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Mon chevalier servant se faisait attendre ; aussi achetai-je une bière au bar et allai-je m’asseoir dehors, sur les marches, pour observer l’arrivée des spectateurs. La Sucrerie, le théâtre de Gabriel Teale, était installée dans un vieil entrepôt désaffecté tout près de la voie ferrée, sur un terrain qui avait dû appartenir à la compagnie des chemins de fer. Sa réhabilitation, à grand renfort d’échafaudages et d’extensions préfabriquées, semblait avoir été un peu hâtive, et les messieurs en beaux costumes et les dames sur leurs hauts talons devaient emprunter un chemin encore bordé de piles de débris. Le West End{5} n’était qu’à un quart d’heure en voiture, mais on se serait cru sur un autre continent. C’est ce que j’aime tant à Londres. Quand bien même on se trouve en terrain parfaitement sûr et familier, il y a toujours à deux pas un lieu étrange et déroutant.

 

Tous ces gens comme il faut se pressaient vers le hall improvisé, et dès qu’ils l’atteignaient, la plupart regardaient ce qui les environnait et souriaient, avec ce plaisir enfantin qu’on éprouve à faire quelque chose d’habituel en un lieu insolite et presque secret. Ou peut-être était-ce la fierté d’avoir osé s’aventurer dans un tel quartier, infréquentable et menaçant.

Le public, maintenant, entrait dans la salle et la petite foule s’amenuisait. Je regardai ma montre. Huit heures moins neuf minutes. Il n’allait pas me poser un lapin, au moins ? Mais non, il arrivait, un peu haletant, et en m’apercevant de loin, il eut ce réflexe un peu ridicule qui consiste à trottiner vaguement pour montrer qu’on se dépêche.

« Je ne suis pas en retard, j’espère ? dit-il en regardant les derniers arrivants d’un air penaud.

— Nous avons encore quelques minutes. Vous voulez boire quelque chose ? »

Oban chercha autour de lui.

« Est-ce qu’il y a un bar, ici ? » Je levai mon verre de bière en réponse. « Un double scotch, alors. »

Je me frayai un chemin à l’intérieur. Quand je revins, une sonnerie se fit entendre.

« Buvez vite », lui dis-je en lui tendant son verre. Il l’avala d’un trait.

« J’en avais besoin, dit-il d’une voix un peu enrouée. Je n’ai guère l’habitude de ce genre de soirées.

— Moi non plus, observai-je. Il y a des mois que je ne suis pas allée au théâtre, un an, peut-être. Mais j’ai pensé que ce serait une bonne idée de venir ici. Une petite fête en forme de point d’orgue. »

Oban semblait dubitatif.

« Ma dernière sortie au théâtre doit remonter aux années quatre-vingt, dit-il. C’était une espèce de comédie musicale, mais sur patins à roulettes. Je n’ai jamais ressenti le besoin de tenter à nouveau l’expérience. Et ce soir, qu’est-ce que c’est ? »

Je jetai un coup d’œil à mon programme.

« Je ne sais pas, dis-je. Un spectacle en rapport avec l’histoire du quartier, je crois. »

Oban scruta mélancoliquement le fond de son verre vide.

« Je ne savais pas que Kersey Town avait une histoire, à part celle de la délinquance. »

Un haut-parleur nous annonça que la représentation allait commencer. Nous entrâmes pour gagner nos sièges ; mais il se révéla qu’il n’y avait pas de sièges.

Jour de marché n’était pas une pièce comme les autres, non plus que La Sucrerie n’était un théâtre comme les autres. Il s’agissait plutôt d’une promenade à travers la foule bigarrée d’un carnaval en salle. Il y avait des jongleurs, des clowns, des acrobates sur des échasses, des gens montés sur des caisses retournées pour haranguer les passants. Des enfants qui jouaient, chantaient ou se poursuivaient en s’interpellant. Des saynètes stylisées jouées par des personnes de tous âges, dans des costumes qu’ils tiraient d’un énorme coffre posé au milieu du parterre. Des scènes se déroulaient partout, souvent en même temps, et il fallait se déplacer pour en attraper ce qu’on pouvait. D’abord, j’en éprouvai un peu d’irritation, frustrée de me dire que je manquais peut-être quelque chose d’intéressant à l’autre bout de la salle ; mais au bout d’un moment, je me détendis et errai à l’aventure, comme si je découvrais une ville étrangère aux charmes exotiques. Oban, à mon côté, commença par grogner parce qu’il n’y avait pas d’histoire à proprement parler, mais tout à coup, une ravissante prestidigitatrice le prit par le bras et l’entraîna hors de la foule. Elle lui demanda son nom, son métier, et l’on s’esclaffa bruyamment quand il avoua qu’il était policier. Il devint très rouge, puis manifesta un émerveillement d’enfant quand la jeune femme retira un œuf de la poche intérieure de son veston.

J’adorai ce spectacle, et je l’adorai, entre autres raisons, parce qu’il me donnait la liberté de m’amuser et de penser en même temps. Je contemplai avec un plaisir sans fin le funambule pirouettant sur son fil au-dessus de nos têtes, mais cela n’empêchait pas mon cerveau d’agiter les images et les souvenirs de ce que j’avais vécu au cours des derniers mois. Je me les repassais comme les fragments d’un film, m’efforçant de les assembler en un enchaînement cohérent – en vain, bien entendu. Mais pour la première fois, au milieu de cette foule joyeuse, cela ne me semblait plus aussi grave.

À l’entracte, les artistes ne se retirèrent pas dans leurs loges, mais se promenèrent parmi le public, se présentant et bavardant avec les uns et les autres. Oban et moi parlâmes avec un des jongleurs, un accordéoniste et un groupe d’enfants qui fréquentaient le jour l’école primaire du quartier. Oban me suggéra d’un ton plein d’espoir d’aller échanger quelques mots avec la jeune fille du bar, et nous entrâmes dans le « foyer », en réalité une ancienne salle de stockage du défunt entrepôt. Oban m’offrit un gin-tonic et prit un autre double scotch. La fille qui le servit ne devait pas avoir plus de dix-huit ans. Elle avait les cheveux très courts et décolorés, une bonne dizaine d’anneaux dans chaque oreille, un dans la narine et un autre dans la lèvre inférieure. Je lui demandai depuis combien de temps elle travaillait ici.

« À peu près six semaines, dit-elle.

— Vous êtes du quartier ?

— Sûr.

— C’est bien qu’on ait ouvert un théâtre à Kersey Town, continuai-je. Ça doit faire de l’animation et des emplois.

— Sûr. »

À ce moment, quelqu’un derrière nous commanda une bière mexicaine d’un ton impatient, et nous nous éloignâmes.

« À votre santé, dis-je à Oban en faisant tinter mon verre contre le sien. Visiblement, Gabriel met un point d’honneur à aider les jeunes laissés-pour-compte. Un peu comme Will Pavic. »

Oban but une lampée de scotch avec un murmure de plaisir.

« À mon avis, il y réussit plutôt mieux que Pavic, répondit-il. Ce spectacle, ce n’est pas vraiment mon genre, je préfère une bonne histoire… la plupart du temps, j’étais un peu désorienté… mais je me rends compte que c’est du beau travail. Tiens ! Regardez qui est là. »

Il fit un signe du menton et en me retournant, j’aperçus Gabriel Teale en grande conversation avec un couple à l’air furieusement branché.

« Allons lui dire bonsoir, dis-je.

— Il est en pleine discussion, non ?

— Eh bien, il n’y a qu’à l’interrompre. »

Nous jouâmes des coudes pour nous approcher, et je touchai le bras de Gabriel. Son regard se tourna vers moi et il sursauta, comme je m’y attendais.

« Surprise, surprise !

— En effet », répondit-il.

Il nous présenta aux deux branchés. Je ne saisis pas bien leurs noms, mais cela n’avait guère d’importance, car après nous avoir considérés d’un œil vaguement consterné, ils se dirigèrent vers quelques autres personnes qui, comme eux, semblaient savoir ce que « tendance » voulait dire.

« Vous ne vous attendiez pas à nous voir dans un lieu de culture », plaisantai-je.

Il nous regarda, franchement déconcerté. Nous prenait-il pour un couple ? Idiote que j’étais d’avoir des idées pareilles ! M’imaginais-je que tous les mâles qui m’accompagnaient passaient automatiquement pour mes amants, fussent-ils des centenaires ou des orangs-outangs ?

« Ce n’est pas ça du tout, mais…

— C’est une soirée magnifique ! l’interrompis-je. Je ne savais pas que cet endroit était aussi immense. Et quel spectacle extraordinaire ! Et quelle formidable idée d’employer les gens du quartier ! » Et voilà, j’étais en plein babillage mondain. La ferme, Kit.

« N’allez pas croire que c’est moi qui fais tout, protesta-t-il. Je suis le directeur artistique, mais il y a un conseil d’administration et plusieurs autres responsables.

— Ne soyez pas modeste, dis-je. Est-ce que Bryony est là, ce soir ?

— Bryony ne travaille pas au théâtre. Elle est à la maison. Elle n’est pas encore complètement remise. »

Un silence tomba.

« Eh bien, je pense que vous avez des choses à faire avant la fin de l’entracte, dis-je.

— Oui. Quelques-unes. Vous voulez bien m’excuser ? »

Nous nous serrâmes poliment la main, en nous disant un de ces « À bientôt » qui sont plutôt des adieux. Ce n’était pas que Gabriel et Bryony eussent l’intention d’émigrer : ils continueraient de travailler à Kersey Town, et moi d’habiter à deux pas de là, mais, Londres étant Londres, il était probable que nous ne nous reverrions jamais.

Quand il se fut éloigné, je vis qu’Oban me regardait avec des yeux pleins de gaieté.

« Vous avez l’air d’excellente humeur, lui dis-je.

— En effet. Je viens de passer presque une heure et demie avec vous, et vous ne m’avez pas encore dit que je m’étais trompé sur toute la ligne. »

Je ne pus réprimer un sourire.

« J’allais justement aborder le sujet », répliquai-je malicieusement. La sonnerie retentit de nouveau, annonçant la fin de l’entracte. Je bus une gorgée de mon gin-tonic. « Vous savez, moi aussi je me sens bien. Je passe une excellente soirée. Pour une fois, je ne suis ni chez moi ni au travail. L’ennui, c’est que dès que je suis gaie, je commence à m’inquiéter. Je suis une puritaine, à ma façon. Je crois que si l’on est gai, c’est seulement parce qu’on n’a pas conscience des horreurs qui se passent ailleurs.

— Vous ne serez jamais heureuse avec de telles idées, dit Oban.

— C’est ce que tout le monde me dit depuis toujours. Je veux seulement vous faire observer une chose. Ensuite, je me tairai. Je sais que nous avons de bonnes raisons d’être contents de nous, du travail bien fait et ainsi de suite, mais il y a plusieurs détails qui n’arrêtent pas de me tracasser. Vous savez, comme quand on met une chemise neuve et qu’il y a une épingle oubliée qui vous pique la peau. »

Oban semblait dérouté.

« C’est ça, la chose dont vous vouliez me parler ? Les épingles dans les chemises ?

— Non. Écoutez-moi. Dans l’appartement de feu Michael Doll, on a trouvé ces fameux trophées.

— Ce n’est pas ça qui vous étonne, je suppose ? C’est vous, l’experte en criminels psychopathes. Ils conservent des trophées, c’est bien connu.

— Oui, admis-je. C’est parfaitement classique. Ils font cela pour garder une sorte de pouvoir sur leurs victimes, pour revivre l’excitation du meurtre. Mais de toute évidence, ces trophées-là sont très atypiques. Le gobelet appartenait à la petite fille, qui n’était pas la victime.

— D’accord, mais c’est un trophée quand même, non ? Le gobelet de la fille lui rappelait qu’il avait tué la mère. Et pour ce que nous en savons, il pouvait très bien y avoir un objet appartenant à Philippa Burton dans ce dépotoir où il habitait.

— C’est vrai. N’empêche que la pochette de Bryony Teale n’était pas non plus un trophée normal. D’abord parce qu’elle n’est pas morte.

— Et alors ? s’impatienta Oban. Il s’en est emparé au cours de la lutte et il l’a gardée. C’était pratique. Il avait la clef de chez elle et il aurait pu s’en servir.

— Soit. Permettez-moi seulement de vous faire remarquer deux autres anomalies. Ensuite, nous irons voir la fin du spectacle et nous n’en parlerons plus, c’est promis. Nous considérons maintenant que c’est Michael Doll qui a attaqué Bryony sur le chemin de halage. Évidemment, cela explique l’étrange coïncidence de sa présence à cet endroit. Mais que faisons-nous de l’autre homme ?

— J’y ai pensé, dit Oban en buvant une autre gorgée de whisky. Nous envisagions la scène sous un mauvais angle. Au lieu d’avoir Terence Mack et Mickey Doll protégeant Bryony d’un inconnu, nous avons maintenant Terence Mack et un inconnu protégeant Bryony de Mickey Doll. De toute façon, nous savions que les différents témoignages étaient contradictoires. Donc, rien d’étonnant si Mack et Bryony n’ont pas compris ce qui se passait réellement.

— Et ce héros inconnu a pris la fuite parce qu’il était trop modeste ?

— Il y a beaucoup de gens qui n’ont pas envie d’avoir affaire à la police, même en tant que témoins. Peut-être avait-il de la drogue sur lui.

— Admettons, dis-je. Dernière question. Pourquoi cette liste dans le carnet de Philippa Burton ? Et pourquoi ces coups de téléphone au centre d’accueil ? »

Oban finit son verre et le posa sur le bar.

« Premièrement, nous n’avons pas besoin de le savoir. Quand un assassin meurt avant d’être jugé, il y a toujours des détails qu’on ne comprend pas. Deuxièmement, il peut y avoir des tas d’explications. Peut-être… » Il réfléchit quelques secondes. « Peut-être que Bryony a pris une photo de Lianne, et… et Philippa l’a vue dans une exposition, et a voulu en acheter une reproduction, et…

— Bryony nous a affirmé qu’elle n’avait jamais vu ni l’une ni l’autre. Et pourquoi Philippa aurait-elle appelé Lianne au centre ? Surtout, pourquoi une photo aurait-elle poussé Doll à vouloir les tuer toutes les trois ?

— C’était une idée en l’air, répliqua Oban, un peu irrité. Donnez-moi du temps et je vous trouverai quelque chose de mieux.

— Mais ça ne vous tracasse pas ?

— Ce qui me tracasse, c’est la bonne demi-douzaine de meurtres sur lesquels j’ai enquêté sans qu’on trouve jamais le coupable. J’y pense tous les soirs avant de m’endormir. Une ou deux fois par an, je vais rechercher ces vieux dossiers et je me demande si quelque chose nous a échappé, ou si dans l’intervalle il s’est produit un fait nouveau qui pourrait nous mettre sur la voie. Cette affaire est close. C’est pour ça que je suis de si bonne humeur. S’il reste quelques points obscurs, peu importe. Souvenez-vous que la réalité est toujours plus intelligente que nous. N’ayons pas la prétention de la comprendre à cent pour cent. »

J’avais d’autres choses à lui dire ; mais j’avais promis, et à cet instant, une fanfare se mit à jouer dans la salle.