36

Le lendemain, je me rendis à la clinique, participai à une réunion sur la nouvelle répartition du personnel et fis mine de me plonger dans la mise à jour de documents administratifs. En réalité, mon esprit n’était occupé que par les événements des dernières vingt-quatre heures. Je pensais à la liste de noms ; au visage blême et décomposé de Bryony quand nous lui avions annoncé ma découverte ; aux sanglots de Jeremy sous le pommier…

Et Will ? À l’égard de Will, je ne savais que faire. Serait-il si furieux qu’il ne voudrait plus m’adresser la parole ? Moi-même, avais-je envie de le revoir ? À six heures et quart, je lui téléphonai. À neuf heures moins dix, je regardai ma montre qu’il détachait de mon poignet et posait sur le sol à côté de son lit. Quand je la remis, je sortais de la douche et vis qu’il était dix heures et quelques minutes. Il était étendu sur le lit, et je me couchai à son côté. Ma peau était encore humide après ma douche, comme la sienne, humide de sueur, de sexe et de moi. Je sentais l’odeur de son savon sur mon corps, et mon odeur sur tout le sien.

« C’était merveilleux », lui dis-je – et commençai aussitôt à m’excuser. « Je me sens bête quand je dis ça. J’ai l’impression de remercier pour un service rendu. » Je me redressai, contre mon oreiller appuyé au mur, et regardai la pièce. Mes yeux s’arrêtèrent sur les vestiges d’un repas acheté chez un traiteur chinois. Une bouteille de vin gisait près du lit, vide, à côté d’une autre emplie au tiers. Nos vêtements étaient épars sur le sol.

« Je suis désolée pour hier après-midi, dis-je. Je ne savais pas quoi faire.

— Ça n’a aucune importance », répondit Will. Il parcourait mon corps du bout de ses doigts, mais sans me regarder.

« C’est ce qui m’a surprise, remarquai-je. On avait réellement l’impression que tu n’y attachais aucune importance. Moi, j’ai peur de la police – et pourtant, je travaille avec elle ! Mais on aurait dit que ça ne te dérangeait pas d’être interrogé.

— C’est un problème ?

— Mmm… Peut-être suis-je plus peureuse que toi.

— C’est compréhensible.

— Oh, tu veux dire à cause de ça ? » Je touchai ma joue, ma cicatrice.

« Qu’est-ce que j’aurais dû faire, à ton avis ? demanda-t-il. Me jeter à genoux et protester de mon innocence ?

— Pourquoi parles-tu de ton innocence ?

— C’est ce que tu attends aussi, n’est-ce pas ? Que je te regarde dans les yeux et que j’affirme la main sur le cœur : “Kit, je suis innocent. Que Dieu me vienne en aide.”

— Non ! protestai-je. Pas du tout. Mais…

— Ah ! Il y a donc un “mais”, tout compte fait. » Il se leva. « Je vais prendre une douche. »

Je restai étendue sur le lit, à demi couverte par le drap mince, plongée dans mes réflexions. À peine eut-il reparu dans la chambre, enveloppé dans une grande serviette blanche, que je lui lançai :

« Sais-tu quel est le vrai problème ?

— Quel problème ? Le tien ou le mien ?

— C’est que tu n’as pas perdu ton sang-froid un seul instant. Tu as parfaitement gardé le contrôle de toi-même.

— Et la question est : est-ce qu’un innocent se comporterait ainsi ?

— Tu ne t’en soucies pas ?

— De quoi ? » Il haussa les sourcils. « De ce que les gens pensent de moi ? Pourquoi voudrais-tu que je m’en soucie ?

— Non. Non, je ne parle pas de ce que les gens pensent de toi. Plutôt de… de toute cette histoire atroce. Lianne, Philippa, Daisy, et maintenant Bryony. Tu y es mêlé, d’une certaine manière. Même si tu n’y es pour rien au sens strict, tu y es mêlé. Et tu as connu Lianne. Elle était très jeune, solitaire, elle avait besoin d’aide, et elle est morte à présent. Ces filles sont mortes, et toi, tu es resté assis, impassible, avec ton sourire ironique, essayant de marquer des points. Je sais bien que tu n’y es pas indifférent, au fond de toi, sinon tu ne ferais pas le travail que tu fais. C’est pourquoi je sais bien que cela t’importe, évidemment…

— Non, tu n’en sais rien. Mon travail et ces meurtres sont deux choses indépendantes.

— Bon, alors, peut-être que tu t’en moques. Mais si c’est le cas, je trouve ça glaçant. »

Will eut un sourire dur.

« Plus glaçant que l’éventualité que je puisse être capable d’assassiner ? » Il laissa tomber sa serviette, qui fit une petite flaque blanche à ses pieds, puis enfila un peignoir. « Peut-être même est-ce une idée qui t’excite ? Est-ce que cela te plaît de penser que j’aie pu tuer des femmes ? Je te connais. Tu aimes affronter tes peurs, n’est-ce pas ? Ressentir de la peur, et aller de l’avant quand même ? » Son ton était narquois et cruel.

Je m’assis sur le lit.

« Écoute, Will, cessons de jouer à ces petits jeux. S’il te plaît. J’ignore si cela m’a rendue beaucoup plus savante, mais j’ai rencontré quelques dizaines de tueurs. Plus, peut-être. Chaque fois, j’avais un gros dossier expliquant pourquoi ils avaient tué. Mais je ne connais pas un seul exemple où des gens aient senti en eux un tueur potentiel avant qu’ils ne passent à l’acte. Au contraire : plusieurs ont été remis en liberté sur le conseil d’experts supposés, comme moi, et ils ont tué quelqu’un d’autre. Donc, je ne peux pas rester plantée sur mes deux pieds en affirmant que tu ne peux pas être un meurtrier.

— Assise.

— Pardon ?

— Tu n’es pas plantée sur tes deux pieds, tu es assise dans le lit.

— Oh, par pitié ! Ton ironie ne fait que confirmer ce que je suis en train de dire. Écoute, ce que j’essaie de te faire comprendre, c’est que je t’ai observé cet après-midi, et que j’ai soudain songé qu’au fond tu aimerais assez que les gens te croient coupable de meurtre. Ce serait une victoire à beaucoup d’égards. Tu serais une victime une fois de plus. Will Pavic, le grand incompris. Et cela prouverait l’extravagante stupidité de la police et de toutes les autorités. La situation idéale, en quelque sorte : tu aurais raison seul contre tous ! Or, c’est fondamentalement ton opinion sur le monde qui nous entoure. »

Will continua de sourire.

« En somme, je n’ai pas réussi à te berner », dit-il.

Je me penchai, lui pris la main et l’attirai près de moi sur le lit. Je caressai ses cheveux ras et raides. Je posai un baiser sur son front, puis la paume de ma main contre sa joue, et, l’espace d’un bref instant, il s’y appuya.

« Je sors de quelques mois très durs, dis-je. J’ai encore des cauchemars.

— Kit…

— Ma vie sexuelle a été un désert pendant pas mal de temps, et maintenant, c’est la meilleure que j’aie jamais connue. Et c’est tellement bien ! “Bien” n’est pas le mot qui convient, mais tu comprends, n’est-ce pas ? Et parfois, je me demande si je ne suis pas en train de tomber amoureuse de toi.

— Kit… », répéta-t-il dans un souffle. Il ne plaisantait plus, il ne raillait plus. C’était déjà quelque chose de gagné. Même si notre aventure devait finir, cela valait mieux que son mépris.

« Il se peut que tu aies raison, poursuivis-je. Que je sois attirée par toi justement parce que tu es hargneux et intimidant, et que, d’une certaine façon, tu me fais peur. Il se peut aussi que j’aie envie d’être auprès de toi parce que je te sens malheureux et que je me raconte que je peux te redonner l’amour de la vie – tu sais, ce vieux fantasme imbécile des femmes dont tu as sûrement entendu parler. Peu importe. Moi, j’ai été heureuse de me sentir de nouveau désirée comme tu m’as désirée. J’ai été heureuse dans les moments où, en plein milieu de mon travail, je me laissais aller à penser à toi. Je me suis sentie revenir à la vie. Mais je ne veux pas pour amant quelqu’un qui se fiche de tout et de tout le monde, et dont le seul impératif est de ne jamais céder à rien ni à personne. Je ne suis pas douée pour la passion sans tendresse. Je ne suis pas assez endurcie, probablement. Et je suis nulle au petit jeu des équivoques. Voilà, j’ai retourné toutes mes cartes sur la table. Aucun as, comme tu le vois. » J’eus un petit rire forcé, mais il ne répondait toujours rien. « Alors, peut-être ai-je besoin d’un homme aux arêtes moins vives… »

Will ramena doucement une mèche de mes cheveux mouillés derrière mon oreille.

« Je crois que ce sera plus dur pour moi que pour toi si nous cessons de nous voir, dis-je. Les séparations ne sont pas mon fort, elles ne l’ont jamais été. Tu t’en sors certainement beaucoup mieux. Tu ne dois pas perdre beaucoup de temps à regarder en arrière.

— Mais je veux continuer à te voir, Kit.

— Tu veux me voir selon tes conditions.

— Et tes conditions à toi, quelles sont-elles ?

— Je ne sais pas. » Je laissai un petit sanglot s’échapper de ma poitrine. « Ce qui est sûr, c’est qu’il y en a certaines. »

Il sourit.

« Ce que tu dis est totalement incompréhensible, tu sais ?

— Je sais. » Il me tendit un mouchoir en papier, et je me mouchai. « En tout cas, pour ce soir du moins, je pars. Et le plus sage serait peut-être que je parte définitivement. » Je posai un doigt sur ses lèvres. « Chut ! Ne dis rien de plus. Pas pour le moment. »

Je me levai et commençai de me rhabiller.

« Je n’aime pas beaucoup l’idée que tu marches toute seule dans ce quartier à une heure pareille, dit Will.

— Je crois que je ne risque rien. Mon nom n’était pas sur la liste. »

Je quittai la maison et m’éloignai sans me retourner. La lune était pleine, et si brillante que son halo éclairait les nuages qui flottaient dans le ciel. Tout mon corps tremblait de tension. Je sentis des larmes couler le long de mes joues, chaudes, âpres ; mais je respirai plusieurs fois aussi profondément que je pus et essuyai mon visage. Voilà qui était mieux. J’avais fait ce qu’il fallait. Tout était probablement fini, mais je ne cessais d’agiter les mêmes pensées dans ma tête. Va de l’avant, me dis-je. Va de l’avant. Il y a tant d’autres choses auxquelles tu dois penser.

Marcher seule dans les rues à une heure avancée de la nuit n’a jamais été pour moi une source d’anxiété. Je me fonde sur la théorie que si l’on marche d’un pas rapide et résolu, en donnant l’impression de savoir où l’on va, on est en sécurité. J’ai passé une bonne partie de ma carrière à m’entretenir avec des hommes dangereux, et je leur ai souvent demandé comment ils choisissaient leurs victimes. À leurs réponses, j’ai cru déceler qu’ils prenaient pour cibles des gens – des femmes, surtout – qui, par leur apparente passivité, leur manque de jugement ou d’assurance, semblaient les inciter à la violence. Je me suis donc persuadée que si l’on n’a pas l’air d’une victime, on court peu de risques de le devenir. Au demeurant, il se peut bien que je me leurre. Mais admettre que la souffrance est purement aléatoire a quelque chose d’insupportable ; aussi est-il moins pénible de croire que les gens sont pour beaucoup dans les malheurs qu’ils s’attirent.

Je parcourus des rues sombres et désertes, jusqu’au moment où je retrouvai les lumières et le bruit de l’artère principale du quartier. Près du métro Kersey Town, les taxis cornaient à grand tapage et le kiosque à journaux était ouvert, vendant la première édition des journaux de demain comme si l’on ne pouvait patienter jusqu’au matin. En temps ordinaire, j’eusse été fascinée par le spectacle de la ville s’affairant dans la nuit. J’aime regarder les gens qui semblent avoir échoué en un lieu où ils ne devraient pas être, à un moment qui n’est pas le bon. J’essaie d’imaginer quels étranges missions ou projets et quels mauvais détours les y ont amenés, je m’invente des histoires dont ils sont les héros involontaires. Mais ce soir-là, j’avais d’autres histoires en tête, d’autres récits qui se racontaient à ma conscience, s’entrecoupaient, se bousculaient et criaient pour se faire entendre. Je traversai la rue encombrée de véhicules, puis le square plongé dans l’ombre, laissant la cohue derrière moi. Je pensai à Bryony se promenant le long du canal au milieu de la nuit. C’était une sottise, Oban l’avait dit justement, mais je comprenais cette impulsion. L’obscurité, le silence, les vaguelettes à peine perceptibles à la surface de l’eau noire… Un étrange monde secret en pleine ville. Et je pensai à Philippa, disparue sans que nul ne remarquât rien dans la lumière d’un matin à Hampstead Heath, au bord d’un terrain de jeux peuplé d’enfants, de mamans, de nounous distraites.

Mon cerveau s’activait si furieusement que ma marche était devenue presque inconsciente, même si je me dirigeais vers chez moi par un trajet compliqué qui passait par des rues étroites et silencieuses et de maigres allées. J’étais à peine à cent mètres de ma porte quand quelque chose d’impossible à identifier me fit sortir subitement de ma rêverie ; je regardai autour de moi, prise au dépourvu. Avais-je entendu un bruit ? Je me trouvais dans une rue paisible, bordée d’un côté par une rangée de maisons et de l’autre par un cimetière. Je ne vis personne, mais, du coin de l’œil, je perçus un mouvement. Je scrutai plus attentivement la rue d’où j’arrivais, mais il n’y avait personne. Quelqu’un s’était-il réfugié dans l’ombre ? J’allais être devant chez moi dans une minute. Je me remis en marche d’un pas vif, ma main serrant ma clef dans la poche de ma veste. Une minute, moins, trente secondes. Je commençai à courir et arrivai au pied du perron. Alors que je glissais la clef dans la serrure, je sentis une main sur mon épaule et poussai un stupide petit cri de frayeur. Mes nerfs se crispèrent très fort au creux de ma poitrine. Je me retournai. C’était Michael Doll. Je recevais en plein visage son haleine acide et douceâtre.

« Je vous ai rattrapée », dit-il en souriant.

Je m’efforçai de penser calmement. Être ferme. Désamorcer la tension. Le faire partir. Mais il me fallait prendre un air surpris : je ne devais pas lui donner le sentiment que sa présence me semblait naturelle.

« Que diable faites-vous ici à une heure pareille ?

— Vous me manquiez, dit-il. Vous êtes pas venue me voir.

— Pourquoi aurais-je dû venir vous voir ?

— J’ai beaucoup pensé à vous, vous savez ?

— Est-ce que vous m’avez suivie ? demandai-je.

— Non, pourquoi ? » Il recula d’un pas et détourna les yeux.

Bien sûr qu’il m’avait suivie. Depuis combien de temps ? M’avait-il guettée devant la maison de Will ?

« Vous avez passé la soirée avec quelqu’un d’autre ? »

Quelqu’un d’autre ? Qu’avait-il dans la tête à présent ?

« Il faut que je rentre me coucher, Michael, dis-je.

— Je peux entrer ?

— Non.

— Seulement cinq minutes.

— Il est trop tard. Mon amie m’attend. »

Il leva les yeux vers l’appartement.

« Il n’y a pas de lumière…

— C’est parce qu’elle est déjà couchée.

— Je veux vous parler », dit-il d’une voix pressante.

Incroyable. J’étais debout sur le pas de ma porte à minuit et demi, négociant avec Michael Doll le droit de lui garder ma porte close.

« Il faut que j’aille dormir.

— Si c’était quelqu’un d’autre, vous le laisseriez monter.

— Michael, il est très tard. Rentrez chez vous.

— Je déteste être chez moi.

— Bonne nuit, Michael, dis-je avec un sourire, gentil, mais pas accueillant, et une pression sur le bras qui manifestait de la sympathie, mais pas de vraie chaleur.

« J’ai besoin de vous voir, dit-il, plus faiblement.

— Pas à cette heure, dis-je. Au revoir. »

Sans hâte excessive, je franchis le seuil, entrai dans le vestibule et repoussai la porte, mais elle se bloqua. Il avait glissé son pied entre le chambranle et le battant. Il se pencha pour passer son visage par l’entrebâillement.

« Vous me détestez ? » Ce n’était pas vraiment une question. « Vous voulez que je parte. Plus jamais me revoir, pas vrai ? »

Oh, que oui, je voulais qu’il parte ! Qu’il disparût de ma vie, et s’il devait s’attacher à quelqu’un, alors, que ce fût à quelqu’un d’autre.

« Ce n’est pas du tout ce que je veux dire, prétendis-je. Je suis fatiguée. J’ai eu une journée très dure. S’il vous plaît, Michael. »

Son visage était tout proche du mien, et j’entendais sa respiration un peu sifflante. Son bras se glissa par la porte entrouverte, et je sentis sa main sur ma joue.

« Bonne nuit, Kit », dit-il.

Je ne répondis rien. La main recula, je sentis la pression contre la porte s’affaiblir, et je réussis à la fermer. Je m’appuyai contre elle et une nausée soudaine me tordit l’estomac. Je sentais encore le contact de la main de Doll sur mon visage. Je sentais aussi Will dans mon ventre. Il me semblait porter sur moi l’odeur de ces deux hommes. Je montai l’escalier au pas de course et, bien que j’eusse déjà pris une douche chez Will, j’en pris une autre, très longue, jusqu’à ce qu’il n’y eût plus d’eau chaude. Puis je fouillai dans un placard et y trouvai une bouteille de whisky. Je m’en versai une bonne rasade et emportai le verre dans mon lit. Je restai assise dans le noir, buvant de petites gorgées qui brûlaient mes entrailles et ennuageaient mon esprit.