18
Un feu d’artifice s’était déclenché dans ma tête. Les fusées sifflaient et ululaient, dans une obscurité rougeâtre ou violacée. Je ne sais pas comment je parvins à descendre jusqu’à la rue en gardant la tête haute et sans que mes jambes se dérobassent. J’adressai même – ô prouesse ! – un salut amical à la jeune femme flic de permanence à l’entrée. Vaille que vaille, j’atteignis ma voiture, mais mes mains tremblaient si fort que je laissai tomber mes clefs et dus les chercher à quatre pattes, en tâtonnant dans les gravillons. Mes yeux brûlaient comme si j’étais prise dans une tempête de sable. Il fallait que je m’éloignasse au plus vite, vers un endroit où personne ne pourrait me voir. Je ne voulais pas du regard des gens, plein de cette affreuse, affreuse compassion. Moi-même, j’avais posé sur d’autres ce genre de regard. Jadis, dans une autre vie. Mais tout désormais me semblait absurdement lointain, comme si j’observais mon passé par le mauvais bout d’une lorgnette.
Je réussis à me hisser au volant. Pendant une minute, je restai immobile, ma nuque reposant contre l’appui-tête, les yeux fermés. Une migraine cruelle creusait son chemin de ma tempe vers les profondeurs de mon cerveau. Finalement, je glissai la clef dans le contact et sortis précautionneusement du parking, en regardant droit devant moi. Je les imaginai tous les trois, m’observant par la fenêtre en échangeant des coups d’œil désemparés. Comment oserais-je jamais les regarder de nouveau en face ?
Je roulai jusqu’au petit cimetière triangulaire qui se trouvait à quelque distance de chez moi, coincé entre une épicerie fine et la boutique d’un horloger, et descendis de voiture pour m’asseoir dans l’herbe entre les stèles, appuyant mon dos contre le tronc d’un grand hêtre. Dans le temps, Albie et moi venions ici parfois, pour nous asseoir un moment sous cet arbre magnifique. Le sol était encore humide après l’averse de cette nuit, et je sentis une froidure mouillée me pénétrer les os. Je levai mon visage vers le soleil, qui en cet instant venait de surgir d’un gros nuage gris. Un merle sifflait à pleine gorge sur une branche au-dessus de moi. Je me forçai à inspirer et expirer profondément, pour évacuer de mon corps les miasmes de la panique.
Au bout de quelques minutes, je me levai avec effort et retournai à ma voiture. Mes jambes ne tremblaient plus, mais elles me semblaient lourdes, et les élancements dans ma tête ne cessaient pas. Avant de repartir, je baissai le pare-soleil et contemplai un instant mon visage dans le petit miroir. Je regardai ma cicatrice, puis m’approchai davantage, et davantage encore, jusqu’à ce que plus rien ne me fût perceptible que mes yeux plongeants dans mes yeux.
J’espérais que Julie ne serait pas là. Mais quand j’introduisis la clef dans la serrure, je l’entendis qui arrivait en trombe pour m’ouvrir la porte. Ses joues étaient très rouges. Elle me lança un regard anxieux et clama d’une voix un peu trop enjouée :
« Kit ! Comme je suis contente que tu sois de retour. Tu as de la visite. J’ai dit à ce monsieur que je ne savais pas à quelle heure tu rentrerais, mais il a préféré t’attendre. C’est un ami à toi. »
J’ôtai ma veste et m’avançai. J’aperçus la nuque d’un homme dépassant du sofa. Il se leva.
« Vous aviez dit que vous reviendriez me voir », dit-il de sa petite voix aiguë.
C’était Michael Doll, portant le même sinistre pantalon orange que le jour de ma visite et un très vieux maillot de coton gris, avec de grandes auréoles de sueur sous les bras.
« Michael ! » Je ne savais que dire. C’était comme si un cauchemar récurrent avait pris possession de mon appartement.
« Je vous ai attendue, dit-il plaintivement.
— Comment avez-vous su où j’habitais ?
— Je vous ai suivie dans le métro, une fois, répondit-il, comme si c’était la chose la plus naturelle du monde. Mais vous m’avez pas remarqué.
— Il faut que je sorte, dit Julie. Ça ira, Kit ? Ou préfères-tu que je reste ?
— Depuis combien de temps est-il ici ? lui soufflai-je à l’oreille, en tournant le dos à Doll qui s’était rassis sur le sofa.
— Plus d’une heure.
— Mon Dieu. Mon Dieu, je suis désolée. Tu aurais dû me téléphoner.
— C’est ce que j’ai fait. J’ai laissé trois messages sur ton portable.
— Mon Dieu, répétai-je.
— Est-ce que tu te sens bien ?
— Oui. Non. Je ne sais pas. Tu n’aurais pas dû le laisser entrer.
— Kit ! cria Michael du sofa.
— Il m’a semblé inoffensif. Il s’est très bien tenu. Sauf qu’il n’a pas arrêté de lorgner sur mes seins.
— Pas vrai ! dit Michael, comme si de toute façon cela n’avait aucune importance. Pourquoi vous êtes pas revenue me voir, comme vous aviez dit ?
— J’ai eu beaucoup de travail.
— Vous m’aviez promis.
— Je sais, mais…
— Les promesses, il faut les tenir.
— Oui.
— Sinon, c’est du mensonge.
— Vous avez raison. »
En dire le moins possible. Ne rien lui laisser exiger de moi. Et surtout, réussir à le faire partir, mais sans le mettre en colère. Il hocha la tête, comme si ma réponse lui donnait satisfaction ; puis il posa ses mains sur ses genoux. Il avait une estafilade récente le long de l’avant-bras, et une vilaine croûte sur le poignet.
« Je peux avoir du café ? Je vous en ai servi, moi !
— Vous en avez déjà eu trois tasses, intervint Julie.
— Avec quatre sucres, s’il vous plaît.
— Il faut que je ressorte très vite, Michael. Je suis désolée, mais je ne peux pas vous laisser rester.
— Et un biscuit comme celui que votre amie m’a donné. »
Il se passa la langue sur les lèvres, et je me sentis prise de nausée.
« Écoutez, Michael…
— Je peux aller aux toilettes ? »
Je vis de petites gouttes de sueur sur son front et au-dessus de sa lèvre.
« C’est par là. »
Dès qu’il eut refermé la porte, je me tournai vers Julie.
« Écoute, peux-tu me rendre un service ? Prends mon portable et appelle la police dès que tu seras sortie. Je vais te donner le numéro. » Mais la pensée d’appeler à la rescousse des gens qui me pensaient devenue folle, pour qu’ils vinssent me protéger de l’homme que je les avais dissuadés d’arrêter, me remplit d’horreur tout à coup. J’enfouis mon visage dans mes mains.
« Kit ?
— Oui. Excuse-moi. C’est uniquement parce que… Oh, merde ! Il ne me veut probablement aucun mal, mais je ne veux pas prendre de risques stupides.
— Alors, donne-moi ce téléphone. » Elle tendit la main. « Allons, finissons-en.
— Mais je vais peut-être faire un mal terrible à ce pauvre garçon. Ou à moi.
— Kit, je ne comprends pas un mot de ce que tu racontes, mais s’il est dangereux, il faut qu’il s’en aille, et tout de suite. Donne-moi ce téléphone.
— Non. Non, attends une seconde. » J’entendis le bruit de la chasse d’eau. « Je sais. Appelle Will Pavic. Il saura comment s’y prendre.
— Lui ?
— Je t’en prie. Pour le moment, je ne vois personne d’autre. Sors et appelle-le.
— Quel est son numéro ?
— Il est dans la mémoire du portable. À Pavic.
— D’accord, d’accord. Tout ça est insensé.
— Je sais. Mais fais-le. Merci.
— Et s’il n’est pas là, ou s’il… »
Doll sortit des toilettes et Julie disparut en toute hâte. Je remarquai avec approbation qu’elle laissait la porte légèrement entrebâillée.
« Je vais faire chauffer de l’eau, d’accord ? dis-je, un rien trop gaiement.
— Vous vivez seule ici ?
— Non.
— Vous êtes mariée ?
— Pourquoi me posez-vous cette question ?
— Votre amie m’a dit que non.
— Alors, vous connaissez la réponse. »
Éviter tout conflit. Ne pas l’acculer. Ne pas le surprendre. « Quatre sucres, n’est-ce pas ?
— Et des biscuits.
— Êtes-vous venu pour me dire quelque chose, Michael ?
— Pourquoi vous avez pas de moquette ?
— Michael, est-ce que vous…
— C’est bizarre de pas avoir de moquette. Ou de tapis. C’est comme si c’était pas une vraie maison. Même au foyer, on avait de la moquette dans toutes les chambres. La mienne était marron. Marron foncé. Une moquette marron foncé et des murs blancs, avec ces petites pointes en bois collées dans le papier peint.
— Du papier à copeaux ?
— Ouais. Quand j’étais couché, j’arrachais les bouts de bois avec mes ongles. Je prenais de sacrées baffes le matin, quand on s’en apercevait. Mais je pouvais pas m’en empêcher. C’était comme une croûte qui vous démange. On peut pas s’empêcher de la gratter. Quelquefois, je faisais ça pendant des heures et des heures. Il y avait des petits bouts de bois et de papier partout dans mon lit, même sous les draps. Comme si j’avais des miettes dans mon lit, vous savez ? Même si on les voit pas, on les sent quand même, parce qu’elles vous piquent la peau. Vous voyez ce que je veux dire ?
— Oui, je vois », répondis-je, découragée.
Je versai de l’eau bouillante sur son café instantané et ajoutai un peu de lait.
« Tenez. Et prenez des biscuits.
— Et des clopes, vous en avez ? »
J’allai chercher mon sac et en tirai le paquet qui s’y trouvait encore depuis le jour où je lui avais rendu visite. Il n’en restait qu’une.
« Servez-vous.
— Du feu ? »
Je lui tendis une boîte d’allumettes. Il en frotta une et glissa la boîte dans sa poche.
« Il valait mieux faire semblant de s’en foutre quand on vous frappait. Mais moi, je pleurais chaque fois. Même quand j’avais quatorze ans, quinze ans, je pleurais. Je pouvais pas me retenir. Un vrai bébé. Alors, tout le monde rigolait de moi, et je pleurais encore plus fort. Quand j’étais couché et que je déchirais le papier peint toute la nuit, je pleurais aussi, parce que je savais qu’ils allaient s’en apercevoir et que je prendrais encore des coups, et que je pleurerais devant tout le inonde, et que les autres gars du foyer, eh bien, ils rigoleraient encore plus. »
Il prit sa tasse et but bruyamment une gorgée de café. De la cendre s’écrasa sur ses vêtements, qu’il épousseta de la main et fit tomber sur le sofa.
« Vous savez pas comment c’est.
— Non, dis-je. Je ne sais pas.
— Je pleure encore, vous savez ? Même chez les flics, j’ai pleuré. Ils vous l’ont dit ?
— Non.
— Ils se sont bien marrés en me voyant pleurer.
— Ce n’était pas très gentil.
— Je croyais que vous m’aimiez bien, moi… »
Se montrer ferme.
« Michael, je vous l’ai déjà dit, j’ai eu beaucoup de travail.
— Je vous ai attendue. Je suis plus allé au canal. J’attendais, parce que je croyais que vous alliez revenir parler avec moi.
— Je travaillais.
— Vous êtes comme les autres, alors. Pourtant, je croyais que non. Mais vous êtes comme les autres. »
De nouveau, un cylindre de cendre tomba sur son pantalon. Il éteignit sa cigarette dans sa tasse et j’entendis le chuintement du mégot mouillé. Il aurait pu tuer Lianne, pensai-je. C’était très possible. Il aurait suffi de peu de chose : qu’il lui fît des avances et qu’elle lui rît au nez, ou qu’elle se moquât de lui parce qu’il pleurait…
« Je peux avoir une autre clope ?
— Je n’en ai plus. Tiens, j’ai une idée. Si nous sortions pour en acheter un paquet ?
— Non, ça ira. »
Il sortit de sa poche un paquet presque plein. Il me le tendit, mais je fis non de la tête.
« Il faut que je reparte, Michael », insistai-je.
Will n’arriverait jamais.
« Pas tout de suite, dit-il en fronçant les sourcils. J’ai envie de parler.
— De quoi ?
— Parler, c’est tout. Vous savez bien. C’est vous qui m’avez dit ça. Que je pouvais dire tout ce que je voulais.
— C’était un entretien professionnel », Michael, expliquai-je d’une voix douce. Je lus sur son visage une complète incompréhension. « C’était pour mon travail.
— Alors, c’était pas la vérité ? C’est ça que vous voulez dire ?
— Non, ce n’est pas ça.
— Je pense toujours à elle, vous savez.
— À Lianne ?
— Oui. Personne veut m’écouter, mais j’étais là, non ? Je l’ai dit mille fois. J’étais là.
— Peut-être.
— Non. Non, pas peut-être. Pourquoi peut-être, hein ? J’étais là, et… »
La porte s’ouvrit brusquement. Je ne l’avais pas entendu monter. Doll se leva du sofa comme s’il était mû par un ressort et renversa sa tasse sur le sol. Des cendres et un fond de café se répandirent sur le parquet.
« Salut, Michael ! » dit Will. Il s’avança en lui tendant la main. Doll la serra et ne la lâcha pas.
« J’ai rien fait de mal !
— Je sais.
— Pourquoi vous êtes là, alors ?
— Parce que le docteur Quinn est une amie à moi. » Il ne m’avait pas encore adressé un regard.
« Vous vous connaissez ? demanda Doll, l’air ébahi.
— Oui.
— Donc, je connais Kit, vous connaissez Kit, je vous connais et vous me connaissez. Tout le monde connaît tout le monde. »
Soudain, il me parut tout petit et malingre, debout entre Will et moi dans son horrible pantalon orange. Je me sentis sotte et honteuse d’avoir eu si peur.
« Vous vous connaissez ? » dis-je à mon tour.
Will se tourna vers moi, étonné.
« Je croyais que vous le saviez. Ce n’est pas une coïncidence très surprenante, quand on y réfléchit. Comment va la pêche, Michael ?
— J’y suis pas allé, marmonna Doll.
— Dommage, maintenant que le temps a tourné au beau. Michael est un as de la pêche à la ligne, vous savez ?
— Oui, je sais.
— Je vais dans ta direction, Michael. Je te ramène chez toi ? » Il jeta un coup d’œil à sa montre. « Tu peux passer quelques heures à pêcher près du canal, avant qu’il fasse nuit.
— Ça m’est égal s’il fait nuit.
— Viens, je te ramène. Je suis sûr que le docteur Quinn a beaucoup de travail.
— Oui, murmurai-je. Merci.
— Ça va, Kit ?
— Oui. Ça va.
— On ne le dirait pas. Vous feriez peut-être bien de vous occuper de vous sérieusement. » Il me scruta d’un œil aigu. « Et faites mettre une chaîne de sécurité à votre porte.
— Il y en a une. Mais c’est Julie qui… Enfin, vous avez compris.
— Elle attend dehors, en chaussons. Prêt, Michael ? »
Ils sortirent tous les deux. Je les observai par la fenêtre et vis Will installer Doll sur le siège du passager. Doll lui dit quelque chose, et Will éclata de rire en lui tapotant amicalement l’épaule ; puis il referma la portière. Il leva les yeux vers la fenêtre, et j’articulai silencieusement « merci ». Mais il ne réagit pas. Il se contenta de regarder dans ma direction, comme s’il ne distinguait pas bien mon visage. Puis il se détourna.
Un instant plus tard, Julie entra comme un boulet de canon.
« Raconte-moi, supplia-t-elle anxieusement.
— Je ne peux pas, dis-je. Je crois que je vais vomir. »