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« C’est joli ici, dis-je en regardant par la fenêtre de la voiture.
— Mmm… Sale quartier », maugréa Oban avec dédain.
Il m’avait dit au téléphone que Bryony Teale souhaitait me parler. À moi en particulier. Une oreille féminine, indulgente et compréhensive, avait-il précisé. Dans la bouche d’Oban, cela ne sonnait pas comme un compliment. J’avais marché jusqu’à sa rue, et, alors que je m’avançais vers la maison, j’avais vu la vitre d’une voiture se baisser et un bras en sortir, me faisant signe d’approcher. Oban s’était penché, m’avait ouvert la portière et invitée à m’asseoir à côté de lui sur la banquette arrière. Même par ce temps gris, converser dehors aurait été plus agréable, mais de toute évidence Oban se sentait plus à l’aise dans la voiture. Peut-être la voyait-il comme un bureau itinérant.
La maison faisait partie d’un alignement qui formait un délicat crescent{4}, moins en forme de C que de parenthèse. Chaque demeure était haute et étroite, datant de la fin de l’époque victorienne. Certaines étaient délabrées, une ou deux étaient même condamnées, mais plusieurs autres portaient des signes distinctifs d’embourgeoisement tout neuf : portes d’entrée à la peinture brillante où luisaient des poignées et des heurtoirs en cuivre, briques fraîchement décapées, volets en métal aux fenêtres du rez-de-chaussée. Oban me désigna du doigt l’extrémité de la rue.
« Il y a dix ans, j’ai vu une montagne de fleurs déposées là-bas.
— Pourquoi ?
— Deux garçons marchaient en direction de Euston Road. Ils sont tombés sur un groupe de jeunes brutes d’une autre bande, qui les ont pris en chasse et en ont coincé un contre cette grille que vous voyez. Ils l’ont passé à tabac, et quand il n’a plus bougé, quelqu’un du groupe lui a planté un couteau dans le ventre. » Il regarda la maison. « Je ne comprends pas comment des gens comme eux peuvent avoir envie de s’installer dans le coin.
— D’après ce que j’ai entendu, ils essaient d’améliorer le quartier, de montrer qu’ils font confiance aux gens qui l’habitent. »
Oban grimaça.
« Je vois, dit-il. Et voilà comment ils sont récompensés. Ces gens-là sont tellement naïfs ! Je connais le genre. Cette femme qui se balade au bord du canal comme si c’était un chemin de campagne. Non que j’aie une passion pour les chemins de campagne, mais reconnaissez qu’il faut être complètement idiote ! Avez-vous entendu parler de cette autre femme qui séjournait dans un hôtel pas très loin d’ici, il y a quelques années ?
— Je ne sais pas. J’entends des récits sur beaucoup de femmes.
— Celle-là était restée sur la route. Mais une bande de loubards lui est tombée dessus et l’a traînée jusque sur la berge. Viol collectif. Ensuite, ils lui ont demandé si elle savait nager. Comme elle n’était pas bête, elle a prétendu que non. Alors, ils l’ont jetée à l’eau et elle a nagé jusqu’à l’autre berge. C’est comme ça qu’elle s’en est sortie vivante.
— Et que faudrait-il faire, à votre avis ? demandai-je. Rester chez soi en fermant la porte à clef et se planter devant la télé ?
— Ce serait plus sûr.
— Une meilleure solution serait que tout le monde se promène près du canal.
— Qui aurait envie de se balader le long d’un canal puant ? »
J’en avais assez entendu.
« Si nous entrions pour parler à Bryony ? »
Oban resta pensif un moment.
« Ce serait peut-être mieux si vous y alliez toute seule, dit-il. Au moins la première fois.
— Vous savez, je ne suis pas sûre qu’elle me dira encore grand-chose cette fois-ci. Elle était assez mal en point la nuit dernière.
— Faites ce que vous pourrez. Rapportez-nous quelque chose, n’importe quoi. » La voix d’Oban se transforma en marmonnement indistinct.
« Vous dites ? »
Nouveau murmure inintelligible.
« C’est ce cinglé de Doll, articula-t-il à la fin. Il est mêlé à toute cette histoire. Je ne sais pas de quelle façon, mais il l’est.
— Vous avez dit qu’il n’était qu’un témoin.
— Témoin, mon cul ! » dit Oban, le visage rouge vif à présent. Le chauffeur assis au volant se retourna et me lança un coup d’œil gêné. « J’ai bien l’intention de le faire plonger, ce salaud. Questionnez Bryony à son sujet. Demandez-lui ce qu’il fichait là.
— Excusez-moi, répliquai-je, mais à ce que j’ai compris, ce qui rattache cette agression aux deux meurtres, c’est qu’elle a eu lieu à l’endroit du canal où l’on a trouvé le corps de Lianne. Or, Doll y passe les trois quarts de son temps, avec sa canne à pêche et ses asticots. Et Bryony et Terry Mack l’ont dit : il n’a fait que les aider. »
Oban partit d’un rire sarcastique – mi-grondement, mi-quinte de toux.
« Je ne comprends rien à ce qui se passe vraiment, dit-il. Mais Doll colle à cette affaire depuis le début comme une mauvaise odeur. Il y joue un rôle d’une manière ou d’une autre. Je le sais. Et vous le savez aussi. Vous l’avez vu, vous avez vu dans quoi il habite. »
Je frissonnai.
« Je sais. D’accord, je lui poserai la question. J’y vais, maintenant ?
— Oui. Je lui ai envoyé une de nos filles ce matin. Elle ne doit pas avoir grand-chose à faire, à part lui apporter du thé. C’est elle qui vous ouvrira.
— Et vous, qu’allez-vous faire ?
— Je rentre. Si elle est capable de faire une déposition, je lui enverrai un sergent. » J’ouvris la portière, mais Oban posa une main sur mon bras. « Trouvez-moi quelque chose, Kit. À tout prix. »
La jeune femme policier m’ouvrit la porte.
« Docteur Quinn ? Je suis l’agent Devlin.
— Bonjour. Comment va-t-elle ?
— Je ne sais pas. Elle n’a pas dit grand-chose. »
Je regardai autour de moi. Le parquet et l’escalier étaient en bois nu et verni, et l’entrée de la maison avait un petit air bohème de thurne d’étudiant. Une bicyclette était suspendue à un gros crochet dans le mur. Partout dans le hall étaient dressés de longs rayonnages bourrés de livres fatigués, pour la plupart dans des éditions bon marché, et j’aperçus d’autres rayonnages et d’autres livres sur le palier en haut des marches. Au fond, la porte donnant sur la cuisine était ouverte et je distinguai un jardin au-delà. Une autre porte s’ouvrit sur ma droite et un homme en sortit, l’homme que j’avais vu cette nuit à l’hôpital. Il n’était pas rasé, et ses cheveux noirs et bouclés étaient en bataille. Il portait un jean, un sweat-shirt bleu marine et de vieilles chaussures de tennis, sans chaussettes. Il se montrait tel que je me sentais : vaseux. Je devinai qu’il avait dormi encore moins que moi. De haute taille, il me dominait d’une tête.
« Bonjour, dit-il en me serrant la main. Gabriel Teale.
— Nous nous sommes déjà vus. » Il parut perplexe. « À l’hôpital. Cette nuit, ou ce matin, si vous préférez.
— Ah, oui. Excusez-moi, je n’étais pas au mieux de ma forme. Puis-je vous offrir quelque chose ?
— Je vais faire du thé, dit consciencieusement l’agent Devlin, avant de trottiner discrètement vers la cuisine comme une bonne dans une comédie bourgeoise des années 1900.
— Comment va votre femme ? »
Gabriel plissa le front d’un air soucieux.
« Je ne sais pas. Mieux que la nuit dernière.
— Tant mieux. Puis-je lui dire un mot ? »
Gabriel semblait mal à l’aise. Il enfonça les mains dans les poches de son jean, puis les en retira.
« Puis-je d’abord vous poser une question ?
— Je vous en prie.
— Est-ce que Bryony a vraiment été attaquée par l’homme qui a commis ces horribles meurtres ?
— C’est une possibilité, en tout cas. L’agression s’est produite exactement à l’endroit où l’un des corps a été retrouvé.
— Mais cela paraît tellement invraisemblable ! dit-il. Pourquoi un assassin retournerait-il à l’endroit même où il a déjà commis un meurtre ? C’est un risque absurde.
— Oui, mais cela arrive souvent. Ce n’est pas qu’une théorie ou un dicton. Les assassins reviennent sur les lieux de leur crime.
— Je comprends », murmura Gabriel comme s’il se parlait à lui-même. J’eus envie de poser ma main sur son bras, de lui offrir un peu de réconfort ; mais mieux valait le laisser parler. « Ce que je voulais vous demander… Cela va probablement vous paraître idiot ou paranoïaque, mais je voudrais savoir si Bryony pourrait être encore en danger. Puisqu’il a raté son coup, croyez-vous qu’il puisse s’attaquer à elle de nouveau ? »
Je réfléchis un moment. Je voulais lui répondre avec précision.
« L’opinion des enquêteurs est que l’auteur de ces crimes est un tueur opportuniste. En se promenant la nuit près du canal, votre femme était évidemment une cible facile. »
Gabriel ferma à demi les yeux et me regarda intensément.
« Mais vous, qu’en pensez-vous ?
— La police attend de moi que je lui suggère des approches différentes. Je réfléchis à d’autres possibilités. Et j’ai toujours pensé qu’il y avait un lien entre les deux premières victimes.
— Un lien ? Mais pourquoi ? » Gabriel semblait se débattre dans un cauchemar.
« Je ne sais pas. C’est une intuition. Mais je me trompe peut-être. Probablement. La police n’est pas d’accord avec moi, c’est certain. Mais je tenais à être franche avec vous.
— Mais si vous ne vous trompez pas… » Il parlait lentement, dans un brouillard de fatigue et d’angoisse. « Si vous ne vous trompez pas, cela veut dire que Bryony est toujours en danger.
— Ne vous inquiétez pas, dis-je. Il ne fait aucun doute qu’elle bénéficiera d’une protection policière.
— Heureusement. » Il ne semblait guère rassuré. « Merci d’avoir été franche.
— Puis-je parler à votre femme, maintenant ? demandai-je, aussi doucement que je pus.
— Je vais vous accompagner. Préférez-vous lui parler seule à seule ?
— Comme vous voudrez, dis-je. Mais elle aimera mieux que vous restiez, je crois.
— Elle est à côté. » Il poussa la porte par où il était apparu et passa la tête par l’entrebâillement. « Bry ? Le docteur Quinn est là. »
Je le suivis. Une cloison avait été abattue pour former un vaste salon qui s’étendait dans les profondeurs de la maison. Par une fenêtre, on apercevait la rue, et au fond de la pièce une porte-fenêtre s’ouvrait sur le jardin. C’était de ce côté qu’était assise Bryony, sur un grand sofa couleur de rouille. Elle portait un chandail orange vif et un pantalon marine qui s’arrêtait à mi-mollet. Ses pieds nus étaient ramenés sur les coussins. Je m’approchai, et son mari m’avança un fauteuil. Puis il s’assit sur le sofa, la prenant par les épaules pour qu’elle pût s’appuyer contre lui. Ils échangèrent un regard, et Gabriel lui fit un sourire rassurant.
Sur le mur au-dessus d’elle était accrochée une grande photographie de la taille d’une affiche, où l’on voyait une petite fille debout dans une rue déserte. Elle était vêtue d’une robe à volants et portait plusieurs gros bijoux, presque à la manière d’une diseuse de bonne aventure gitane, mais ce qui me frappa le plus, ce sont ses yeux sombres et farouches, qui fixaient directement l’objectif. On aurait dit qu’à cet instant précis l’enfant avait arrêté son regard incroyablement intense sur le photographe. On devinait que, une seconde après, elle avait dû détourner le visage, mais l’instant capté disait tout. On voulait connaître cette petite fille, savoir ce qu’elle était devenue, où elle se trouvait à présent.
« C’est stupéfiant », dis-je.
Bryony se tourna vers la photo, puis se força à sourire.
« Merci, dit-elle. C’est moi qui l’ai prise.
— Vous êtes photographe ?
— Je ne sais pas si je peux encore dire cela, répondit-elle mélancoliquement. J’ai beaucoup de mal à trouver des éditeurs prêts à publier mon style de photos.
— C’est difficile à croire, dis-je, admirative.
— J’ai pris celle-ci l’année dernière, à quelques centaines de mètres d’ici. Je marchais au hasard, et je suis tombée sur cette enfant et sa famille. C’étaient des réfugiés roumains. Elle est belle, n’est-ce pas ? »
Je contemplai de nouveau la photo.
« Quel regard sauvage ! dis-je.
— Je lui ai peut-être fait peur. »
Je baissai les yeux vers elle.
« Comment vous sentez-vous, aujourd’hui ?
— Un peu mieux. Excusez-moi d’être aussi apathique, soupira-t-elle.
— Ne dites pas de bêtises. Vous n’avez aucune raison de vous forcer à quoi que ce soit. Du reste, ne vous sentez pas obligée de me parler si vous n’en avez pas envie.
— Non, non. Je suis contente de vous parler. Je ne suis pas comme ça, d’habitude. »
Je l’observai plus attentivement. Elle était de toute évidence moins abattue que lorsque je l’avais vue à l’hôpital, mais elle était encore très pâle, avec de grands cernes sombres sous les yeux.
« N’importe qui serait en état de choc après ce que vous avez subi, dis-je. Je suppose que votre travail vous amène à marcher souvent dans des endroits insolites ?
— Cela m’arrive, oui.
— Tout de même, vous devriez faire attention. Je viens de parler au policier qui dirige l’enquête. Il trouve que marcher près du canal en pleine nuit n’est pas une idée très sage.
— Je n’arrête pas de le lui dire, intervint Gabriel. Mais elle n’a peur de rien. Et elle est tellement têtue ! Elle a toujours adoré se promener dans les endroits les plus bizarres.
— Je crois que cela va me plaire un peu moins, maintenant, murmura-t-elle.
— De préférence pas toute seule au milieu de la nuit, dis-je d’un ton enjoué, pour désamorcer la tension que je sentais monter. Vous vous sentez d’attaque pour me parler de cette nuit ?
— Oui. J’ai envie d’aider la police.
— Si c’est trop pénible, dites-le-moi et nous arrêterons tout de suite.
— Ça ira.
— Pouvez-vous me raconter ce qui s’est passé ?
— Depuis ce matin, j’essaie sans arrêt de revoir la scène dans ma tête, mais je ne sais pas si je vous serai très utile. Tout s’est passé si vite ! Je marchais sur le chemin de halage. Brusquement, j’ai senti une main qui s’accrochait à moi et qui me tirait en arrière. Qui me tirait, qui me tirait… J’ai crié. Presque immédiatement, j’ai vu ces deux hommes qui se précipitaient vers moi. C’est stupide, mais sur le moment je n’ai pas compris qu’ils venaient à mon secours. Quand je m’en suis rendu compte, l’homme s’était enfui.
— C’est tout ?
— Que voulez-vous dire, c’est tout ?
— Écoutez, Bryony, après l’agression, vous étiez en état de choc. Traumatisée. Vous n’avez pas à minimiser ce qui vous est arrivé.
— Oh… » Elle eut un petit rire tremblant. « Pour être honnête, j’étais complètement terrorisée. C’est vrai, mon travail me conduit à m’aventurer dans des endroits étranges, mais si je me laissais gagner par la peur, je n’arriverais jamais à rien de bon. Je ferais des autoportraits dans mon jardin. » Elle eut un autre petit rire. « Mais pour ne rien vous cacher, j’ai l’impression que, plus ou moins consciemment, aller me promener le long du canal était une sorte de bravade, ou de défi à moi-même. Cela doit vous sembler complètement délirant ?
— Non. Téméraire, mais pas délirant.
— En somme, j’étais déjà un peu nerveuse de marcher dans l’obscurité. » Elle jeta un coup d’œil à Gabriel, qui lui fit un petit signe de tête encourageant. « Et c’est alors que cette silhouette est apparue près de moi, et que j’ai senti ses mains sur mon corps. J’ai cru que j’allais mourir, qu’il allait me noyer. Ou me violer. » Elle frissonna. « Quand j’y repense, j’essaie de me dire qu’il ne s’est rien passé de si terrible, mais j’ai vraiment cru que j’allais me faire assassiner, uniquement parce que j’étais assez bête pour me balader près du canal à une heure pareille. J’en ai rêvé cette nuit – ce matin, plutôt – et je me suis réveillée en pleurant.
— Vous rappelez-vous à quoi ressemblait cet homme ? »
Elle secoua la tête d’un air d’impuissance.
« Il faisait très sombre. C’est consternant, je sais, mais je ne me rappelle presque rien. Il me semble qu’il était plutôt petit. Et qu’il avait les cheveux coupés en brosse, peut-être. J’ai cette image dans ma tête. Mais c’est tout.
— Blanc ?
— Oui. Il me semble.
— Vous vous souvenez de ce qu’il portait ?
— Non.
— Ou de ce qu’il ne portait pas ? Un costume, par exemple ? Un long manteau ? Un short ? »
Elle eut un faible sourire.
« Non. Rien de tout ça.
— Une dernière question, dis-je. Pouvez-vous me parler des deux témoins ?
— Je ne vois pas ce que je peux dire.
— Qu’ont-ils fait, tous les deux ? »
Bryony semblait déroutée.
« Je ne comprends pas. Vous le savez, ce qu’ils ont fait. Ils ont mis cet homme en fuite. »
J’étais à court d’idées, mais je fis une autre tentative.
« D’après votre récit, c’était une situation terriblement confuse. Vous auriez pu vous croire attaquée par trois personnes. Ou par deux, qui auraient fui à l’arrivée d’une troisième.
— Pourquoi ?
— Je me posais la question, c’est tout. »
Bryony réfléchit un moment.
« J’essaie de me remémorer la scène, mais je ne peux que vous répéter ce que j’ai dit depuis le début. J’ai été attaquée par un homme, deux autres sont arrivés, et il s’est enfui. Je ne me souviens de rien d’autre.
— Donc, un seul agresseur et deux témoins qui l’ont mis en fuite ?
— Oui. » Elle semblait plus incertaine que jamais.
« Vous en êtes sûre ?
— Oui. Non. Aussi sûre qu’il m’est possible de l’être. Mais c’est difficile, évidemment.
— Si vous faites une déposition à la police, attendez-vous à ce qu’on vous pose beaucoup de questions là-dessus. Vous verrez, c’est étonnant ce qu’on arrive à se rappeler si on considère les faits sous le bon angle.
— Je ferai de mon mieux, docteur Quinn. Je vous assure.
— Je vous en prie, appelez-moi Kit. Quand les gens m’appellent docteur Quinn, je regarde autour de moi pour voir à qui ils s’adressent.
— Comme vous voudrez, Kit. Puis-je ajouter quelque chose ?
— Naturellement. »
Elle avala avec difficulté.
« Je suis très reconnaissante à tout le monde de s’être occupé de moi, mais… mais…
— Quoi ?
— Je me demande si ce n’était pas tout bonnement une tentative de vol à la tire. Et si cet homme n’en voulait qu’à mon portefeuille ?
— Ce n’est pas impossible, dis-je. Un des témoins y a fait allusion. Selon lui, vous avez dit que ce n’était rien, que ce n’était même pas la peine d’appeler la police. Mais il a insisté pour téléphoner de son portable. »
Elle ramena ses jambes devant elle et posa son menton sur ses genoux. Elle fixa mes yeux fatigués de ses yeux fatigués.
« Cela vous semble étrange que j’aie dit ça ? »
Je lui fis mon plus beau sourire de médecin rassurant.
« Pas du tout. Avez-vous déjà vu des gens qui font une chute dans la rue ? Quelquefois, ils se font vraiment très mal en tombant, et pourtant ils ne veulent pas attendre, s’asseoir un moment pour se remettre. Le plus souvent, ils essaient de marcher comme s’il ne s’était rien passé. Les êtres humains ont un instinct très fort qui les pousse à faire comme si tout était toujours normal. On le constate même dans des cas d’accidents très graves. Des blessés qui perdent beaucoup de sang insistent pour ne pas s’attarder et courir à leur travail. C’est parfaitement naturel de vouloir se convaincre qu’il ne s’est rien passé de grave. Peut-être est-ce le cerveau qui cherche à se protéger du stress.
— Mais ça pourrait être vrai, non ? » Son ton avait quelque chose d’implorant. « Ça pourrait être une tentative de vol, vous ne croyez pas ? Et le lieu serait une horrible coïncidence.
— Encore une fois, ce n’est pas impossible. Et nous n’allons pas écarter cette éventualité, c’est certain. Mais, comme je l’ai déjà dit à votre mari, il est hors de question que nous prenions le moindre risque.
— Très bien », dit-elle sombrement.
Je me penchai vers elle.
« On vous l’a sûrement déjà dit, mais permettez-moi de vous le répéter. Il est très courant que les gens qui ont subi un traumatisme traversent une phase de dépression. On a les idées qui s’embrouillent, on se fait des reproches, ou ce sont les autres qui vous en font. »
Je regardai Gabriel, et il hocha la tête.
« Je comprends ce que vous voulez dire. Bien sûr, il peut nous arriver de manquer de patience l’un avec l’autre, mais en l’occurrence, je ne vois pas ce que je pourrais reprocher à Bry.
— Ce n’est pas de cela que je parle, dis-je. J’essayais de vous expliquer que ces chocs ont souvent des conséquences psychologiques inattendues. Et c’est difficile à supporter, y compris pour les conjoints. »
Bryony s’adossa au sofa et ferma les yeux.
« La seule chose que je souhaite, c’est que toute cette histoire finisse, soupira-t-elle.
— En ce qui vous concerne, je crois qu’elle est finie, dis-je. Sincèrement. Ce que nous voulons maintenant, c’est qu’elle soit finie pour tout le monde. »
Elle s’appuya contre Gabriel, et il lui caressa les cheveux. Tout à coup, je me sentis importune et inutile, un peu envieuse, aussi, et je pris gauchement congé.