je faisais une pause, pensais à autre chose, peut-être redeviendrais-je capable de réfléchir normalement, sans chercher partout des modèles de comportement criminel, tenter d’interpréter les formes des nuages.
« Il faut que je te parle, dit Julie au moment où je sortais en trombe.
— Tout à l’heure », criai-je par-dessus mon épaule en dévalant l’escalier.
À l’instant où je mis le pied sur le perron, je sentis une présence tout près de moi, comme on sent une odeur. Je tournai la tête.
« Salut, Kit ! »
C’était Doll, avec son chien. Il portait la même veste de bûcheron canadien que la veille et la même casquette, mais aussi un long foulard, attaché autour de son cou par deux nœuds férocement serrés. Comment pourrait-il jamais les défaire ? Et surtout, depuis combien de temps m’attendait-il ?
« Michael, dis-je. Qu’est-ce qui se passe ?
— Il faut que je vous parle.
— Vous avez du nouveau sur les meurtres ?
— Il faut que je vous parle. C’est tout.
— Je suis pressée.
— Pas moi. »
L’incongruité, l’étrangeté de cette réponse m’arrêtèrent tout net.
« On m’attend », dis-je plus faiblement.
Je commençai à marcher vers ma voiture, mais il me suivit.
« J’ai eu envie de venir, dit-il. Je voulais vous voir.
— Que vouliez-vous me dire ?
— Vous comprenez, non ? J’ai besoin de vous parler. De certains trucs. »
Je m’arrêtai de nouveau.
« À propos des meurtres ? »
Il secoua la tête, trop vigoureusement. Il devait se faire mal, pensai-je.
« Des trucs. Vous devez comprendre. »
J’essayai de réfléchir posément. Que souhaitais-je, en vérité ? De toute évidence, qu’il partît tout de suite, et qu’ensuite je ne le revisse plus jamais. Oui, mais s’il avait quelque chose d’important à me dire ?
« Michael, je travaille sur cette affaire de meurtres. Vous le savez. Si vous avez quelque chose à m’apprendre sur ce sujet, je suis prête à vous écouter. Mais s’il s’agit d’autre chose, je n’ai pas le temps.
— Pourquoi ?
— Parce que j’ai beaucoup à faire.
— C’est tout ce qui vous intéresse, pas vrai ? Vous vous intéressez à moi seulement parce que vous pensez que je pourrais vous dire des choses sur ces meurtres. Vous êtes comme tous les autres.
— Quels autres ?
— Je viendrai vous parler plus tard, dit-il, le visage très rouge à présent. Je viendrai vous parler plus tard, mais quand j’en aurai envie. Je vous surveille, Kit ! Mais je m’en vais. Moi aussi, j’ai à faire. Y a pas que vous. »
Sur ces mots, il s’éloigna, marmonnant tout seul, la démarche trébuchante. Un jeune homme qui venait dans sa direction changea de trottoir.