13

Quand on attend pour dîner un invité au caractère difficile, toutes les vieilles tantes pleines de sagesse et autres conseillères prodiguant leurs doctes avis dans les magazines féminins sont d’accord sur ce qu’il convient de faire. Il faut convier au dîner vos meilleurs amis, en leur expliquant la situation à l’avance et en leur promettant très fermement que vous les récompenserez de leur sacrifice en leur offrant prochainement une soirée vraiment agréable. Je réfléchis à cette solution classique, et l’inspiration me visita. Je pensai : « Merde à la fin ! Pourquoi faudrait-il que j’impose à de bons amis une épreuve pareille ? » J’eus une idée bien meilleure. D’un coin de mon cerveau remontait de temps à autre le souvenir d’un petit groupe de personnes, qui se rappelaient à moi comme une migraine chronique. Ils étaient pareils à une tache sur un vêtement que je n’arrivais jamais à faire totalement disparaître. Des gens à qui je devais une marque d’hospitalité, mais que je ne me décidais jamais à inviter.

Par exemple, il y avait Francis, mon collègue de la clinique. Il m’avait invitée à dîner chez lui, à Maida Vale. La soirée avait été marquée par une terrible dispute – je ne me souviens plus à quel sujet – et quelqu’un avait pris la porte en plein milieu du repas. Francis, très gêné, avait fini complètement saoul. J’avais décrit cette anecdote à Poppy, qui l’avait trouvée très drôle et même assez jouissive, au sens où pendant le Blitz les gens dans les abris avaient dû éprouver un certain plaisir à résister aux bombardements. Mais Poppy se trompait. La soirée n’avait été ni drôle ni jouissive et, pendant plusieurs jours, Francis tout honteux avait évité de croiser mon regard. Nous n’avions plus jamais reparlé de cet épisode. Malgré tout, il me semblait que je devais lui rendre la politesse, d’une manière ou d’une autre, un jour ou l’autre ; et l’occasion n’était pas mauvaise – d’autant qu’en le prévenant le jour même, j’étais presque sûre qu’il ne pourrait pas venir. Je l’appelai à la clinique, lui dis que je réunissais quelques amis pour dîner ce soir, et que je serais ravie qu’il pût se joindre à nous. Parfait, répondit-il. À ce soir.

Ensuite, il y avait Cathy. J’avais fait la connaissance de Cathy au temps de l’université, parce que son petit ami d’alors était le meilleur ami d’un garçon avec qui j’étais sortie pendant quelques mois. Nos relations étaient assez distantes, d’autant plus que nous n’avions jamais trouvé de raisons particulières de devenir des intimes. J’avais eu des dizaines d’amis et d’amies beaucoup plus proches dont j’avais progressivement ou brusquement perdu la trace, mais ma tiède amitié avec Cathy avait survécu au passage des ans, en raison d’un débit régulier et obstiné d’invitations qu’elle m’adressait – une année pour un dîner, l’année suivante pour une réunion autour de quelques verres – et auxquelles je répondais dans une proportion d’environ une pour quatre. Une fois de plus, j’espérai qu’elle ne serait pas libre, en sorte que mon devoir de réciprocité connaîtrait à peu de frais un sursis d’un ou deux ans. Effectivement, quand je lui téléphonai, elle commença par me répondre qu’elle était prise pour la soirée ; mais elle se ravisa. « Non, non, me dit-elle. Je suis sûre que ça peut être remis à un autre jour. » Elle tenait tout spécialement à me présenter Alastair, le nouvel homme dans sa vie – « mon presque fiancé, pour ne rien te cacher ». Elle me rappela trois minutes plus tard, pour me dire que tout était arrangé. À ce soir, donc. Comme je suis contente, mentis-je effrontément.

Julie insista pour se charger du repas, ce que j’acceptai sans protester, puisqu’après tout le désastre qui s’annonçait était son initiative. Quand je rentrai peu avant sept heures, l’appartement était envahi de riches senteurs. La table était déjà dressée, et le salon-salle à manger dans un ordre impeccable. J’entrai dans la cuisine, et mes yeux s’arrêtèrent sur un grand plat dont j’avais oublié jusqu’à l’existence. Elle avait dû explorer le fond de mes placards. Le plat débordait de légumes aux couleurs de printemps méditerranéen : tomates, aubergines, courgettes, oignons en tranches.

« Tu m’as recommandé de faire simple, dit-elle, et je t’ai obéi. Ça, c’est l’entrée. Un assortiment de légumes marinés. Ensuite, j’ai prévu un risotto, qui est déjà en train de mijoter. Et pour le dessert, j’ai seulement acheté des fruits et de la ricotta au coin de la rue.

— Moi, j’ai acheté du vin, dis-je d’un ton penaud.

— Alors, nous sommes parées.

— Comment t’y prends-tu pour tout ça ?

— Qu’est-ce que tu veux dire ?

— Tout ça. Le repas, la table prête, ce plat de légumes qui ressemble à une photo dans une revue culinaire. Je ne vois même pas de livres de cuisine grands ouverts avec des taches d’huile toutes fraîches. »

Julie se mit à rire.

« Mais je ne sais pas cuisiner. Ces bricoles, ce n’est pas de la cuisine. Je me suis contentée de faire frire ou bouillir quelques légumes, de les laisser tremper quelques heures dans de l’huile d’olive avec un filet de citron et d’ajouter quelques herbes. C’est du fast-food !

— Peut-être, mais tu me donnes un affreux complexe d’infériorité. Où as-tu appris à préparer un dîner pour six sans rien planifier, sans te faire de souci, sans pousser des cris horrifiés et sans finir par tout rater ? »

Elle semblait perplexe.

« Un complexe d’infériorité ? Par rapport à quoi ? s’étonna-t-elle. Compares-tu ma capacité à faire bouillir un peu de riz avec ton talent pour examiner des cadavres et deviner comment ces gens sont passés de vie à trépas ? »

Je fis la grimace.

« Ce n’est pas exactement à cela que je pensais, dis-je mollement.

— Dis, et ta robe rouge ? s’inquiéta soudain Julie. Tu n’as pas changé d’avis, j’espère ? »

 

Julie fit une entrée presque trop sensationnelle dans ma robe. Avec ses cheveux bouclés et bouffants, son visage, ses bras et ses jambes au bronzage encore intense, son rouge à lèvres et la subtile touche de mascara sur ses cils, elle avait plutôt l’air de se préparer à un tour de chant dans un bar exotique qu’à dîner avec un échantillonnage de mes plus ternes amis.

« Tu es à tomber par terre », lui dis-je. Elle répondit par un demi-sourire comme si tout cela n’était qu’une farce, comme si nous étions deux fillettes qui allaient emprunter les robes de leurs mamans pour un jeu. « Jamais je ne t’arriverai à la cheville. Au point où j’en suis, je crois que je vais opter pour le débraillé, ce soir.

— Tu n’es pas fâchée ? dit Julie, l’air un peu alarmé. Veux-tu que je te rende ta robe pour la soirée ? En cherchant un peu, je suis sûre que je peux trouver autre chose. »

Je secouai la tête. « Je t’en fais cadeau. Cette robe n’aura plus aucune envie que je la porte après toi. »

J’essayai plusieurs tenues. Au vrai, je recherchais un effet complexe et subtil. Je ne voulais pas donner l’impression d’avoir fait des efforts calculés et un peu dérisoires pour briller de mille feux, alors qu’il ne s’agissait que d’un simple dîner entre amis. En revanche, pas question d’adopter une mise si désinvolte qu’elle en serait presque une insulte pour mes hôtes. Je me décidai pour un ensemble noir, simple, qui n’avait pas l’air d’avoir coûté une fortune, mais pas non plus d’être une tenue pour bal campagnard. Quand je ressortis de la salle de bains, Julie eut un sifflement admiratif, et j’éclatai de rire.

« Tu es splendide, dit-elle. Sublime. C’est ça que tu appelles opter pour le débraillé ? »

Je m’approchai d’elle et lui fis faire volte-face pour qu’elle se trouvât devant le grand miroir ancien accroché au mur. Je penchai la tête sur son épaule, et pendant quelques secondes nous nous abandonnâmes à un examen critique de ce que la glace nous renvoyait.

« Avec des invités comme ceux-là, je trouve que nous sommes deux perles jetées aux pourceaux, dis-je. Si nous allions plutôt passer la soirée ailleurs ? L’idéal serait un endroit tellement chic que nous n’en avons même pas entendu parler.

— Je croyais que c’étaient de grands amis.

— Plutôt des gens envers qui j’ai des obligations. Dis, tu te rappelles ce commissaire de police, Oban ?

— Bien sûr.

— Il croit que nous sommes un couple d’homosexuelles.

— Quoi ?

— Je t’assure. »

Julie pouffa de rire, puis son front se plissa sous l’effet de la concentration.

« C’est à cause de quelque chose que nous avons fait ?

— À mon avis, c’est seulement parce que nous sommes deux femmes habitant ensemble et qu’il s’est pointé au moment où tu préparais le dîner. Dans sa tête, nous menons une gentille petite vie à deux, bien douillette.

— Et c’est une idée qu’il trouve excitante, évidemment.

— Peut-être. »

Elle se retourna vers le miroir.

« Je comprends que cela puisse attirer, dit-elle pensivement. Mais moi, je n’ai jamais été tentée. Je ne sais pas pourquoi. »

On sonna à la porte, et je regardai ma montre. Huit heures moins une. « Ils ne savent donc pas que huit heures veut dire neuf heures ? » maugréai-je en descendant l’escalier. C’était Cathy, et derrière elle son Alastair qui se balançait timidement d’un pied sur l’autre. Cathy portait une jolie robe vert saule, Alastair un costume strict et une cravate, comme s’il sortait à peine de son bureau. Tous deux m’embrassèrent sur les deux joues et m’offrirent une bouteille de vin mousseux et un gros bouquet de fleurs.

« Cathy m’a si souvent parlé de vous », dit Alastair.

Et que diable a-t-elle pu vous apprendre sur mon compte ? eus-je envie de répondre. Mais je me contentai de sourire.

« Nous avons tant de choses à nous raconter, depuis tout ce temps ! » dit Cathy avant de s’élancer dans l’escalier.

Avec quelques développements tenant de l’improvisation désespérée, nous trouvâmes assez de choses à nous raconter pour tenir jusqu’à huit heures et huit minutes, moment où Francis fit son apparition. Il portait une chemise blanche sans cravate et un costume tellement effroyable, comme s’il avait été coupé dans je ne sais quel succédané de Tergal, abandonné au fond du jardin pendant une semaine et remis sans être repassé, que je compris aussitôt qu’il avait dû coûter plus cher que ma voiture. Me tendant une bouteille de champagne, il promena son regard autour de la pièce.

« Pour moi, le moment est exaltant, dit-il. Voilà donc l’appartement où Kit ne permet à personne de pénétrer. »

Cathy et Alastair observèrent les lieux avec un intérêt renouvelé, comme lorsqu’on visite la National Gallery et qu’on vient d’accorder à un tableau cinq secondes distraites, puis qu’on lit dans son guide qu’il s’agit du plus important tableau de tout le XVe siècle allemand et qu’on retourne sur ses pas en se disant : « Au fond, ce tableau, maintenant que j’y repense… » Je lançai un coup d’œil à Julie – tout ce que je pouvais hasarder pour lui expliquer que, plus exactement, c’était l’appartement où je ne laissais pénétrer ni Cathy ni Francis.

« Vous ne vous connaissez pas encore, dis-je pour changer de sujet. Voici Julie, qui habite avec moi quelque temps et qui s’est chargée du repas, comme de tout le reste, d’ailleurs. Francis, mon collègue à la clinique. Et Cathy, qui est, euh… une vieille amie. Et Alastair.

— Alastair travaille dans la City, intervint Cathy. Ce qu’il y fait est totalement incompréhensible, bien sûr. Vous savez quoi ? L’autre jour, j’ai entendu à la radio que soixante pour cent des gens n’ont aucune idée de ce que fait leur conjoint ou compagnon quand il est au travail. À propos, Kit, qu’est-il arrivé à ce garçon avec qui, tu sais… ? »

Je fus tentée de répondre : Non, je ne sais pas, mais j’estimai plus sage de lui dire qu’Albie et moi n’étions plus ensemble depuis déjà quelques mois, et le silence s’installa. Francis déboucha son champagne et s’en versa une coupe, puis se promena autour de la pièce en examinant les meubles, les rares objets aux murs, les livres, comme s’il cherchait matière à analyser ma psychologie profonde – et c’était sans aucun doute ce qu’il faisait réellement. Il me rappelait ces gros bourdons qui entrent par la fenêtre les jours d’été et qui parcourent votre chambre en vrombissant comme de vieux avions grincheux jusqu’à ce que vous parveniez à les faire ressortir en les poursuivant à coups de journal. Entre-temps, Cathy avait commencé une allocution sur les mérites de mon quartier et la perspicacité dont j’avais fait preuve en m’y installant avant qu’il devînt à la mode.

Ayant terminé sa tournée d’inspection improvisée, Francis vint s’asseoir sur le sofa entre Julie et moi.

« Comment se passe le retour au travail ? me demanda-t-il, mettant un terme abrupt au laïus sur l’immobilier londonien.

— C’est une grande question, répondis-je.

— Fais-tu toujours le même boulot ? interrogea Cathy avec entrain.

— Ma foi…

— Dans le taxi, j’expliquais à Alastair ton travail avec les criminels psychopathes. La raison qui m’y a fait penser, c’est que je me demandais si tu t’occupais de cet horrible meurtre qu’on a découvert l’autre jour. »

J’étais très intriguée. Comment Cathy – qui, pour autant que je sache, travaillait toujours dans une galerie d’art – pouvait-elle être au courant de mes recherches sur le meurtre de Lianne ?

« Lequel ?

— Celui de Hampstead Heath{2}. La jeune mère qui s’est fait assassiner alors que sa petite fille était sur le terrain de jeux. Philippa Burton.

— Non, je ne travaille pas sur cette affaire.

— C’est comme pour Diana. Les gens déposent des gerbes de fleurs et des peluches au bord de la route voisine, et il y en a sur plus de cent mètres. Quelqu’un a ouvert un livre de condoléances. Allie et moi avons marché jusque-là pour jeter un coup d’œil, et nous avons été ébahis. Il y avait un embouteillage, des tas de policiers, une queue interminable. Et des femmes qui pleuraient, et des hommes qui tenaient leurs enfants sur leurs épaules pour qu’ils puissent mieux regarder. Regarder quoi, je me demande. Pourquoi les gens ont-ils ce genre de fascinations ?

— Qu’est-ce que tu en penses, Francis ? Donne-nous ton opinion d’expert. »

Francis eut une expression alarmée.

« Ce n’est pas vraiment mon domaine, bien sûr, mais peut-être croient-ils qu’à l’endroit où s’est passé un événement hors du commun, heureux ou malheureux, il se dégage une énergie spéciale. Comme de la chaleur. Et ils y vont pour s’en rapprocher.

— Surtout, c’est excitant, ajoutai-je. Ils veulent aller sur place pour se sentir parties prenantes du drame.

— Par compassion, aussi, dit Julie. Ils ont été bouleversés en entendant parler de cette tragédie, et ils veulent le montrer. Il n’y a rien de mal à ça, je suppose ?

— Non », dis-je. Je me tournai vers Cathy. « Je travaille sur un meurtre commis dans un endroit où personne ne dépose de fleurs.

— Pourquoi ? »

Je haussai les épaules.

« La victime était une jeune sans-abri. Le corps a été trouvé au bord d’un canal. Je doute que cela émeuve beaucoup de gens.

— C’est triste », dit Cathy. Mais elle abandonna le sujet.

À neuf heures dix, comme William Pavic ne s’était pas encore montré, je décidai qu’il était temps de se mettre à table. Nous prîmes place, et, sur les instances de Julie, laissâmes une chaise libre à côté de la sienne au cas où il finirait par arriver. Les légumes en marinade et le pain exotique surgis de Dieu sait où grâce aux sortilèges de Julie étaient une pure merveille. Je me serais crue dans un grand restaurant, avec cet avantage que je dînais dans mon propre intérieur. Le risotto était un prodige d’équilibre entre la fermeté et le moelleux. Il était parfumé à l’oseille sauvage, que j’avais toujours prise pour une espèce de mauvaise herbe, mais qui suscita chez Cathy un enthousiasme torrentiel. J’eus la sensation de recueillir par ricochet une part des louanges adressées à Julie, comme si j’étais l’imprésario de la soirée.

Nous avions presque fini le risotto quand on sonna à la porte. William était là, en jean, chemise bleue et chaussures de sport fatiguées, un blouson jeté sur le bras. Je me sentis soudain trop habillée, ce qui était absurde. Si quelqu’un devait éprouver de la gêne, c’était plutôt lui.

« La journée a été très dure, dit-il. J’aurais dû vous téléphoner pour me décommander, mais je n’ai pas votre numéro.

— Il est dans l’annuaire », rétorquai-je quelque peu sèchement. Puis je me corrigeai. « En fait, je ne sais pas s’il y est encore. Mais vous auriez sûrement pu l’obtenir de quelqu’un. Montez donc manger quelque chose. Nous avons commencé sans vous, malheureusement. »

Il me suivit. Dans la clarté de l’appartement, il m’apparut très fatigué, le visage tiré. Je le présentai aux autres convives, qui parurent soudain tout penauds, comme s’ils avaient été surpris en train de manger en cachette. Julie s’avança avec un sourire charmant et charmeur, lui serra la main et ne la lâcha pas, l’entraînant derrière elle vers sa chaise à côté de la sienne. En passant, il lança son blouson sur le sofa.

« Il va falloir que vous nous rattrapiez, dit Julie. Ça ne vous ennuie pas si je vous sers l’entrée et le risotto en même temps ? » Il sourit et fit non de la tête. « Blanc ou rouge ?

— Comme vous voudrez. »

Pendant les quelques minutes qui suivirent, il mangea avec appétit, jetant de brefs regards autour de lui mais surtout concentré sur le contenu de son assiette.

« Essayons d’expliquer à William en quoi a consisté notre brillante conversation jusqu’ici, proposa Julie, puisqu’il a manqué le début du film. Donc, résumé des scènes précédentes. Un, nous avons parlé du quartier. Deux, j’ai fait mon numéro habituel sur les voyages autour du monde. Vous n’y avez pas encore eu droit, Will, mais ne craignez rien, je vous le ferai à un autre moment. Trois, Cathy et Alastair sont allés à Hampstead Heath pour voir l’endroit où un meurtre avait été commis, et ils ont signé le registre de condoléances…

— Nous ne l’avons pas signé, nous avons seulement vu…

— … et quatre, Alastair avait commencé à nous parler de son travail à la City. »

Pavic leva les yeux vers Alastair.

« Où travaillez-vous ?

— Goldsmith Street. Juste au nord de Cheapside.

— Quelle compagnie ? »

Alastair semblait intrigué.

« Hamble’s.

— Avec Peter Dyson ?

— Euh… oui, dit Alastair. En réalité, je ne l’ai jamais rencontré personnellement, mais oui, c’est lui le big boss. Vous le connaissez ?

— Oui. » Il y eut un silence.

« Excusez-moi, reprit Alastair. Pouvez-vous me répéter votre nom ?

— Il s’appelle William Pavic, dis-je.

— Attendez, attendez. Oui, je me rappelle. Wahl Baker, c’est bien ça ? »

William semblait mal à l’aise, tout à coup.

« Exact.

— Quelle chance de vous rencontrer, William. On m’a si souvent parlé de vous !

— Vous voulez dire du foyer pour les sans-abri ? demandai-je.

— Non, non, répliqua Alastair avec dédain. Je ne voudrais pas embarrasser votre invité, mais il a été l’administrateur du fonds Wahl Baker pendant dix ans. Dix années de légende ! Un talent fantastique.

— Ça n’avait pas grand-chose de fantastique, dit William tranquillement.

— Permettez-moi d’en juger tout seul, s’ébaudit Alastair.

— Je ne savais pas que vous travailliez dans la City, dis-je.

— Plus maintenant. » Puis il se tut et la conversation dériva vers d’autres sujets.

Pendant la fin du repas, je lançai fréquemment des coups d’œil à la dérobée vers Julie et William de l’autre côté de la table. J’entendais des fragments de ce qu’elle lui racontait au sujet de tel site au Mexique et de tel aspect de la vie en Thaïlande. Lui ne répondait que par des phrases brèves, qui me demeuraient inintelligibles.

Le dîner achevé, nous nous assîmes sur le sofa ou dans les fauteuils pour boire du thé ou du café, auxquels Cathy préféra une décoction à l’odeur médicinale. William débarrassa la table et nous nous retrouvâmes dans la cuisine au même moment.

« Ce n’est pas vraiment le genre de gens que vous fréquentez, je suppose », dis-je.

Il ne sourit pas.

« Que savez-vous des gens que je fréquente ? Je les trouve très bien.

— Je parlais aussi de moi. »

Cette fois, il voulut bien sourire, mais d’un sourire d’où le sarcasme n’était peut-être pas absent.

« Mais Julie est tellement sympathique ! ajoutai-je, fidèle à mes devoirs.

— Oui, il me semble », dit-il.

Un silence. Puis :

« J’ai du mal à croire que vous ayez quitté la City pour un foyer à Kersey Town, hasardai-je.

— Vous connaissez la City ?

— Je connais Kersey Town.

— À l’époque, ça m’a semblé une bonne idée.

— Et maintenant ? »

Il ouvrit la bouche, puis la referma, et parut réfléchir avant de parler.

« Désolé, dit-il. Je crois que le sujet est trop vaste pour en parler dans votre cuisine à la fin d’un dîner.

— Alors, j’imagine que je devrais m’excuser. À propos, j’ai parlé à quelqu’un qui vous connaît. »

Dans son œil, une étincelle d’intérêt.

« Ah oui ?

— Un inspecteur de police nommé Guy Furth. Il enquête sur le meurtre de Lianne. Vous voyez qui c’est ?

— Oui. Je vois.

— Il m’a conseillé de me méfier de vous.

— De la part de Furth, ça n’a rien d’étonnant.

— Moi non plus, je ne l’aime pas. »

William empila soigneusement les assiettes à côté de l’évier et se retourna pour me faire face.

« Je ne sais pas ce que vous avez en tête, Kit, mais je me fiche de vos opinions sur la police ou sur quiconque. »

C’était la phrase de trop. Je jetai mon torchon sur la table et m’avançai vers lui d’un pas belliqueux.

« Vous commencez à m’emmerder, Will Pavic. D’abord, peut-on savoir ce que vous êtes venu faire ici ce soir ? Vous arrivez une heure après tout le monde, puis vous vous affalez dans votre coin comme un gamin de quatorze ans en pleine crise pubertaire et vous nous gratifiez de vos commentaires ironiques et de vos airs maussades. Vous êtes si sûr de valoir mieux que les autres ? »

Il enfonça ses mains dans ses poches et plissa le front.

« Je suis venu parce que l’invitation de votre amie m’a pris par surprise et que je n’ai rien trouvé à lui répondre. Et je suis réellement navré d’être arrivé en retard. Comme je vous l’ai dit, j’ai eu une dure journée.

— Moi aussi, j’ai eu une dure journée.

— Je n’ai pas envie d’un concours de dures journées.

— Ce n’est pas moi, l’ennemi qu’il faut combattre, dis-je.

— Oh, vraiment ? » Là-dessus, il sortit de la cuisine. Je lui emboîtai le pas, de sorte que nous rentrâmes dans le salon presque en même temps. J’étais très rouge et furieuse. Je ne sais pas comment était son visage.

« Nous étions en train de dire, lança joyeusement Cathy, combien c’était extraordinaire d’oser faire ce que vous avez fait. Tout laisser tomber, plaquer une situation fabuleuse dans la haute finance, pour aller vous occuper de ce foyer. »

Je croyais qu’il allait être odieux avec elle comme avec moi, mais son expression était presque bienveillante.

« Ça n’avait rien de si fabuleux », dit-il. Il se tourna vers Alastair. « Vous, par exemple. Pourquoi ne quittez-vous pas votre excellent job ? »

Alastair parut pris au dépourvu.

« Euh, comment dire… Je ne sais pas, en fait. Simplement parce que je n’en ai pas envie. »

Will écarta les mains.

« Moi, j’en avais envie. C’est tout. »

Julie entra dans la pièce – ondoya dans la pièce, plutôt – avec une tasse de café qu’elle tendit à Will.

« Pourquoi êtes-vous méchant avec Kit ? » demanda-t-elle.

Il sursauta et jeta un regard dans ma direction, presque furtif.

« Méchant ? répéta-t-il. Je suis peut-être un peu paranoïaque. Quand j’ai mis sur pied mon centre d’accueil, je m’attendais à recevoir de l’aide. De la police, des services sociaux. Seulement, ce n’est pas du tout ce qui s’est passé. Maintenant, tout ce que je réclame, c’est qu’on nous fiche la paix. C’est pourquoi il m’arrive d’envoyer promener les gens.

— Je ne cherche qu’à rendre service, dis-je, consciente au moment où je prononçais ces mots de leur abyssale nunucherie.

— Vous arrivez trop tard, répliqua-t-il. Elle est morte. Moi aussi, je suis arrivé trop tard. » Il eut un vague sourire triste. « Voilà. C’est au moins une chose que nous avons en commun. » Il but une gorgée de son café, puis l’avala d’un trait. « Excusez-moi. Je crois qu’il vaut mieux que je parte.

— Non, dis-je. Pas à cause de moi.

— Ce n’est pas à cause de vous. Je ne suis pas en état de me montrer aux gens pour le moment. »

Il salua aimablement tout le monde et complimenta Julie pour son repas avec une réelle gentillesse. Elle le raccompagna à la porte, et en revenant me glissa à l’oreille : « Les recherches continuent. » Je réussis à rire, mais je me sentais ébranlée. Je retournai dans la cuisine sous le prétexte de refaire du café et lavai toute la vaisselle. Quand je revins avec la cafetière, je constatai que mon intention de me venger sur tous les autres n’était qu’un faux espoir. Francis parlait de Francis, Julie parlait du Taj Mahal au crépuscule, Cathy parlait d’Alastair et Alastair l’écoutait parler de lui en prenant l’air modeste. Je me montrai capable de verser du café, de boire du café et de ne parler d’à peu près rien du tout.

Au bout d’un moment qui me sembla extrêmement long, ils partirent avec des exclamations de mauvais augure sur la prochaine, très prochaine occasion où il faudrait que nous nous retrouvions tous ensemble. Je vis même Francis et Alastair échanger leurs numéros de téléphone sur le pas de la porte, vision cauchemardesque de deux de mes fardeaux décidés à conclure une alliance pour devenir encore plus pesants.

Enfin, je me retrouvai seule avec Julie. Je la regardai et fis la grimace.

« Désolée de t’avoir infligé ça, lui dis-je d’une voix contrite.

— Pas du tout. Je les ai trouvés très sympathiques. Et ils t’aiment sincèrement. Tu comptes beaucoup pour eux tous. Tu sais, je trouve que tu as de la chance d’avoir tant d’amis. » L’espace d’un instant, sa voix était devenue presque mélancolique. « C’est moi qui devrais te demander de m’excuser. Mon plan Pavic n’a pas vraiment fonctionné.

— Peu importe. Il n’y avait rien à reprocher à ton plan. C’était Will Pavic le problème. »

Elle sourit et finit son verre, puis le posa sur la table et s’approcha de moi. Elle posa sa main sur ma joue et m’embrassa sur les lèvres, très légèrement.

« Si jamais je deviens lesbienne, dit-elle, je te promets que tu seras la première à qui je ferai des avances. Bonne nuit, mon cœur ! »