28
Enfin, pensai-je, un témoin qui parlait franc et sans détour, un homme qui disait le fond de sa pensée, s’intéressait aux faits et à rien d’autre, voyait ce qu’il fallait voir, ne laissait pas son imagination ou ses fantasmes obscurcir son jugement. Il me serra la main fermement et s’éclaircit la gorge. Mes yeux brûlaient au fond de leurs orbites. Tout le café noir et le thé trop fort que j’avais bu ce matin empoisonnaient mon organisme.
« Docteur Quinn, me présentai-je.
— Terence Mack. Mais tout le monde m’appelle Terry.
— M. Mack, est-ce votre habitude de vous promener au bord du canal après minuit ? »
Il renifla dédaigneusement.
« Avec mon physique, je ne crois pas avoir beaucoup de raisons de m’inquiéter », dit-il.
Difficile de ne pas être d’accord. Il était grand et très musclé, compact, l’air énergique, avec des poignets et des phalanges poilus. Son costume anthracite était un peu serré à la taille. Il portait sur sa chemise blanche une cravate à rayures rouges et noires qui me donnait encore plus mal à la tête. Lui aussi devait être resté debout la plus grande partie de la nuit, mais il n’avait pas du tout l’air fatigué. Il se tenait bien droit, le regard vif et alerte.
Au demeurant, son témoignage ne me révéla rien de très significatif. Comme la plupart des témoins, il n’avait pris vraiment conscience de ce qui s’était passé qu’a posteriori, quand tout était fini. J’avais sa déposition devant moi, qui était brève et précise. Il avait même noté l’heure exacte de l’agression : une heure dix-neuf du matin, selon sa montre – parfaitement réglée, à n’en pas douter. Ses explications étaient des plus simples. S’il s’était trouvé près du canal à une heure aussi avancée, c’était parce qu’il sortait d’une réunion suivie d’un dîner avec des clients de Singapour, à l’hôtel Pelham, qui se trouvait à quelques centaines de mètres plus au sud. En quittant l’hôtel, il n’avait pas pu trouver de taxi. Le bord du canal était le chemin le plus court jusqu’au carrefour fréquenté où se trouvait l’entrée du métro Kersey Town, ainsi qu’une station de taxis.
« Je sortais du tunnel, me dit-il. Il est éclairé. Si bien qu’en sortant, je me suis retrouvé dans le noir et je suis resté quelques instants sans plus rien voir du tout. Le temps pour mes yeux de s’accoutumer à l’obscurité, vous comprenez ? » Je hochai la tête. « À ce moment, j’ai entendu du bruit. J’ai commencé à distinguer des formes, des silhouettes qui s’agitaient au bord de l’eau. La première chose que je me rappelle ensuite, c’est cette femme qui m’est tombée dans les bras en hurlant.
— Et elle vous a dit… » Je baissai les yeux sur la déposition photocopiée. « Elle vous a dit : “Au secours, au secours, je vous en prie, aidez-moi.”
— Peut-être a-t-elle crié “Au secours” plus de deux fois. Je ne m’en souviens pas précisément. Au moment où elle a crié, son visage était à trois centimètres du mien et j’avais ses cheveux dans les yeux. Par conséquent, je n’y voyais toujours pas grand-chose, mais sa voix hurlait assez fort pour que je comprenne.
— Ensuite, vous n’avez rien vu de plus ?
— Seulement l’autre gars qui était debout un peu plus loin.
— L’autre témoin ? »
Il haussa ses épais sourcils.
« Oui. Un drôle de type…
— Et qu’a-t-il fait ?
— Qui ?
— Le drôle de type.
— Il m’a aidé à réconforter la femme.
— Et vous êtes certain qu’il y avait un troisième homme ?
— Comment ça, si j’en suis certain ? C’était une agression. Et ce n’est pas ce pauvre bougre à l’air hébété qui l’a agressée. »
De nouveau, je regardai sa déposition.
« Vous ne l’avez pas vraiment décrit.
— Tout s’est passé si vite, expliqua-t-il, l’air un peu honteux. Je n’ai vu que des formes dans l’obscurité et cette femme qui se jetait dans mes bras. Je me rappelle la silhouette d’un homme plutôt grand, mais c’était peut-être l’autre témoin, en réalité. Michael quelque chose. Sur le moment, je ne savais pas vraiment ce qui se passait. Au moins, j’ai remarqué l’heure.
— C’est une bonne chose, dis-je. Et Bryony ? Je veux dire : cette femme. Que pouvez-vous me dire à son sujet ?
— Elle était assez secouée, répondit Terence. Elle criait, elle pleurait à gros sanglots. En fait, elle était au bord de la crise d’hystérie. Elle me disait que tout allait bien maintenant, que ce n’était pas la peine de faire quoi que ce soit. Mais elle était dans un triste état, la pauvre petite. Elle va bien, maintenant ?
— Elle est encore traumatisée. Mais elle se remettra vite, je pense. Et Doll, l’autre témoin, que faisait-il pendant que vous téléphoniez ?
— Ce qu’il faisait ? Pas grand-chose. Il la tenait par les épaules, il essayait de la calmer. Pas le genre de type qui vous est d’un grand secours en cas d’urgence. Quand j’ai rangé mon portable, elle pleurait encore, mais plus doucement. Elle s’est agrippée à mon bras en gémissant, elle m’a demandé de rester près d’elle. Elle était en état de choc, de toute évidence. Ses mains tremblaient. Elle respirait mal, par petits hoquets, vous savez ? J’espère qu’on lui a donné du thé avec beaucoup de sucre. C’est le meilleur remontant après un choc. » Il se tut quelques instants. « Puis-je vous poser une question ?
— Je vous en prie.
— Le sergent à qui j’ai fait ma déposition, un nommé Gil quelque chose, je crois, m’a dit que l’agresseur de cette nuit était certainement l’homme qui a tué Philippa Burton.
— Il vous a raconté ça ? dis-je sèchement.
— Oui. Est-ce que c’est vrai ?
— Je ne sais pas.
— J’aurais dû le rattraper. J’aurais pu, après tout. Mais je ne savais pas ce qui se passait.
— Vous êtes sûr de ne rien vous rappeler de cette quatrième silhouette ? La taille, les vêtements, la couleur des cheveux ? »
Il secoua la tête avec regret.
« Tout s’est passé trop vite.
— Savez-vous par où il s’est enfui ?
— Non. Par les marches qui conduisent à la route, je suppose. J’aurais dû courir après lui, non ?
— Vous avez secouru Bryony Teale, et vous avez téléphoné pour demander de l’aide. C’était le principal. Pourchasser les malfaiteurs, c’est le rôle de la police.
— Elle tremblait de tous ses membres. Je lui ai mis ma veste sur les épaules en attendant l’arrivée de la police et de l’ambulance.
— Vous avez bien fait.
— Oui, mais l’assassin de Philippa Burton ! J’aurais été content de le rattraper… »
« Une dame très jolie », dit-il. Sa voix tremblait. « Tellement jolie…
— Michael, écoutez-moi, interrompis-je, tâchant de capter son regard qui errait dans la pièce, sans s’arrêter sur quoi que ce fût, hormis la fenêtre avec sa vue imprenable sur le parking.
— Deux fois, dit-il, de sa voix étrange et haut perchée. Ça fait deux fois que ça m’arrive. J’étais là les deux fois, Kit ! »
Il était affreux à voir. Une vilaine entaille suppurante coupait en deux sa narine gauche, contournait le coin de sa bouche et continuait jusqu’au menton, donnant à son visage un aspect distordu et obligeant sa bouche à un vague sourire spasmodique. La chair autour de la blessure était enflée et violacée, et il me sembla qu’il n’avait pu s’empêcher de tripoter ses points de suture : des bouts de fil de Nylon sortaient de sa peau comme de longs poils de barbe. Même en parlant, il n’arrivait pas à retenir ses mains d’y toucher et de tirer dessus. Sa lèvre supérieure était enflée aussi, et il ne cessait de l’humecter avec le bout de sa langue. Il y avait une longue écorchure sur son front, et son œil gauche était injecté de sang. Ses cheveux étaient gras. Il flottait dans ses vêtements, comme s’il avait perdu plusieurs kilos en deux jours. Et il sentait mauvais : une odeur lourde, aigre, qui empuantissait la petite pièce sinistre.
« Pourquoi moi, Kit ? demanda-t-il de sa voix pleurnicharde. Dites, pourquoi c’est toujours moi ?
— Je ne sais pas, répondis-je – ce qui était la pure vérité. Mais vous devez être plutôt content, non ? Vous êtes le héros du jour !
— Une jolie dame », répéta-t-il. Ses yeux clignèrent plusieurs fois et s’arrêtèrent un instant sur moi. « Mais pas aussi jolie que vous. Vous serez toujours la plus jolie, ça, vous devez le savoir. Mais elle avait des cheveux très doux. »
Il poussa une sorte de miaulement, qui me donna le frisson.
Sa déposition était un méli-mélo d’affirmations contradictoires. Il avait vu un homme immense, presque un géant, qui essayait d’étrangler Bryony. Elle s’était débattue et avait échappé à son agresseur pour venir se jeter tout droit dans ses bras grands ouverts, il l’avait sauvée tout seul, sans l’aide de personne, et ensuite il avait vu l’homme s’enfuir au volant d’un gros break bleu, mais peut-être qu’il n’était pas tout à fait bleu, qu’il était rouge, et peut-être n’était-ce pas un break, et puis, tout compte fait, peut-être l’avait-il vu s’échapper en courant le long du canal, sans compter que Bryony s’était peut-être évanouie à ses pieds.
« Dites-moi seulement les choses dont vous êtes absolument sûr, Michael. Que faisiez-vous près du canal à une heure pareille ?
— Je pêchais. C’était une bonne heure pour pêcher. Une nuit de pleine lune. Et personne autour, aucun bruit.
— Où étiez-vous ? Tout au bord ?
— Comme d’habitude. Dans l’ombre, tout près de la sortie du tunnel. Les gens peuvent pas me voir, mais moi, je les vois.
— Et cette nuit, qu’avez-vous vu ?
— Vous savez bien, dit-il. L’homme qui voulait la tuer. Et l’autre homme, Terry. Vous avez rencontré Terry ? On l’a sauvée tous les deux. On a fait partir l’homme et on l’a sauvée !
— Pouvez-vous décrire l’agresseur ?
— Un homme. Très grand.
— Vous avez remarqué d’autres détails ?
— Non, je crois pas. J’ai vu des ombres, c’est tout, et je me suis levé pour l’arracher des mains de ce type, enfin, je crois que je me suis levé, mais je sais plus très bien, Kit. J’étais tout retourné, vous savez ? Tout le monde aurait été retourné à ma place. Je l’ai prise dans mes bras. Pour qu’il puisse plus rien lui faire !
— Vous êtes sûr ? Vous êtes tout à fait sûr que les choses se sont passées de cette façon ? Vous l’avez arrachée à son agresseur ?
— Oh, oui ! » Il sourit de sa bouche déformée. « Je lui ai sauvé la vie. Je le sais bien, moi, que je lui ai sauvé la vie ! Et elle, est-ce qu’elle s’en rend compte ? Les journaux racontent des tas de saletés sur moi, mais quand même, c’est grâce à moi s’il ne l’a pas tuée. Dites-le-leur, Kit ! Vous voulez bien ? Dites-le aux journaux, dites à tout le monde ce que j’ai fait. Comme ça, ils sauront. Et ils regretteront le mal qu’ils m’ont fait. Tout le monde regrettera de m’avoir fait du mal. » De nouveau, il toucha son visage tuméfié et lécha l’entaille qui traversait sa lèvre.
« Que s’est-il passé ensuite ?
— Ensuite ?
— Après que vous l’avez arrachée à son agresseur.
— C’est à ce moment-là que l’autre homme est sorti du tunnel. Terry. Alors, elle a couru vers lui et le tueur s’est enfui. Et elle a hurlé, hurlé, hurlé ! Je savais pas qu’on pouvait hurler si fort.
— Michael, écoutez-moi bien. Je voudrais que vous réfléchissiez calmement. Y a-t-il quelque chose que vous puissiez vous rappeler, n’importe quoi, quelque chose que vous auriez vu ou entendu, même un petit détail, et dont vous n’auriez encore parlé ni à la police ni à moi ?
— Je lui ai caressé les cheveux. Pour la consoler.
— Oui. Quoi d’autre ?
— Et l’homme qui est sorti du tunnel, je me souviens que… Excusez-moi, Kit. Il a dit, très très fort : “Putain de merde !” Excusez-moi. » Doll détourna les yeux d’un air prude.
« Où allez-vous maintenant, Michael ?
— Où ? » Ses yeux me regardèrent de biais. « Je suppose que vous seriez pas d’accord pour que…
— Vous devriez rentrer chez vous, Michael. Manger un repas solide. Laver vos vêtements. Et vous reposer.
— Me reposer, répéta-t-il. Oui. Je sais plus ou j’en suis, moi. On m’a donné des comprimés, mais j’ai oublié où je les ai mis.
— Rentrez vite chez vous, Michael.
— Je risque pas de me faire attaquer ?
— Est-ce que la police vous protège ?
— Ils m’ont dit qu’ils me tenaient à l’œil. Ça veut dire qu’ils me protègent ?
— Entre autres », dis-je. Je lui souris. Dans l’enchevêtrement de mes sentiments sur ce qui s’était passé la nuit dernière, dans mon extrême fatigue, dans le dégoût même qu’il m’inspirait, je sentis en moi un élan de tendresse – qui me surprit et me troubla – pour le pauvre Michael Doll, avec son visage tailladé, ses yeux rougis, son air accablant d’impuissance et de désespoir.
« Honnêtement, je crois que vous êtes tout à fait en sécurité. Cela ne se reproduira pas. Faites attention, c’est tout.
— Kit. Kit…
— Oui ? »
Mais il n’avait rien à me dire. Il se contenta de me regarder fixement pendant quelques secondes, et ses yeux se remplirent de larmes. Elles coulèrent sur ses joues, sur ses plaies, jusque dans son cou grisâtre.
Il était presque onze heures et demie. J’avais deux heures devant moi avant mon rendez-vous avec Oban et Furth, trois avant ma visite à Bryony Teale. Je songeai à rentrer chez moi pour prendre une douche et m’étendre un moment. Mais, tout à coup, ma fatigue s’envola. À force de manquer de sommeil, je me sentais soudain les idées claires, l’esprit affûté, comme si j’étais au sommet d’une haute montagne et respirais l’air pur et raréfié. Peut-être aurais-je bien fait de manger quelque chose, mais la seule idée de la nourriture me donnait la nausée. Tout ce que je voulais, c’était boire un grand verre d’eau très froide, pour décrasser mon corps de l’intérieur et diluer le thé et le café trop forts que j’avais avalés.
Je sortis du commissariat et achetai dans une épicerie une grande bouteille d’eau gazeuse sortie tout droit d’une vitrine réfrigérée, que j’emportai jusqu’à un petit square herbu où je pus m’installer sur un banc parmi des rosiers aux fleurs fanées. Je m’assis au soleil et bus plusieurs longues gorgées, en regardant distraitement les passants. Je goûtai la chaleur sur ma peau, douce et apaisante. Quand je fus désaltérée, je fermai les yeux pour mieux sentir les rayons du plein midi caresser mon visage et mon cou. Dans ma tête s’agitaient vaguement des souvenirs fragmentaires des dernières vingt-quatre heures. Le sanglot de Will entre mes bras, sa main sur ma poitrine, et aussi son visage, ce matin, si attentif à ne me rien promettre. Celui de Bryony Teale, reposant sur son oreiller à l’hôpital, ses cheveux aux reflets orangés et ses yeux caramel, ses mains tremblantes. L’image de Doll, que je ne pouvais chasser, avec ses geignements incohérents et son pauvre visage balafré et tuméfié. L’autre témoin – Terence Mack, le costaud aux grandes mains carrées et poilues. – s’était trouvé momentanément aveuglé au sortir du tunnel. Personne n’avait rien vu de significatif. Tout le monde regardait obstinément dans la mauvaise direction, alors que le drame se déroulait dans l’opacité des ombres.
Je restai un long moment sur ce banc, réfléchissant ou renonçant à réfléchir, laissant les images flotter dans mon cerveau telles des nuées de molle vapeur, sans substance mais suggestives. Le soleil se cachait derrière les nuages, reparaissait, disparaissait encore. Des gens sortaient de leurs bureaux et s’asseyaient dans l’herbe avec des sandwichs. Je pensai à Albie, mais il me semblait très loin, maintenant – un homme qui riait au bout d’un chemin et que je ne connaissais plus, la tête rejetée en arrière, laissant voir ses dents éclatantes. Un étranger. J’avais peine à croire que, pendant des mois et des mois, je m’étais couchée le cœur serré qu’il ne fût pas à mon côté, et réveillée chaque matin en me rappelant qu’il m’avait fait du mal et ne reviendrait pas me prendre dans ses bras pour me demander pardon. Plus jamais. Il ne m’étreindrait, ne me toucherait plus jamais. C’était un mot si dur, si acéré : jamais ! Net et définitif comme un coup de poignard, comme une ligne tracée à l’encre à la fin d’un chapitre clos.
Et ce soir, je retrouverais Will. J’irais chez lui, dans sa maison, et je l’obligerais à me regarder en face et à me voir vraiment, et pour quelques heures, je serais heureuse. Je me levai, et fis un pénible effort pour concentrer de nouveau ma pensée sur Bryony Teale.