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Dans la rue, je tremblais encore d’émotion. J’avais envie de faire quelque chose d’extrême, de violent, par exemple jeter une brique dans une vitrine, ou quitter le pays, prendre une nouvelle identité et ne jamais remettre un pied en Angleterre jusqu’à ma mort. Ou rentrer chez moi, m’enfermer à clef et ne plus sortir pendant une semaine.

Quand j’arrivai à ma voiture, la BMW n’était plus là. Nul doute que j’aurais bientôt des nouvelles d’une compagnie d’assurances. « Notre client nous a informés… » Deux portières éraflées. Combien cela allait-il me coûter ?

Dans mon appartement régnait une assourdissante vacuité, qui m’émerveilla. L’occasion était précieuse. Je me fis couler un bain, y versai des sels au nom absurdement exotique, attrapai un journal et un magazine et me plongeai dans l’eau comme un morse. J’écartai rapidement le journal et m’absorbai dans le magazine : j’y lus un article sur les cinq meilleurs châteaux-hôtels proposant des week-ends pour moins de cent livres, appris sept façons de choquer mon partenaire au lit et répondis à un questionnaire intitulé : « Êtes-vous une casanière ou une fêtarde ? » Il s’avéra que j’étais une fêtarde. Pourquoi allais-je si rarement à des fêtes ?

Finalement, je laissai tomber le magazine aussi et glissai lentement sous l’eau, jusqu’à ce que seuls mon nez et ma bouche fussent à l’air libre. Indifférente, j’entendis le téléphone sonner, puis le bip du répondeur. Je m’imaginai que j’étais allongée dans un caisson étanche, baignant dans une solution saline concoctée pour faire idéalement flotter mon corps et maintenue à 37° très exactement. Une douce obscurité… Seulement, à quoi bon ? Dans une telle situation, était-on totalement détaché ou totalement concentré ? Un laps de temps très court devait paraître extrêmement long, à moins que ce ne fût le contraire.

Je perçus une succession de bruits sourds dans l’escalier, puis le fracas de la porte qui claquait. Julie. A croire qu’elle l’avait refermée d’un coup de pied. L’heure était venue de renaître au monde. Je me séchai très lentement, comme pour retarder l’inévitable. Puis je m’entortillai dans une grande serviette et sortis de la salle de bains.

« Fantastique ! s’écria Julie. Un bain en pleine journée. Voilà une femme qui sait vivre.

— Cela donne un certain sentiment de transgression, reconnus-je, bien qu’en même temps j’éprouvasse quelque irritation à entendre une femme qui avait passé des années à vagabonder sur tous les continents me taquiner pour un petit plaisir.

— Ne t’inquiète pas pour le dîner, dit-elle avec entrain. J’ai feuilleté tes livres de cuisine et je suis sortie faire des courses. Tu es là ce soir ?

— Oui, mais je n’avais pas vraiment prévu…

— Parfait. Laisse-moi te chouchouter. Le menu est top secret, mais sois tranquille. Ce sera très léger, très, très sain. À propos, il y a un message pour toi sur le répondeur, d’une certaine Rosa. Excuse-moi si je l’ai écouté, je ne savais pas que tu étais rentrée et j’attendais un coup de fil. Seulement, je ne suis pas certaine d’avoir appuyé sur le bon bouton. Je l’ai peut-être effacé. »

Pas « peut-être ». Sûrement. Je passai dans ma chambre et m’habillai rapidement et simplement, puisque je ne sortais pas. J’étais tentée d’ignorer le message de Rosa. Je ne voyais pas quelles bonnes nouvelles il pouvait contenir. Mais je comptai jusqu’à dix et composai son numéro.

« Il faut que nous nous voyions, dit Rosa aussitôt.

— Pourquoi ?

— Il s’agit de votre collaboration avec la police. Si j’ai bien compris, vous n’avez pas suivi mon conseil. Cela ne me surprend pas vraiment, mais j’aurais été contente que vous me le disiez.

— Euh…, murmurai-je, l’estomac noué. Bon, d’accord. Voulez-vous que je passe demain ?

— J’aimerais mieux vous voir aujourd’hui. Puis-je venir chez vous ?

— Mais pourquoi ? Je veux dire… Oui, naturellement.

— Je serai là dans une heure environ. » Et elle raccrocha.

Je fis une tentative d’une grotesque inefficacité pour mettre de l’ordre dans le salon, tout en écoutant les bruits légèrement alarmants que produisait la fougue culinaire de Julie dans la cuisine. Trois quarts d’heure s’étaient à peine écoulés quand j’entendis sonner à la porte.

Je descendis l’escalier en courant et ouvris avec un joyeux sourire que j’avais soigneusement mis au point et qui se figea dans l’instant.

« Euh… » Ce fut tout ce que je trouvai à dire – comme tout à l’heure au téléphone, me sembla-t-il.

« Je ne suis pas seule. »

Non, elle n’était pas seule. Debout à côté d’elle se tenait le commissaire principal Oban. Derrière eux, j’aperçus une voiture. Une BMW.

« Je suis désolée pour votre voiture », dis-je.

C’était la seule phrase qui m’était venue, mais en la prononçant je songeai que s’il ne vous vient qu’une seule phrase, ce n’est pas forcément une raison pour la dire. Ce peut être justement la phrase la plus mal venue.

« C’était entièrement ma faute. Je vais vous faire un chèque tout de suite. Je sais qu’en cas d’accrochage la règle habituelle est de ne jamais admettre qu’on est responsable, seulement j’étais entièrement responsable. »

Rosa semblait perplexe et Oban esquissa un sourire.

« Un petit problème de parking, lui dit-il en guise d’explication. Alors, c’était vous ? J’ai trouvé un mot sous l’essuie-glace, mais la pluie avait tout effacé. Ne vous inquiétez pas, je pense pouvoir déclarer qu’il s’agit d’un accident survenu dans l’exercice de mes fonctions.

— Ce qui est vrai, dis-je. En un sens. »

J’étais à court d’autres phrases, même idiotes, et je m’écartai pour les laisser passer. De prime abord, j’avais cédé à un délire vaguement paranoïaque et cru qu’ils venaient me voir à cause de la BMW emboutie, qu’ils allaient m’accuser d’un délit de fuite ou quelque chose dans ce genre. Mais ce n’était évidemment pas le cas. Alors, que se passait-il ? Mon esclandre au commissariat avait-il entraîné je ne sais quelle protestation officielle ? Je les suivis dans l’escalier. Au moment où nous entrions dans le salon, Julie surgit de la cuisine, resplendissante dans son tablier de boucher à rayures. Mon tablier. Elle parut prise au dépourvu, et je présentai tout le monde.

Oban serra la main de Julie d’un air un peu gêné.

« Vous êtes, euh…

— Julie habite avec moi pour quelques jours », interrompis-je.

À quoi pensait-il au juste ? Je regardai Julie, grande, bronzée, belle amazone des Tropiques. Oh, mon Dieu, il croyait sûrement à une aventure entre femmes ! Je fus sur le point de lui expliquer la vraie nature de nos relations, mais à la réflexion je n’en vis pas la nécessité.

« J’étais en train de nous préparer un petit dîner, dit Julie, d’un ton effroyablement conjugal. Vous mangez avec nous ?

— Ce n’est qu’une réunion de travail », dis-je en toute hâte.

Julie et moi transformées en couple recevant des amis… L’idée me fit frémir.

« Vous êtes un vrai commissaire de police ? demanda-t-elle à Oban.

— Oui, un vrai, répondit-il.

— Ça doit être excitant !

— La plupart du temps, non, pas du tout. »

Oban se tourna vers Rosa, qui avait pris un livre sur une étagère et le feuilletait d’un air concentré.

« Vous voulez bien nous excuser ? dit-il à Julie, avec toute la courtoisie d’un galant homme.

— Qui ? Moi ? s’écria Julie, étonnée. Bien sûr ! Je retourne dans ma cuisine. »

Elle repartit au petit trot. Quand elle eut disparu, Rosa rangea le livre à sa place et se tourna vers moi.

« Asseyons-nous, s’il vous plaît. »

Ce que nous fîmes, non sans un peu d’embarras : Rosa et moi côte à côte sur le sofa, Oban dans un fauteuil en face de nous.

« Daniel Oban m’a téléphoné ce matin…

— Rosa, interrompis-je, je suis bien consciente que j’aurais dû… »

Elle leva la main pour m’imposer silence.

« Attendez », dit-elle. Puis elle regarda Oban. « Daniel ? » À l’évidence, ils se connaissaient bien.

Avant qu’il pût dire un mot, je revins à la charge :

« Je suis désolée pour ce matin. J’étais un peu sur les nerfs avant même d’arriver, et puis tellement furieuse d’avoir découvert toute cette stupide manigance, qu’on ait pu avoir une idée pareille… Je n’ai pas pu me contenir. Mais c’était contre toutes les règles de ma profession, et…

— Vous aviez raison », interrompit Oban.

Je ne voyais pas son expression, car en parlant il s’était penché et se frottait les yeux. Il était fatigué, visiblement.

« Pardon ?

— C’était une idée catastrophique. Vous aviez raison. J’ai parlé à quelques collègues du service juridique, et, comme vous l’avez souligné, cet enregistrement serait une preuve parfaitement irrecevable. Cette pauvre fille menait Doll par le bout du nez. Si l’on peut dire. » Il regarda Rosa avec un petit sourire penaud, qu’il réprima aussitôt en voyant ses sourcils froncés.

« Bon, dis-je en haussant les épaules. Alors, tout va bien.

— Mais ce n’est pas pour cela que je suis venu. Si j’ai téléphoné au docteur Deitch, c’est parce que j’aimerais que vous continuiez à nous aider.

— Que je continue à… ?

— Vous avez fait de l’excellent travail, précis, lucide. C’est pourquoi je voudrais que vous participiez à l’enquête.

— Je ne crois pas que ce serait une bonne chose.

— Pourquoi ?

— Pour plusieurs raisons. D’abord, pouvez-vous m’imaginer retravaillant avec Furth ? Il était fou de rage.

— Furth, c’est mon problème. De toute façon, ce n’est plus lui qui dirige l’enquête. C’est moi.

— Soit. Il n’empêche que je ne crois pas avoir grand-chose à vous offrir. Je n’ai pas beaucoup d’expérience dans ce genre d’affaires. Aucune, en réalité. J’ai été confrontée à des hommes comme Doll en tant que psychiatre, mais pour le reste, je n’y connais rien. »

Oban se leva et marcha lentement jusqu’à la fenêtre, puis il se retourna.

« C’est une affaire très simple, dit-il. Un meurtre horrible et complètement rudimentaire. Un individu X a trouvé une femme dans un endroit isolé, il l’a tuée et il a pris la fuite. L’ennui, c’est qu’il court toujours. Il nous suffirait d’un peu de chance pour l’attraper. De chance, et de vos conseils pour prévoir son comportement.

— Pourquoi avez-vous téléphoné à Rosa ? demandai-je avec suspicion. Pourquoi pas à moi ?

— Parce qu’il voulait savoir ce que j’en pensais, intervint Rosa.

— Savoir si j’avais toute ma tête ? »

Rosa avait du mal à garder son sérieux.

« Sur ce point, je préfère m’abstenir de commentaires, dit-elle. Il voulait savoir s’il était légitime de vous demander votre concours.

— Et qu’avez-vous répondu ?

— Que le mieux était de vous le demander.

— Vous voulez dire me demander s’il est légitime de me le demander ? »

Elle haussa les épaules. Oban s’approcha de moi.

« Qu’en pensez-vous ?

— Je vais y réfléchir, dis-je platement.

— Très bien. Je tiens beaucoup à ce que vous acceptiez. Vous déciderez des conditions. Vous aurez carte blanche. Et je vous fournirai tout ce dont vous aurez besoin. »

La porte s’ouvrit brusquement et Julie apparut, portant un grand plateau. Où diable l’avait-elle trouvé ? Sur le plateau étaient posés trois petits plats de service.

« Avant que vous ne protestiez, je vous préviens tout de suite que ceci n’est pas un dîner, annonça-t-elle. Juste un petit en-cas. Vous en prendrez bien un peu, monsieur le super-flic ?

— Volontiers, dit Oban, regardant le plateau avec gourmandise. Qu’est-ce que c’est ?

— Oh, des choses toutes bêtes. Ça, c’est du jambon d’Aoste avec des figues fraîches. Ça, c’est de la salade d’artichauts. Et ça, c’est une petite omelette aux courgettes. Je vais chercher des assiettes. »

Elle revint, non seulement avec des assiettes et des fourchettes mais avec des verres et une bouteille de vin débouchée. Pas n’importe quel vin. Un bordeaux extrêmement cher qui appartenait à Albie et qu’il avait oublié d’emporter, mais dont il se souviendrait certainement un de ces jours. Tant pis. J’étais contente de découvrir que Julie était bonne à quelque chose, tout compte fait. Elle remplit généreusement nos verres, puis Oban et Rosa se servirent des trois mets composant son « petit en-cas ».

« C’est très bon, Julie, dit Rosa.

— Délicieux, renchérit Oban. Pour ne rien vous cacher, j’ai l’impression que vous faites une paire très harmonieuse, Kit et vous. Depuis combien de temps êtes-vous, euh…

— Oh, seulement une quinzaine de jours », dit Julie avec un sourire joyeux.

J’avalai mon vin d’un trait.