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Je m’étais déjà attiré la méfiance d’une équipe de policiers, et il me fallait maintenant en affronter une autre. Du moins appartenaient-ils au même commissariat ; mais peut-être n’était-ce pas une si bonne chose, eu égard à la façon dont j’y étais considérée. Oban, malgré ses appréhensions, continua de se montrer gentil et secourable : il alla trouver son collègue qui dirigeait l’enquête sur le meurtre de Philippa Burton et lui fit mon éloge. C’est ainsi que, le lendemain, je me retrouvai face à l’inspecteur principal Victor Renborn, un homme corpulent et à la calvitie si prononcée qu’il ne lui restait plus que de rares cheveux roux derrière les oreilles et sur la nuque. Son visage congestionné avait de quoi faire peur, et j’imaginai les médecins prenant des paris : la thrombose cérébrale précéderait-elle l’infarctus, ou vice versa ? Il haletait un peu en parlant, comme si l’effort de m’ouvrir la porte avait été trop violent pour lui.
« Oban m’a expliqué que vous vous intéressiez à Philippa, dit-il, comme s’il parlait nonchalamment d’une amie dans la pièce à côté.
— C’est exact.
— Tout le monde s’intéresse à Philippa.
— Je sais.
— J’ai des agents en uniforme pour diriger la circulation autour de l’endroit où le corps a été retrouvé. Nous avons dû installer des feux de signalisation et un parking provisoire. Des gens débarquent de tous les coins du pays pour déposer des fleurs et des messages de condoléances. Je viens d’avoir au téléphone un expert en psychologie criminelle canadien. Il est à Londres pour la promotion de son dernier livre et il me proposait ses services. J’ai aussi eu un astronome. C’est bien comme ça qu’on dit ? »
Il jeta un regard interrogateur à une femme policier assise dans un coin avec un bloc-notes.
« Un astrologue, inspecteur.
— Un astrologue. Et deux ou trois médiums. Et aussi une femme qui m’a dit que le mois dernier, elle a eu un rêve prémonitoire où elle voyait Philippa se faire assassiner. Et des gens qui affirment pouvoir identifier le meurtrier si je leur donne un morceau de vêtement taché du sang de la victime. Sans compter les journalistes, qui n’arrêtent pas de rôder dans les parages. C’est un vrai cirque, là-bas. Mais en somme, je suis un veinard. Tout le monde veut m’aider ! N’empêche que pour le moment, je n’ai rien du tout. Par-dessus le marché, nous déménageons, ce qui veut dire que je n’ai même pas un endroit où me cacher. Vous aussi, vous voulez m’aider ?
— Vous savez, je ne m’occupe pas spécifiquement de l’affaire Philippa Burton.
— Voilà qui devrait me rassurer, j’imagine. Oban m’a dit que vous étudiiez le cas d’une jeune sans domicile fixe retrouvée égorgée près du Regent’s Canal.
— C’est vrai. Mais je n’ai eu la visite d’aucun médium. Tout le monde s’en moque.
— Et qu’est-ce que Philippa Burton peut vous apporter ?
— Je n’en suis pas sûre, dis-je.
— Le cas vous intéresse-t-il parce que c’est une affaire plus prestigieuse ? Permettez-moi de vous prévenir que j’ai déjà un expert psychiatre. Sebastian Weller. Vous le connaissez ?
— Oui.
— Compétent, selon vous ? »
Je gardai le silence un instant.
« Je ne suis pas ici pour entrer en compétition avec lui, dis-je avec tact.
— Le gros problème, c’est que nous n’avons qu’un témoin et que c’est une enfant de trois ans.
— A-t-elle dit quelque chose ?
— Oh, des tas de choses. Elle aime la glace à la fraise, Le Roi Lion et les animaux en peluche, surtout les petits. Elle n’aime pas les pamplemousses et les bruits qui la font sursauter. Nous avons fait appel aux services d’une pédopsychiatre qui passe son temps à faire des pâtés de sable avec elle, ou je ne sais trop quoi. Une nommée Westwood. Vous voyez qui c’est ?
— Oui, je connais le docteur Westwood. » Mon cœur se mit à battre inconfortablement. Je n’allais certes pas révéler à Renborn que Bella Westwood avait été mon professeur. Un professeur que tous ses étudiants révéraient : jeune, brillante, à la personnalité très forte et subtilement ironique, qui prodiguait ses cours assise sur son bureau en balançant ses longues jambes minces – et qu’il me serait toujours difficile de considérer comme une consœur. Et qu’un professeur reste un professeur, et quand j’aurais soixante-dix ans et elle quatre-vingt, elle resterait toujours la femme qui avait écrit en marge de mon mémoire : « Attention à ne pas confondre l’instinct et l’hypothèse argumentée, Katherine ». Maintenant, je faisais intrusion dans son monde, toute prête, peut-être, à remettre en question ses jugements.
« Donc, que désirez-vous ? interrogea Renborn.
— J’aimerais parler au mari. Éventuellement voir l’enfant, si c’est possible. »
Il fronça les sourcils.
« Personnellement, je n’ai rien contre. Mais pour la gamine, vous feriez mieux d’en parler d’abord avec le docteur Westwood. Je ne sais pas si elle vous laissera l’approcher. Voyez-vous, elle a établi un tas de règles compliquées sur ce que les gens sont autorisés à lui dire ou non. En tout cas, moi, je n’y comprends que couic.
— Parfait, dis-je. Demandez au docteur Westwood et voyons ce qu’elle en pensera.
— D’accord. Je vous rappellerai.
— Je préfère attendre ici. »
Victor Renborn grommela quelque chose entre ses dents. Puis :
« Bon, puisque vous y tenez, dit-il. Si vous voulez bien sortir un instant, je vais l’appeler. Tout de suite. »
À peine avais-je eu le temps d’ouvrir le réfrigérateur dans le couloir et de boire un verre d’eau que Renborn sortit de son bureau, l’air perplexe et pas spécialement content.
« Vous connaissez bien le docteur Westwood ? demanda-t-il.
— Je l’ai rencontrée, esquivai-je.
— Hmmm. Je pensais qu’elle vous enverrait vous faire foutre. C’est ce qu’elle fait avec tout le monde. Elle vous aime bien, à ce qu’on dirait ? » Cette dernière phrase fut prononcée sur un ton goguenard suggérant presque un sourire, ce qui était mieux que rien.
« Donc, c’est d’accord ?
— Elle vous emmènera chez eux en début d’après-midi.
— Merci beaucoup, dis-je, réorganisant ma journée dans ma tête.
— Écoutez, dit Renborn, je n’ai aucune idée de ce que vous cherchez, mais si vous dénichez quelque chose, soyez gentille de me le dire en premier. Je serais déçu d’apprendre qu’il y a du nouveau par la manchette du Daily Mail.
— Je ne cherche qu’à rendre service », répliquai-je – ce qui, je m’en souvins, était également ce que j’avais dit à Will Pavic. Mon nouveau slogan. Il était un peu tristounet.
« Nous y revoilà, marmonna Renborn d’un ton navré. Vous parlez de nouveau comme un astronome.
— Un astrologue, corrigea la femme policier.
— Je disais ça pour vous tester. »
« Comment allez-vous, Kit ? » demanda Bella en me regardant avec une expression de sollicitude. Elle m’avait envoyé des fleurs à l’hôpital, je m’en souvenais, ainsi qu’une carte à l’encre et au fusain représentant une femme inclinée qui coiffait ses longs cheveux. Les lignes qu’elle m’avait écrites étaient rapides et directes. J’avais gardé son bouquet bien après qu’il se fut fané. J’avais toujours intensément désiré que Bella me considérât avec estime. Inutile d’être grand clerc pour deviner que Rosa et elle étaient mes deux figures maternelles, celles qui incarnaient à mes yeux l’autorité et le réconfort.
« Beaucoup mieux, je crois. »
Nous étions assises dans sa vieille voiture cabossée et coincées dans un embouteillage, en sorte qu’elle pouvait se tourner vers moi sans mettre nos vies en danger. Elle avait un visage mince, et des pattes-d’oie au coin des yeux maintenant, des rides minuscules qui se formaient au-dessus de sa lèvre supérieure, des fils gris dans ses cheveux bruns flottants. Elle était vêtue de manière subtile et trompeuse. Son pantalon noir bien coupé et son léger chandail en laine mordorée étaient assez élégants pour affirmer un certain statut professionnel, montrer qu’elle n’était pas sortie dans la rue en se composant un personnage sérieux, mais assez décontractés pour lui conserver une apparence rassurante.
« Merci de me laisser rencontrer Emily.
— J’aurais refusé si j’avais craint que vous ne soyez maladroite dans votre approche. Mais autant vous le dire franchement, je ne vois pas du tout ce que vous espérez découvrir. » J’allais répondre, mais elle leva la main pour m’imposer silence. « Je n’y vois pas d’inconvénient, du moment que vous ne jetez pas la confusion dans son esprit et que vous ne la chagrinez pas. Mais je suis sûre que je n’ai rien à craindre de ce côté. » C’était un avertissement implicite. Elle n’avait nul besoin de me mettre les points sur les i. « Mon propre travail, reprit-elle, consiste simplement à parler avec Emily, et, si nécessaire, à lui apporter un soutien psychologique. Naturellement, les investigations policières sont en dehors de mes compétences. » Et des vôtres, inutile de le préciser.
« De quoi avez-vous parlé avec elle ?
— Je lui ai demandé si elle se rappelait quelque chose.
— Comme ça, de but en blanc ?
— Pourquoi pas ? Je sais ce que vous pensez, que c’est une manière de procéder trop brusque, trop ouverte. Voyez-vous, l’an dernier j’ai dû m’occuper d’un garçon de quatre ans, Damien, qui s’était trouvé dans l’appartement où sa mère avait été violée et assassinée. Il avait passé huit heures seul avec le cadavre. Il était violemment traumatisé et presque incapable de parler. Vous vous souvenez de cette affaire ? » Je fis oui de la tête. « J’étais confrontée à un double problème : soigner son traumatisme et lui faire dire ce qu’il avait vu. C’était un cas complexe, qui m’a conduite à employer toute une panoplie de stratégies détournées. Des jeux, des dessins, des histoires que je lui faisais compléter… Mais vous connaissez tout cela. Le cas d’Emily est entièrement différent. Sa mère l’a simplement laissée seule sur le terrain de jeux. On ne constate aucun traumatisme, aucune angoisse évidente. Cela ne l’a pas troublée que je la questionne, et apparemment il n’y a aucun souvenir à faire ressurgir. Elle jouait avec d’autres fillettes, et puis, à un moment donné, elle s’est aperçue que sa mère n’était plus là. Ç’a été le seul moment de stress. Mais hormis cela, il semble qu’elle n’ait pas assisté à ce qui s’est passé : le départ de sa mère, ou son enlèvement, je ne sais.
— C’est difficile pour un enfant de trois ans de répondre à des questions directes. »
Bella rit légèrement.
« Soyez tranquille, dit-elle. J’ai surtout joué avec elle, je l’ai observée et écoutée quand elle jouait avec ses petites amies, ou avec ses poupées, ses peluches. Quelquefois, si décevant que ce soit, il faut bien admettre que toute la sensibilité du monde et toutes nos savantes tactiques ne servent à rien s’il n’y a rien à découvrir. »
Nous roulâmes jusqu’au sommet de Hampstead, puis redescendîmes de l’autre côté de la colline en longeant d’opulentes résidences, par des rues où je n’étais jamais passée. Bella tourna dans une impasse tranquille et s’arrêta.
« Pour le moment, Jeremy et Emily habitent avec Mrs Vere, la mère de Philippa, dont la maison est toute proche de la leur. Vaille que vaille, nous essayons de garder cela secret.
— La police pense qu’ils sont menacés ?
— Seulement par la presse, je crois. »
Bella resta un moment assise, sans descendre de voiture. J’observai la grande maison.
« La mère de Philippa doit être joliment riche, dis-je, comme s’il fallait souligner l’évidence.
— Très. » Bella tapota le volant avec ses doigts. « Dites-moi, Kit, avez-vous une idée en tête ?
— Je n’en sais rien. »
Elle me regarda fixement, d’un regard qui trahissait une légère anxiété. Elle essayait de lire en moi. Se pouvait-il que j’eusse perdu la raison ? Sa mâchoire se serra et elle ouvrit la portière.
Je m’entretins avec Jeremy Burton dans le magnifique jardin de sa belle-mère, où la moelleuse pelouse dessinait des courbes gracieuses autour de massifs impeccablement entretenus. Bella m’avait vaguement présentée comme une collaboratrice, sans plus de précisions. De Jeremy, je savais qu’il travaillait pour une société vendant des logiciels. Je crois qu’elle lui appartenait, ou en grande partie. Il avait trente-huit ans, mais paraissait davantage. Ses cheveux grisonnaient, ses traits étaient tirés, ses yeux rougis.
« Est-ce que l’enquête progresse ? me demanda-t-il.
— Je suis désolée, dis-je, mais je n’en sais rien. Il faudra le demander à la police.
— Les seuls policiers que je vois sont des agents en uniforme. En principe, il y en a toujours un qui monte la garde autour de la maison. Mais ils ne savent rien. Je me sens… Je me sens comme dans un tunnel sans lumière.
— Je ne crois pas qu’il y ait eu d’avancée significative.
— Ils n’arrêteront jamais le coupable, murmura-t-il avec découragement.
— Pourquoi dites-vous cela ?
— N’est-ce pas ce qu’on dit toujours ? Que si l’assassin ne se fait pas prendre tout de suite, on ne l’attrape jamais, dans la plupart des cas ?
— Le travail des enquêteurs devient plus difficile, c’est vrai, concédai-je.
— Que puis-je faire pour vous ? demanda-t-il.
— Je suis profondément triste de ce qui est arrivé à votre femme.
— Merci. » Il cligna des yeux, comme s’il n’y voyait pas très bien.
« Cela a dû être un terrible choc. Où étiez-vous quand on vous a prévenu ?
— J’ai déjà répondu à toutes ces questions. J’ai fait tant de fois les mêmes réponses que je n’ai même plus l’impression qu’elles correspondent à une vérité. » Il se tut, puis parvint à sourire tristement. « Pardonnez-moi. Vous savez, je suis d’un caractère plutôt facile, mais en ce moment je ne suis pas dans mon état normal. J’étais chez moi. J’ai l’habitude de travailler chez moi au moins un jour par semaine.
— Est-ce que Philippa était déprimée ? Excusez-moi, cela ne vous ennuie pas si je l’appelle Philippa ? C’est un peu curieux d’appeler par son prénom quelqu’un qu’on n’a jamais rencontré, je sais. Mais si je l’appelle Mrs Burton, j’ai l’impression d’être un inspecteur des impôts.
— Merci, dit-il.
— Merci de quoi ?
— De me demander la permission. Dans les journaux, tout le monde l’appelle Pippa. Personne ne l’a jamais appelée Pippa de sa vie. Je l’appelais Phil, quelquefois. Mais maintenant, c’est la tragédie de Pippa – Pippa ceci, Pippa cela. Parce que c’est plus facile pour les gros titres, j’imagine. Philippa, c’est trop long. » Il soupira et se passa une main dans les cheveux. « Et la réponse est : non, elle n’avait pas du tout l’air déprimée. Elle était gaie. Comme toujours. Il ne se passait rien de particulier. Nous menions notre vie comme d’habitude. Nous étions heureux ensemble, même si maintenant j’ai parfois l’impression de ne plus rien me rappeler clairement.
— M. Burton…
— Ce que je ne comprends pas du tout, c’est en quoi l’humeur de Phil pourrait avoir un rapport avec sa mort.
— Je m’intéresse aux caractéristiques du comportement, voilà tout. Et je me pose sans doute la même question que vous : pourquoi elle ?
— Tout était normal, dit-il d’un ton qui n’était pas agacé mais seulement intrigué. Humeur normale, état d’esprit normal, comportement normal. Seulement, il suffit que je vous le dise et que vous me regardiez comme vous le faites pour que cela sonne bizarre et suspect. De toute façon, qu’est-ce que ça veut dire, "normal" ?
— Avait-elle un mode de vie très réglé ?
— Oui, dans l’ensemble. Elle s’occupait d’Emily, elle s’occupait de la maison, elle voyait des amis, sa mère, elle faisait des courses. Elle veillait sur les aspects pratiques de notre vie, en quelque sorte. Nous étions un couple assez traditionnel.
— A-t-elle rencontré des amis dans les derniers jours de sa vie ?
— Je l’ai déjà dit à la police. Elle a vu sa mère et elle est sortie avec Tess Jarrett. »
Je notai mentalement le nom.
« Si quelque chose l’avait perturbée, elle vous en aurait parlé ?
— Docteur…
— Quinn. Kit Quinn.
— Rien ne la perturbait, docteur Quinn. Elle est allée se promener à Hampstead Heath et elle s’est fait tuer par un fou. Tout le monde est d’accord là-dessus. Écoutez, je ne comprends pas ce que vous attendez de moi. Tout le monde attend quelque chose de moi. La police attend que je pleure à la télévision, ou bien que je craque et que j’avoue que c’est moi le meurtrier. La presse attend, oh, Dieu sait quoi. Emily attend… eh bien, elle attend que je lui dise quand maman va rentrer à la maison, je suppose. Je ne sais pas. »
Il soupira et me regarda avec ses yeux rougis.
« Je ne sais pas, répéta-t-il.
— Et vous, que voulez-vous ? »
Il se frotta les yeux. Il semblait très malheureux et très fatigué.
« Rentrer chez moi avec Emily, retourner à mon travail, avoir la paix et laisser la vie reprendre son cours normal.
— Sauf que c’est impossible, évidemment.
— Je le sais, dit-il d’une voix lasse. Ce que je voudrais vraiment, ce serait me réveiller un matin et découvrir que tout ça n’était qu’un mauvais rêve. En fait, tous les matins, quand je me réveille, quelques instants s’écoulent où je ne me souviens de rien. Et puis, soudain, je me souviens. Pouvez-vous imaginer ce que c’est ? Reprendre chaque matin conscience de cette tragédie ? »
Je restai silencieuse un moment, et il baissa les yeux vers l’herbe à ses pieds.
« Votre femme était-elle engagée dans une forme ou une autre de travail social ? Avec des enfants en placement familial, par exemple.
— Non. Phil s’occupait de ventes de charité à l’occasion, mais c’est tout. Elle travaillait pour une salle de vente quand nous nous sommes connus, mais elle a cessé à la naissance d’Emily.
— Elle n’avait pas de liens particuliers avec le quartier de Kersey Town ?
— Elle a pu y prendre un métro. »
Je hasardai plusieurs autres questions, mais je tournais en rond et revenais toujours au même point : pourquoi questionner Jeremy Burton sur le caractère et l’état d’esprit de sa femme, alors que sa mort était le fait d’un tueur qui avait choisi sa victime au hasard ? Finalement, je me levai.
« Merci d’avoir accepté de me parler », dis-je en lui tendant la main. Il la serra poliment. « Et je vous prie de m’excuser. Mes questions ont dû vous paraître un peu étranges.
— Pas plus étranges que toutes celles qu’on m’a déjà posées. Vous savez, un journal m’a offert cinquante mille livres pour décrire quel effet ça me faisait que ma femme soit morte assassinée.
— Qu’avez-vous répondu ?
— Je n’ai rien trouvé à répondre. J’ai raccroché, c’est tout. Vous vouliez parler à Emily, je crois ? Elle ne connaît pas Kersey Town, ça, je peux vous le dire tout de suite.
— Ça ne prendra qu’un instant.
— Pamela va vous conduire près d’elle. C’est ma belle-mère. »
Une belle femme aux cheveux gris attendait près de la porte-fenêtre de la cuisine. Son visage était d’une pâleur de cendre, la pâleur d’une femme immergée dans une intense douleur. Jeremy Burton nous présenta.
« Je suis très triste pour votre fille, dis-je.
— Merci, répondit-elle en inclinant la tête.
— Le docteur Quinn voudrait voir Emily, dit Jeremy.
— Emily ? Pourquoi ?
— Je ne resterai qu’une minute. »
Pamela Vere me précéda dans un couloir.
« Emily est avec une amie pour le moment. Ça ne vous ennuie pas ?
— Non, bien sûr. »
Pamela ouvrit une porte, et je découvris deux petites filles accroupies sur la moquette et rangeant en cercle une collection d’animaux en peluche. L’une avait des cheveux châtain foncé coiffés en couettes, l’autre des boucles dorées. L’espace d’un instant, il me fut impossible de deviner laquelle était Emily, et mon cœur se serra. C’était comme une loterie. Qui de ces deux petites était celle dont la maman avait eu le crâne fracassé à coups de marteau ? Pamela fit un pas vers la plus brune.
« Emily, dit-elle, voici une dame qui vient te rendre visite. »
La toute petite fille leva les yeux et me regarda en fronçant les sourcils d’un air redoutable. Je m’assis à côté d’elle.
« Bonjour, Emily. Je m’appelle Kit. Comment s’appelle ton amie ?
— Becky, dit l’autre fillette. Je suis Becky Jane Tomlinson. »
Becky commença aussitôt à babiller avec entrain. Je fus présentée à toutes les peluches une par une. Les dernières dont je fis la connaissance étaient les gentils ours et les vilains ours.
« Pourquoi ceux-ci sont-ils vilains ? demandai-je.
— Passqu’ils sont vilains.
— Qu’est-ce que tu fais avec tes jouets, Emily ?
— Je joue, répondit Emily.
— Est-ce que tu les emmènes quelquefois sur le terrain de jeux ? Sur les balançoires ou dans le bac à sable ?
— J’ai déjà dit ça ! protesta Emily. J’ai déjà dit tout ça avec Bella.
— À Bella », corrigea Pamela.
Je ris. J’avais trouvé plus malin que moi.
« Tu es une petite fille très intelligente, Emily, dis-je. Tu sais, je suis triste que ta maman soit morte.
— Grand-mère dit qu’elle est dans le ciel avec les anges.
— Et toi, qu’est-ce que tu en penses ?
— Oh, moi, je crois pas qu’elle est partie très loin. Elle va revenir. »
Je levai les yeux vers Pamela Vere et lus sur son visage une si terrible détresse que je dus détourner le regard.
« Dis-moi, Emily, est-ce que tu permets que je revienne te voir un jour, s’il y a autre chose dont j’ai envie de parler avec toi ?
— Si tu veux », répondit Emily ; mais déjà, elle était absorbée par autre chose. Elle prit dans ses bras un koala aux yeux tristes et pressa ses lèvres sur son museau noir, en chantonnant très doucement.
« Je suis très fière de toi, tu sais ? l’entendis-je murmurer. Je suis très, très fière de toi, mon petit amour. »