20
Le lendemain, je disposais d’un après-midi libre après mon travail à la clinique. En guise de déjeuner, je m’achetai chez le traiteur un croissant fourré au fromage et aux épinards que je réchauffai dans le four, puis je mangeai un plein bol de framboises, très grosses, violacées, froides d’être restées dans le réfrigérateur, délicieusement sucrées avec un léger arrière-goût de fermentation. Je les dégustai lentement, une à la fois, jouissant de cette oasis de temps vide. Le jus des framboises me tachait les doigts. Dehors, le soleil brillait après la grosse averse de la nuit, et les feuilles lavées par la pluie luisaient sur les arbres comme si on les avait astiquées. J’essayai de réfléchir. Je pensai à Lianne et à Philippa, laissant leurs visages envahir mon esprit. Je savais quelle était l’apparence de Philippa vivante, grâce à toutes les photos qui m’avaient montré son fin visage sous son casque soyeux de cheveux blonds, son corps élancé, harmonieux, dont la moindre partie semblait délicatement moulée, lissée, presque chamoisée. De Lianne, je ne connaissais que l’aspect de son cadavre, avec ses ongles rongés et ses cheveux mal soignés. Je n’avais vu ni la couleur de ses yeux ni le dessin de son sourire. J’avais besoin d’en savoir davantage sur ces deux jeunes femmes, car même la violence la plus aveugle obéit à certaines raisons. Et je préférais commencer par Lianne, parce qu’elle était morte la première, et parce qu’elle semblait n’avoir laissé aucune trace dans le monde des vivants.
J’avalai ma dernière framboise et rinçai le bol dans l’évier. La police ne pouvait guère m’aider. Elle ignorait qui était Lianne, d’où elle venait, elle n’avait retrouvé personne qui l’eût connue. Elle ne pouvait rien m’apprendre, hormis ce que je savais déjà : Lianne était une errante, une fille sans feu ni lieu, insignifiante parmi les milliers de vagabonds fantomatiques qui marchent à la dérive dans les rues des grandes villes. Des vagabonds comme Lianne, la police en rencontrait sans cesse. Parce qu’ils se droguaient, volaient, se prostituaient. « Ce sont des victimes qui décident un jour de devenir des criminels », avait dit Furth – et j’avais ouvert la bouche pour lui répondre quelques mots bien sentis, mais j’y avais renoncé. De nouveau, nous étions des adversaires qui faisaient semblant d’être alliés.
Je ne savais que faire de plus ; aussi me tournai-je une fois encore vers Will Pavic. Je dus prendre sur moi pour lui téléphoner. À chacune de nos rencontres, je m’étais montrée en situation d’humiliante faiblesse, et la dernière avait été la pire. J’inspirai profondément et composai son numéro. Une voix féminine me répondit qu’il n’était pas là, mais devait rentrer d’un moment à l’autre. Je lui laissai mon nom et mon numéro, presque soulagée. Puis j’attendis, m’affairant dans l’appartement, regardant par la fenêtre, feuilletant des magazines et les refermant au bout d’un instant, pour ne pas me dire que j’attendais.
Le téléphone sonna moins d’une demi-heure plus tard. Je ne décrochai qu’à la troisième sonnerie, ne voulant pas qu’il m’imaginât assise à côté de l’appareil.
« Ici Will Pavic.
— Je suis désolée de vous déranger de nouveau », dis-je. Puis je marquai une pause, qu’il laissa se prolonger. « J’ai besoin de votre aide.
— J’avais compris, dit-il sèchement.
— J’ai besoin de parler à des gens qui ont connu Lianne. Uniquement pour avoir quelques jalons.
— Kit…
— Je vous en prie.
— Bon. D’accord.
— Mon Dieu, c’était plus facile que je n’aurais cru ! » Mais il ne rit pas. Peut-être avait-il oublié comment on s’y prenait pour rire. « Je vous retrouve à votre centre ?
— Attendez. Seriez-vous libre vers… Disons six heures ?
— Oui.
— Retrouvez-moi à la laverie de voitures de Sheffield Street. C’est la deuxième à droite quand on passe devant le centre.
— Une laverie de voitures ?
— Oui. C’est très grand. Vous ne pouvez pas la manquer. À tout à l’heure.
— À propos de l’autre jour… », commençai-je – mais il avait déjà raccroché.
Je me replongeai dans mes notes, puis appelai la clinique pour savoir s’il y avait des messages urgents. Après quoi, je me rendis chez le coiffeur du coin de la rue, qui depuis peu s’était rebaptisé Salon parisien et avait été repeint en blanc et argent, éclairé par de durs faisceaux de lumière crue. Un jeune homme à la tête rasée, vêtu d’une sorte de sarouel noir et d’un tee-shirt, noir aussi et moulant ses pectoraux, me ligota dans une sorte de camisole en Nylon blanc et me fit asseoir devant un grand miroir impitoyable. Il se plaça derrière moi, saisit mon crâne entre ses mains expérimentées et me demanda ce que je voulais.
« Une coupe », répondis-je.
Il souleva deux, trois mèches de mes cheveux châtains et m’examina dans le miroir pendant quelques secondes.
« Des mèches moins régulières, peut-être ? Un peu déstructurées ?
— Une coupe, c’est tout.
— Un balayage ? Un petit reflet cuivré ? C’est très tendance en ce moment.
— La prochaine fois, peut-être.
— Vous avez de beaux cheveux, pourtant », dit-il d’un ton mélancolique, en les faisant glisser doucement entre ses doigts avant de me poser une serviette autour des épaules et de me conduire vers un lavabo. Je m’assis sur un siège incliné, et une fille minuscule, dont les cheveux semblaient taillés au sécateur, fit couler de l’eau tiède sur ma tête et me massa le cuir chevelu avec un shampooing qui sentait la noix de coco. C’était une sensation délicieuse, et je fermai les yeux pour oublier la sadique lumière. Puis le jeune homme revint s’activer derrière moi, avec des ciseaux aux longues lames menaçantes et une forêt de pinces qu’il tirait de sa ceinture pour séparer chaque mèche. Ses ciseaux coupèrent de longues touffes avec un bruit sec et crissant, qui tombèrent mollement sur le sol. Quand quelques fragments me picotaient le visage, il se penchait et soufflait légèrement sur mes joues.
En sortant, je me sentais beaucoup mieux. Mes cheveux se balançaient quand je secouais la tête, comme dans une de ces publicités pour des démêlants miracles. Je rentrai chez moi au petit trot, pris une douche rapide, puis enfilai mon jean blanc, une chemisette couleur de biscuit, des chaussures plates et ma vieille veste en daim. Je me sentais propre, fraîche, l’esprit alerte.
La laverie de voitures se trouvait dans une rangée d’entrepôts délabrés, à deux pas du canal. J’y arrivai juste avant six heures, mais en approchant je vis que Will m’attendait déjà sur le trottoir. Je me garai et il monta à côté de moi. Près de nous, une longue berline ralentit, tourna et entra dans le grand bâtiment.
« Où est votre voiture ?
— Au lavage, bien sûr.
— C’est pour ça que vous m’avez donné rendez-vous ici ? Parce que votre voiture avait besoin d’être lavée ?
— Lianne a travaillé dans cet endroit pendant quelques semaines au début de l’année. J’ai pensé que vous pourriez commencer par là. Même si je ne sais pas s’il reste beaucoup de gens qui ont travaillé avec elle. Le personnel est assez fluctuant.
— Ici ? Elle lavait des voitures ?
— Non, le lavage proprement dit est réservé aux hommes. Elle tenait une des caisses et distribuait les reçus. La patronne a passé quelque temps à l’hôpital pour se faire poser une prothèse de la hanche. C’est une amie à moi. » Tandis qu’il parlait, une femme s’avança vers nous. Elle était énorme, avec des poils sur le menton et des cheveux clairsemés. Will ouvrit la portière, et elle se courba avec difficulté. « Diana, je vous présente Kit. Kit, voici Diana. »
Je me penchai au-dessus de Will et lui tendis la main. Sa poigne était ferme et franche, ses yeux intelligents.
« Si j’ai bien compris, vous vous intéressez à Lianne ? »
Elle avait un drôle d’accent et prononçait le e à la fin du prénom. Je me demandai de quelle région elle venait.
« Oui. C’est gentil à vous de bien vouloir m’aider.
— Vous entrez ? Je suis à vous dans quelques minutes.
— Avant tout, ma voiture a un sérieux besoin d’être lavée, vous ne croyez pas ? »
Elle me sourit.
« Quel lavage ? »
Je lus sur le grand panneau à l’entrée les différents types de lavage proposés.
— Le supérieur. »
Pour la première fois, Will me regarda avec une lueur d’approbation dans le regard.
« Ça fera douze livres cinquante. »
Je lui tendis l’argent, qu’elle glissa avec dextérité dans une poche de sa jupe. Puis elle se redressa et me fit signe d’entrer par l’immense double porte.
« Fermez vos vitres.
— Nous sommes censés rester à l’intérieur ? demandai-je à Will.
— Apparemment. »
Je franchis les portes et me retrouvai immédiatement dans un autre monde, sombre, aquatique, bourdonnant d’activité. De toutes les directions, de puissants jets d’eau vinrent frapper la carrosserie et une demi-douzaine d’hommes, portant bottes et gants de caoutchouc, se rassemblèrent autour de la voiture, qu’ils s’employèrent à frotter et récurer avec des brosses aux longs crins souples. Je les observai par les vitres savonneuses. Celui qui était penché sur mon capot portait une longue moustache tombante à la gauloise, et je remarquai des plis de lassitude et de tristesse sur son visage aux bajoues molles et aux pommettes saillantes de Slave. Du côté de Will s’activait un garçon qui devait avoir dans les dix-sept ans. Il était très basané, grand, mince, d’une beauté saisissante avec ses longs yeux de faon. Un physique de cinéma. Il y avait aussi un homme plus âgé, chinois peut-être, qui nettoyait mes fenêtres avec la dernière énergie. Il vit que je le regardais et me sourit à travers l’eau qui tombait en rideau entre nous.
« Qu’est-ce que c’est que cet endroit ?
— Une entreprise où on lave les voitures.
— Merci, répliquai-je ironiquement. Mais d’où viennent tous ces gens ? »
Il me jeta un regard de côté.
« La plupart sont des réfugiés. Ils travaillent ici quelque temps, personne ne leur pose de questions. Ils sont payés de la main à la main, en liquide.
— Des réfugiés, et des gens comme Lianne.
— Il m’arrive de leur envoyer certains de mes pensionnaires. C’est un travail sans danger, et le salaire n’est pas trop dérisoire. Ils ne sont plus dans la rue et ils gagnent un peu d’argent, jusqu’à ce qu’ils trouvent autre chose, avec un peu de chance. »
Un homme en ciré jaune me fit signe d’avancer. Je roulai lentement jusqu’à une autre série de jets : de l’eau propre pour rincer le détergent. D’autres hommes s’approchèrent, avec des chiffons et des peaux de chamois. Derrière nous, une voiture se mit en position.
« C’est inouï ! »
Will prit un air satisfait, comme s’il avait organisé tout ce déploiement pour mon seul bénéfice.
« Je suis vraiment désolée, pour Doll, dis-je enfin.
— Pourquoi ?
— Je suis désolée de vous avoir appelé au secours de cette façon. Après tout, nous nous connaissons à peine. Mais je ne voyais pas d’autre solution.
— Pourquoi n’avez-vous pas appelé la police ?
— Je ne voulais pas lui causer d’ennuis. Et pour être honnête, j’étais moi-même dans une position délicate par rapport à la police. C’est une longue histoire. Trop longue. »
Il hocha la tête, comme s’il n’éprouvait aucune curiosité.
« Vous avez bien fait de m’appeler.
— Vous pensez qu’il est dangereux ?
— Je ne sais pas. Il est… » Il hésita quelques secondes. « Il est démoli, dit-il. Rongé de détresse. »
De nouveau, on me fit signe d’avancer, cette fois vers une sorte de baie.
« Nous descendons, maintenant, dit Will. Ils vont nettoyer l’intérieur. » Un silence. « Il va revenir, vous savez ?
— Doll ?
— Oui. Il a le béguin pour vous. Il croit que vous êtes la seule à le comprendre.
— Oh… » Je ne savais que dire.
« Et il vous trouve très belle », ajouta-t-il, comme si cette idée était plutôt cocasse.
Je descendis de la voiture et attendis que Will en fît autant. Instantanément, un nouveau petit bataillon de quatre hommes y monta ; deux portaient un chiffon et un seau, le troisième un pinceau pour dépoussiérer toutes les fentes et les recoins, le dernier un aspirateur pour surfaces industrielles. Diana apparut avec deux tasses de café.
« Voici Gonzalo, dit-elle en désignant du geste le petit homme qui la suivait. Il a connu Lianne au temps où elle travaillait ici. »
Gonzalo avait de longs cheveux flottants, noirs comme du jais, une peau olivâtre et un doux sourire très timide. Sa main était souple et presque molle dans la mienne.
« Bonjour », dis-je. Il baissa la tête. Il portait un tee-shirt rose à l’effigie de Bart Simpson.
« Donc, vous connaissiez Lianne ?
— Lianne. Oui. Lianne.
— Vous étiez son ami ?
— Ami ? » Il avait un accent hispanique très prononcé, et je n’étais pas sûre qu’il comprît un traître mot de ce que je lui disais.
« Étiez-vous un ami de Lianne ? répétai-je très lentement. De quel pays venez-vous, Gonzalo ? »
Son visage s’éclaira. Il se frappa fièrement la poitrine.
« Colombie. Mon pays. Très beau !
— Je ne parle pas l’espagnol, malheureusement. » Je me tournai vers Will. « Vous le parlez ?
— Non. Mais j’imagine que Lianne ne le parlait pas non plus. Dites-nous, Gonzalo, est-ce que Lianne était heureuse ?
— Heureuse ? » Il secoua vigoureusement la tête. « Non. Pas heureuse.
— Triste ?
— Triste, oui. Et aussi… ça. » Il mit sa main devant sa bouche et écarquilla théâtralement les yeux.
« Elle avait peur ? demandai-je.
— Elle était en colère ? suggéra Will.
— Perdue, plutôt », dit Diana. Elle me fourra une tasse de café dans les mains, et j’en bus une gorgée. Il était tiède et trop amer. « On le voit dans leurs yeux, quand ils ne savent plus que faire. Il y en a, des gens perdus. Quand on les regarde, on sent qu’ils ne sont plus vraiment avec vous. On en voit beaucoup, ici. » De son lourd menton poilu, elle désigna les hommes qui s’affairaient comme un essaim d’abeilles autour de ma voiture.
« Et vous l’avez vu dans les yeux de Lianne ? »
Elle haussa les épaules.
« Je l’ai à peine connue. À l’époque où elle travaillait chez nous, j’ai passé beaucoup de temps à l’hôpital. Mais elle m’a semblé un peu renfermée. Elle ne frayait pas volontiers avec les autres. Vous n’êtes pas de mon avis ? » Elle s’était tournée vers Will.
« Peut-être », dit-il prudemment.
Jamais de ma vie je n’avais rencontré un être aussi réticent à dévoiler le fond de sa pensée.
« Que voulez-vous, on ne peut pas lui en vouloir, pas vrai ? Mais elle était honnête, ça, je vous le garantis. Pour autant que je sache, elle n’a jamais volé un seul penny dans la caisse. »
Je les regardai tous les deux, la grosse femme et le bel homme au visage chagrin. Gonzalo se balançait d’un pied sur l’autre.
« Merci beaucoup, lui dis-je. Et bonne chance. »
Il m’offrit son doux sourire timide et s’éloigna silencieusement. À l’intérieur comme à l’extérieur, ma voiture était éblouissante de propreté. L’homme à la moustache de Gaulois en faisait une dernière fois le tour.
« Merci, dis-je à Diana. Je vous suis très reconnaissante. »
Elle haussa les épaules.
« Puisque vous êtes une amie de Will… »
De cela, je n’étais pas si sûre. Je le regardai.
« Vous permettez que je vous offre un verre ? »
Il parut légèrement décontenancé.
« D’accord, dit-il, comme s’il n’avait pas pu trouver d’excuse à temps. Vous me suivez ? Je connais un bistrot assez plaisant près d’ici. »
Je laissai tomber quelques pièces dans la boîte aux pourboires, puis nous roulâmes l’un derrière l’autre dans nos voitures rutilantes, parcourant de petites rues longeant les entrepôts désaffectés. Je n’étais jamais venue par ici. C’était un Londres que j’ignorais.
Nous nous arrêtâmes devant un pub au bord du canal. Du dehors, il semblait plutôt sinistre et délabré, mais à l’arrière un ponton en bois était installé au-dessus de l’eau, où nous nous assîmes avec nos jus de tomate. Le ciel avait pris une étrange couleur de sanguine, de légers soupirs de vent faisaient frémir la surface de l’eau huileuse, et quelques grosses gouttes tombaient de loin en loin.
« Ça vous plaît ? demanda Will rêveusement.
— Quoi ? Mon jus de tomate ?
— Le canal.
— Hmmm… Un peu sale, je trouve. »
Il trempa ses lèvres dans son verre.
« Il sera bientôt nettoyé. On vous a parlé du grand projet immobilier ? »
Je regardai l’eau noire. Au-delà, sur l’autre berge, se dressait un entrepôt au toit effondré, dont toutes les fenêtres étaient cassées. Je distinguai à l’intérieur des piles de vieilles machines déglinguées et rouillées. Partout alentour, j’apercevais des décombres, des amoncellements d’étranges détritus dont je préférais ne rien savoir.
« Qui voudrait lancer un projet immobilier par ici ?
— Vous plaisantez ? Une bonne centaine d’hectares de friche industrielle qui tombera comme un jeu de cartes, à vingt minutes du cœur de Londres ? Dans deux ans, tout ce coin ne sera plus que bars à vin, clubs de remise en forme et résidences avec garage souterrain et jardiniers.
— Ce sera mieux ? »
Il finit son verre.
« Ce sera décent, dit-il d’une voix sourde.
— Dans votre bouche, on croirait un mot obscène. Ça ne rendra pas service à vos jeunes protégés ? Il y aura des emplois pour eux.
— Je doute qu’ils seront les bienvenus, pour la plupart. On les éjectera vers un autre quartier, où les problèmes qu’ils posent retomberont sur d’autres. » Je frissonnai, et il me regarda.
« Vous avez froid ? »
Je secouai la tête.
« Non. Mais c’est comme si j’avais senti la mort passer. »
Pourtant, il ôta sa veste et la posa sur mes épaules. Un instant, je fus surprise du frémissement qui me parcourut quand je sentis ses mains me toucher. Il y avait si longtemps que personne ne m’avait touchée.