5
Le petit meublé de Michael Doll se trouvait au-dessus d’un salon de toilettage pour chiens, dans une rue du nord de Hackney bordée de boutiques miteuses et bizarres, ces boutiques de banlieues tristes dont je me demande toujours comment elles peuvent faire le moindre profit. Je les observai de la voiture. Il y avait celle d’un taxidermiste, exhibant dans sa devanture un martin-pêcheur empaillé au plumage terni, qui vous fixait à travers la vitrine de ses yeux en verre sans couleur. Qui pouvait avoir eu l’idée de faire empailler un martin-pêcheur ? À côté, un marchand de tissus vendait des tabliers à grosses fleurs et des fuseaux à sous-pieds en matière synthétique indéfinissable ; au-delà, un bazar tout-à-une-livre ; un peu plus loin encore, une épicerie ouverte vingt-quatre heures sur vingt-quatre où des boîtes de conserve cabossées formaient des pyramides sur les étagères et où le gros homme assis à la caisse se curait le nez. Numéro 24 bis. À une des fenêtres, les carreaux étaient remplacés par une feuille de plastique gondolée. Derrière le plastique, une lumière était allumée.
Je me tournai vers Furth.
« Vous savez, ce n’est pas du tout ainsi qu’on est censé procéder. Vous auriez dû étudier l’affaire et tâcher d’en déduire le profil du meurtrier, au lieu de dégoter un suspect potentiel et de voir si vous pouviez l’imbriquer dans l’affaire. Si j’ai accepté de vous aider un peu, c’est seulement parce que vous avez déjà fait la connerie de l’année en lançant dans l’arène votre Miss Police avec ses micros et ses jolies jambes en mouvement perpétuel.
— D’accord, Kit, dit-il d’un ton neutre en regardant devant lui la sinistre rue. Dites, vous vous sentez vraiment d’attaque ?
— Tout à fait. »
Je n’allais pas lui avouer que j’étais réveillée depuis trois heures du matin, essayant de me préparer pour ce moment.
À l’instant où nous descendîmes de voiture, je sentis mon estomac se nouer sous l’effet de l’appréhension et je serrai les poings. Pour cacher ma nervosité, je m’étais habillée de manière décontractée : jean noir et sweat-shirt blanc sous une vieille veste en daim. Mes cheveux étaient en chignon attaché un peu négligemment sur ma nuque. Je voulais avoir l’air détendue et accessible, mais professionnelle en même temps. J’étais le docteur : une personne amicale, mais pas une amie.
J’appuyai sur la sonnette, mais ne pus entendre si elle fonctionnait au premier étage. Personne ne répondit. J’appuyai de nouveau et attendis. Toujours pas de réponse. Je poussai la porte, qui s’ouvrit. J’entrai et criai : « Michael ? Vous êtes là ? » Mais ma phrase resta comme en suspens dans l’air aux relents de moisi.
L’escalier était nu et étroit, entre des murs peints en vert d’hôpital. Des moutons de poussière s’accumulaient sur les marches. Je posai ma main sur la rampe vernie, poisseuse comme si des centaines de paumes moites l’avaient tenue avant moi. Il n’y avait pas la place pour deux personnes, aussi je montai la première et Furth me suivit. On aurait dit que nous gravissions un escalier en colimaçon dans le donjon d’une forteresse. À mesure que je m’approchais de la porte sur le palier, je sentais une lourde odeur, une odeur, de chair suante, de plus en plus forte, couvrant l’âcreté du moisi. Soudain, je sus que tout cela n’avait aucun sens.
« Ce n’est pas possible, dis-je.
— Quoi ? siffla Furth entre ses dents. Vous vous dégonflez ? »
Je secouai la tête.
« Non, pas du tout. Mais il faut que je le voie seule à seul.
— Qu’est-ce que vous racontez ? Je ne peux pas vous laisser prendre un risque pareil, bon Dieu !
— Vous ne vous rendez pas compte ? Vous, moi, lui, de nouveau tous ensemble. Qu’est-ce qu’il va penser ? »
Furth regarda autour de lui d’un air désespéré, comme s’il y avait quelqu’un dans l’escalier qui pût prendre la direction des opérations.
« Il n’est pas question que vous entriez seule.
— Vous m’avez dit que c’était un petit pervers minable. Où est le problème ?
— Ce que je vous ai dit, c’est qu’à mon avis ce type est un tueur. »
Je réfléchis un instant.
« Alors, restez dans l’escalier. Je lui dirai que vous êtes là. Ça marchera. »
Furth garda le silence un moment.
« Bon. Je serai juste dehors. Criez et j’arrive aussitôt. Vous m’avez bien entendu ? Au moindre doute, criez, Kit.
— Parfait, dis-je, inspirant profondément. Descendez de quelques marches en attendant que je sois entrée. Michael ? » J’appelai de nouveau et frappai fermement à la porte, qui était peinte du même vert déprimant.
Quelqu’un accrocha une chaîne de sécurité à l’intérieur, puis entrebâilla la porte de cinq centimètres.
« Qu’est-ce que vous voulez ? »
Une minuscule fraction du visage de Michael Doll regardait vers moi. Ses yeux semblaient légèrement injectés de sang, et son front terreux était semé de dizaines de petits boutons séborrhéiques. L’odeur se fit tout à coup plus forte.
« C’est Kit Quinn, Michael. Le docteur Quinn. La police vous a téléphoné pour vous prévenir de ma visite.
— Mais je ne vous attendais pas si vite. Je n’ai pas… C’est le foutoir ici. Vous arrivez trop tôt. Tout est en désordre.
— Ça n’a aucune importance.
— Attendez. Attendez un moment. »
La porte se referma et j’entendis qu’il faisait en hâte un peu de ménage, traînant des objets par terre, claquant des tiroirs, faisant couler un robinet.
Quelques minutes plus tard, la porte s’ouvrit de nouveau – complètement, cette fois. Je me forçai à sourire et vis qu’il me souriait en retour. Je me forçai aussi à faire un pas en avant.
Il avait brossé en arrière ses longs cheveux ternes et tamponné sa peau de je ne sais quelle lotion, dont le parfum douceâtre, combiné à l’odeur de chair suante, ne quitta plus mes narines.
Je me forçai à lui tendre la main. Elle ne tremblait pas. Il la serra délicatement, comme si c’était une grenade qui risquait d’exploser. Sa paume contre la mienne était molle et moite. Il n’arrivait pas à me regarder en face.
« Bonjour, Michael », dis-je, et il s’écarta pour me laisser entrer. En franchissant le seuil, j’entendis un grondement rauque, et l’instant d’après une forme sombre s’élança vers moi. Avant que Doll eût le temps de saisir la bête et de la faire reculer, j’aperçus des dents jaunes, une langue rouge, des yeux brillants, et sentis sur moi une haleine atrocement puante.
« Couché, Kenny ! »
Kenny était très grand, au pelage d’un brun tirant sur le noir ; il était sûrement croisé avec un berger allemand.
« Je suis désolé.
— Ne vous inquiétez pas. Il ne m’a même pas touchée. » La chimie sanguine de la peur courait encore dans mes veines. Kenny faisait entendre un grondement sourd, qui montait du fond de sa gorge.
« Non. Je veux dire que je regrette. Je regrette vraiment.
— Oh, vous parlez de ça… »
Je touchai ma joue, et il fixa des yeux ma cicatrice.
« Je suis désolé, répéta-t-il. Désolé, désolé. Je ne voulais pas… C’est seulement la façon dont ils vous traitent. Ce n’était pas vraiment ma faute. Vous étiez là, et ce flic disait des trucs, et…
— Je ne suis pas venue pour parler de cet incident, Michael.
— Alors, vous êtes avec eux.
— Je ne suis pas avec eux. Je veux être franche avec vous, Michael. Je suis médecin, je m’entretiens avec les gens qui ont des problèmes, ou qui ont besoin de parler, ou envie de parler. Et il m’arrive de donner des conseils à la police. Ce sont des policiers qui m’ont amenée ici, mais je leur ai dit d’attendre dehors. Je voulais que nous parlions seul à seule, vous et moi.
— Ils m’ont tabassé aussi, vous savez. Il n’y a pas que vous qui ayez morflé. C’est tous les deux. »
Un instant, je le considérai et réfléchis aux raisons pour lesquelles Michael Doll ne se verrait jamais offrir un emploi digne de ce nom, pour lesquelles il ne pourrait qu’effrayer la plupart des femmes. Il était impossible d’en isoler une. Simplement, tout chez lui était un peu de guingois. Je pensai à ces personnes ivres qui essaient de faire croire qu’elles n’ont pas bu, qui sont attentives à chaque détail pour donner le change, et pourtant ne trompent personne. Doll semblait imiter un membre normal de la collectivité, civilisé et socialement adapté. Il avait même fait un effort particulier pour ma visite. Sa chemise était boutonnée jusqu’en haut et il portait une cravate. Sa cravate n’avait rien de bizarre, mais le nœud en était invraisemblablement petit et serré. Il donnait l’impression qu’il ne pourrait jamais le défaire. Sa vieille veste noire en velours côtelé était un peu trop grande, et il avait roulé une manche à l’intérieur et l’autre à l’extérieur, en sorte que la doublure était visible d’un côté et pas de l’autre. Sa ceinture était probablement déchirée, car il l’avait raccommodée avec du ruban adhésif presque du même brun. Il s’était rasé, mais avait oublié une surface de peau d’une largeur incroyable sous la ligne du menton, où l’on distinguait un archipel de petites îles velues.
Je ne savais pas s’il était malfaisant ou psychopathe. Ce que je savais, c’est qu’il était pauvre et n’avait connu que la pauvreté. Solitaire, et n’avait connu que la solitude. J’ai parfois pensé que les mots les plus importants qu’on puisse nous dire ne sont pas « Je t’aime », mais « Tu ne peux pas sortir comme ça. » C’est une phrase qu’on nous dit et qu’on nous répète quand nous sommes enfants, et en grandissant, nous l’intériorisons et nous nous la disons à nous-mêmes. Aussi entrons-nous dans notre vie d’adultes en apprenant à faire ce que font les autres, à dire ce qu’ils disent, de manière à nous mouvoir sans peine au sein du monde social. Mais il existe aussi des gens comme Michael Doll à qui l’on n’a jamais dit cette phrase, ou pas comme il fallait. Pour eux, se conformer au monde social est comme une langue étrangère qu’ils ne parleront jamais qu’avec un accent bizarre.
« Du thé ? Du café ? »
Son front se couvrait de sueur.
« Du thé, avec plaisir. »
Il prit deux grandes tasses dans un placard qui ne contenait rien d’autre. L’une était à l’effigie de la princesse Diana ; l’autre était rouge et ébréchée.
« Laquelle voulez-vous ?
— Plutôt celle avec Diana. »
Il hocha la tête avec approbation, comme si c’était une question test.
« Elle était pas comme les autres, Diana. » Ses yeux croisèrent les miens une seconde, puis son regard s’enfuit de nouveau dans le vague. Il glissa sa main sous sa chemise et se gratta énergiquement. « Je l’aimais beaucoup. Est-ce que vous voulez, euh… » Il fit un geste en direction du canapé.
Je m’assis en cachant ma répugnance.
« Oui, beaucoup de gens l’aimaient », dis-je.
Il fronça les sourcils, comme s’il cherchait ses mots, puis répéta, l’air navré de ne pas trouver mieux :
« Elle était pas comme les autres. »
Par terre, dans un coin de la pièce encombrée qui faisait office de salon et de cuisine, gisaient deux gros os et un bol à demi plein de nourriture pour chiens dans de la gélatine, autour desquels bourdonnait une nuée de mouches. Le mur, au-dessus du petit fourneau graisseux, arborait un de ces calendriers décorés de femmes nues aux seins énormes et au sourire humide. Une casserole où avaient durci des haricots blancs était posée sur un des brûleurs. Dans un autre coin, je remarquai un petit téléviseur allumé, dont le son était coupé. Une ligne blanche horizontale barrait le bas de l’écran. Le canapé était couvert de poils de chien et de taches dont je préférais ne pas connaître la nature. Des canettes de bière, des paquets de chips et des cendriers débordants jonchaient le sol. Par la porte, j’entrevoyais une partie de la petite chambre à coucher. Le mur semblait entièrement couvert de photos, arrachées à des journaux ou à des magazines. Pour autant que je pusse les distinguer, elles allaient des portraits de filles à moitié nues et boudeuses qu’on trouve en page 3 dans la presse de caniveau à la pornographie la plus crue.
Dans le salon-cuisine, les murs étaient garnis d’étagères – non pour des livres, mais pour tout un fourbi apparemment rassemblé au hasard : une ballerine en plastique dont une jambe était cassée au genou, six ou sept vieux postes de radio aux boîtiers fissurés, une sonnette de bicyclette, plusieurs bâtons boueux, un collier de chien, un gros calepin avec un tigre dessiné sur la couverture, un yo-yo sans fil, une cruche craquelée, un bandeau à cheveux rose avec une fleur en tissu sur le devant, une sandale bleu pâle, une brosse, un morceau de chaîne d’arpenteur, une cuvette émaillée, une pelote de ficelle, un petit tas de trombones de couleur, plusieurs vieilles bouteilles vides. J’imaginais sans peine qu’au moins la moitié de la population britannique estimerait que Michael Doll méritait la prison à vie rien que pour ce qu’il avait fait de cet appartement.
Il me vit observer cette accumulation hétéroclite et me dit, fier et sur la défensive en même temps :
« C’est seulement des trucs que je ramasse. Près du canal. Les choses que les gens jettent, vous croiriez jamais. »
Je le regardai placer un sachet de thé dans chaque tasse, puis verser quatre cuillerées de sucre dans la sienne. Sa main tremblait tant qu’il en répandit sur le côté de l’évier.
« Je l’aime très sucré, dit-il en apportant les tasses. Vous voulez des biscuits ? »
Il me sembla que je ne pourrais rien avaler pour peu qu’il l’eût seulement regardé.
« Non, répondis-je. Mais mangez-en, si vous voulez. »
Il prit deux biscuits dans un paquet entamé et les trempa ensemble dans son thé jusqu’à ce que le bout de ses doigts touchât le liquide brûlant. Les biscuits étaient si ramollis qu’il dut utiliser son autre main pour les empêcher de s’écraser comme des petits paquets de boue. Il les éleva jusqu’à sa bouche et les lécha sur sa peau avec délice. Il avait la langue épaisse et grisâtre.
« Excusez-moi », dit-il avec un rictus gêné.
J’approchai ma tasse de mes lèvres, assez près pour feindre de boire une minuscule gorgée. Puis je me lançai :
« Michael, vous savez pourquoi je suis venue ?
— Les flics m’ont dit que je devais vous raconter, pour la fille.
— En tant que médecin, j’ai parfois eu pour patients des gens qui avaient commis ce genre de crimes.
— Quel genre ?
— Des violences sexuelles, des meurtres de femmes. Quoi qu’il en soit, la police m’a demandé mon opinion sur cette affaire du canal. » Je perçus une lueur d’intérêt dans son œil qui ne louchait pas. Pour la première fois, il me regardait avec attention. « Naturellement, poursuivis-je, je cherche à m’entretenir avec toute personne susceptible d’avoir vu quelque chose. Vous êtes un de ceux qui se sont présentés spontanément. Vous vous trouviez dans les parages, n’est-ce pas ?
— Je vais à la pêche, dit-il.
— Je sais.
— Je vais m’asseoir dans ce coin tous les jours. Quand je travaille pas. C’est tranquille, par là. Loin du bruit. Presque comme la campagne.
— Vous mangez les poissons que vous péchez ? »
Doll me fixa du regard, horrifié et dégoûté.
« C’est dégueulasse, les poissons, dit-il. Ça glisse et ça pue. Et puis, vous mangeriez ce qui sort de cette flotte, vous ? J’en ai rapporté un à mon chien, une fois. Il a pas voulu y toucher. Alors, je les garde dans mon panier et je les rejette à l’eau à la fin de la journée.
« Vous étiez assez près de l’endroit où la victime a été trouvée.
— Ouais.
— Vous savez ce qui s’est passé ?
— J’ai cherché dans les journaux. Mais y avait pas grand-chose. Lianne. C’était comme ça qu’elle s’appelait. C’était qu’une gamine. À peu près dix-sept ans, ils ont dit. Une gamine. C’est horrible, cette histoire.
— Et c’est pour cela que vous vous êtes présenté au commissariat ?
— C’est les flics qui ont lancé un appel. Ils voulaient parler à tous ceux qui étaient dans le secteur.
— À quelle distance étiez-vous ?
— Cent cinquante, deux cents mètres. Près du canal. J’ai pas bougé de la journée. Je péchais, comme je vous ai dit.
— Donc, si Lianne était arrivée par là, vous l’auriez vue.
— Je l’ai pas vue. Possible qu’elle soit passée pas loin. Quand je pêche, je suis ailleurs. Dans mes pensées. Et vous, vous l’avez vue ?
— Quoi ?
— Vous avez vu le corps ?
— Non.
— On lui a tranché la gorge.
— Oui, c’est vrai.
— On meurt vite ?
— Si les artères principales sont coupées, oui, très vite.
— Y aurait plein de sang, non ? Celui qui l’a tuée, il devait être couvert de sang.
— Je suppose. Je ne suis pas vraiment spécialiste. Ce meurtre, est-ce que vous y avez pensé depuis ?
— Ouais, bien sûr. J’arrive pas à penser à autre chose, même. C’est pour ça que je voulais savoir où en étaient les flics. »
Je fis semblant de boire une autre gorgée de mon thé.
« L’enquête vous intéresse ? demandai-je.
— J’avais jamais été aussi près d’un crime. J’ai pensé que je pouvais participer un peu. Je voulais seulement rendre service.
— Vous dites que vous n’arrivez pas à penser à autre chose. »
Il remua sur sa chaise. Puis il prit un autre biscuit, mais ne le mangea pas. Il le cassa en morceaux, puis en morceaux plus petits, jusqu’à ce qu’il n’en restât que des miettes sur la table.
« Je revois tout ça.
— Qu’est-ce que vous revoyez ?
— Cette fille, qui marche le long du canal, et puis qui se fait couper la gorge et qui meurt. »
Je tirai de ma poche un paquet de cigarettes, volé dans la provision de Julie pour cette occasion. Il leva les yeux. Je lui en offris une, et il la prit. Je lui jetai ma boîte d’allumettes, comme si nous étions entre amis.
« La police a dû vous demander si vous vous rappeliez quoi que ce soit.
— Ouais.
— Je voudrais tenter une autre approche qui pourrait faire remonter un souvenir. Racontez-moi ce que vous avez ressenti.
— Qu’est-ce que vous voulez dire ?
— J’aimerais que vous me disiez quels sont vos sentiments personnels par rapport au meurtre de Lianne. »
Il haussa les épaules.
« J’y repense beaucoup.
— Parce que vous étiez tout près ?
— Ouais, sûrement.
— Et à quoi repensez-vous ?
— Je revois tout ça dans ma tête.
— Tout ça quoi ?
— Tout ça. Oui, tout ça, répéta-t-il avec insistance. Je pense à l’effet que ça a pu lui faire, au type.
— Et selon vous, quel effet ça lui a-t-il fait, Michael ? »
Il rit.
« C’est votre boulot, non ? Vous essayez pas d’imaginer quel effet ça peut faire de tuer une femme ?
— Vous avez dit que vous n’arriviez pas à penser à autre chose.
— J’ai rien vu. Alors, j’imagine.
— C’est justement ce qui m’intéresse, dis-je. Si vous n’avez rien vu, pourquoi vous êtes-vous présenté au commissariat ?
— Parce que j’étais dans le coin. Et que les flics ont lancé un appel.
— Comment vous sentez-vous, Michael ? En avez-vous parlé avec quelqu’un ?
— Un docteur, vous voulez dire ?
— Oui.
— Pour quoi faire ?
— Quelquefois, ça aide de parler.
— J’en ai parlé.
— À qui ?
— À une amie.
— Alors ? »
De nouveau, il haussa les épaules.
« On a parlé, c’est tout. »
Un autre silence.
« Vous vous intéressez à cette affaire. Y a-t-il quelque chose que vous aimeriez savoir ? »
Il détourna le regard une fois de plus. Pour éluder la question ?
« Je m’intéresse à ce que fait la police. J’ai envie de savoir comment ils avancent. Ça me fait drôle d’être concerné et de rien savoir.
— Dans les moments où vous n’arrivez pas à penser à autre chose, qu’est-ce que vous voyez dans votre tête ? »
Il réfléchit quelques secondes.
« C’est comme quand on allume une lumière et qu’on l’éteint tout de suite. Je vois une femme.
— Quelle femme ?
— N’importe quelle femme. Je la vois qui marche sur le chemin de halage. Et puis quelqu’un qui s’approche derrière elle, qui l’attrape et qui lui coupe la gorge. Je vois ça tout le temps.
— Et que ressentez-vous dans ces moments-là ? »
Il se secoua, tressaillit presque.
« Sais pas. Rien. Seulement, c’est un truc qui veut pas sortir de ma tête. C’est là. » Il se frappa le front. « Mais tout ce que je voulais, moi, c’était rendre service. » Sa voix était aiguë et plaintive, comme celle d’un petit garçon.
Je me rappelai les détails de sa vie passée que j’avais lus la veille dans son dossier, quand je m’étais rendue au commissariat pour rencontrer Furth. Il avait été confié à l’assistance publique à l’âge de huit ans, car sa mère, alcoolique, ne s’occupait pas de lui et son beau-père le battait. À seize ans, il était passé par vingt foyers et dix familles d’accueil. Son histoire accumulait les problèmes d’incontinence nocturne, les fugues, les brutalités à l’école, subies, puis infligées. Au domicile d’une de ses familles d’accueil, il avait torturé un chat ; chez une autre, mis le feu à ses draps. À treize ans, on l’avait placé dans une unité spéciale pour enfants perturbés, où la violence de son comportement n’avait fait qu’empirer. Ensuite, de petits délits l’avaient envoyé dans un centre d’internement pour mineurs. Du jour où il était devenu indépendant, habitant une pension sordide et rôdant par les rues avec ses yeux qui rôdaient encore plus et épiaient les filles dans les parcs, Michael Doll n’était plus qu’une crise attendant d’éclater.
« Les gens vous écoutent pas, reprit-il d’une voix larmoyante. C’est ça, le problème. Personne vous écoute jamais. On dit quelque chose et personne y fait attention, parce que les gens pensent que vous êtes de la racaille. C’est comme ça qu’ils vous traitent. Ils entendent rien de ce que vous dites. C’est pour ça que je vais à la pêche. Parce que là-bas je suis pas obligé de parler aux gens. Souvent, je reste toute la journée. Même quand il pleut. Ça me gêne pas, la pluie.
— Personne ne vous a jamais écouté ?
— Personne, répondit-il. Jamais. Surtout pas elle. » Je devinai qu’il parlait de sa mère. « Elle s’en est toujours foutu. Elle est même pas venue me voir quand j’ai été placé. Jamais. Je sais même pas si elle est en vie. Moi, si jamais j’ai un petit bébé, un jour (son ton, soudain, dégoulinait de sentimentalisme), je le caresserai, je le cajolerai, je le laisserai jamais partir. » Une colonne de cendre tomba et s’effrita sur son pantalon.
« Et dans vos familles d’accueil ? demandai-je. Est-ce qu’on vous écoutait ?
— Eux ? Une sale blague, les familles d’accueil ! Quelquefois, c’est vrai que je me suis mal conduit. Je pouvais pas m’en empêcher, comme si j’étais rempli de… de je sais pas quoi et qu’il fallait que ça sorte. Ensuite, ils me frappaient et ils m’enfermaient dans ma chambre, et ils me laissaient pas sortir même si je pleurais des heures et des heures. » De nouveau, ses yeux étaient pleins de larmes. « Personne vous écoute. Jamais.
— Et… les amis ? demandai-je précautionneusement. Les amis avec un i ou les amies avec un e. »
Il haussa les épaules, écrasa sa cigarette.
« Les amies filles ? »
Il était agité, maintenant. Il tripotait l’étoffe de son pantalon et jetait des regards de droite et de gauche.
« Il y a une femme, dit-il. Elle m’aime bien, enfin, elle le dit. Je lui ai raconté des trucs.
— Quel genre de trucs ?
— Des choses que je sens. Vous savez bien.
— Des émotions ? Des sentiments ?
— Ouais, des sentiments. Et d’autres choses. Vous savez bien.
— Vos sentiments pour les femmes ? »
Il marmonna quelque chose d’incohérent.
« Les sentiments que vous avez pour les femmes, Michael, est-ce qu’ils vous rendent anxieux ?
— Je sais pas.
— Vous aimez les femmes ? »
Il gloussa nerveusement.
« Bien sûr. Moi, j’ai aucun problème de ce côté-là.
— Je veux dire : est-ce que vous les aimez en tant que personnes ? Avez-vous des amies femmes ? »
Il secoua la tête et alluma une autre cigarette.
« Quand vous pensez à cette fille qui s’est fait assassiner, qu’est-ce que vous ressentez ?
— Cette Lianne, c’était une gamine qui s’était barrée. Et c’est pas moi qui vais lui donner tort. Moi aussi, je me suis barré, vous savez ? Des tas de fois. Je croyais toujours que ma mère finirait par me reprendre avec elle, vous comprenez ? Mais si elle se montrait maintenant, je lui écraserais la gueule. Avec une de ses bouteilles. Jusqu’à ce qu’il en reste plus rien, de sa gueule ! Ça lui apprendrait.
— Donc, vous vouliez aider la police parce que vous saviez vous être trouvé près du lieu du crime ?
— Ouais. J’arrête pas d’y repenser. Pas moyen de m’en empêcher. Et puis, j’invente des histoires. » Il me jeta un coup d’œil en coin, puis, une fois de plus, regarda ailleurs. « Je retourne m’asseoir au bord du canal et je me dis : “Si ça arrivait de nouveau ?” Ça pourrait, vous savez ? Ça pourrait arriver de nouveau juste à l’endroit où je vais à la pêche.
— Est-ce que ça vous fait peur ?
— En un sens. Enfin, ça… » Il se lécha les lèvres. « D’un côté, ça me fait un peu peur. Mais d’un autre côté, ça me… Vous comprenez.
— Ça vous excite ? »
Il se leva et se mit à tourner en rond dans la petite pièce.
« Est-ce que vous me croyez ?
— Est-ce que je crois quoi, Michael ?
— Est-ce que vous me croyez, c’est tout », répéta-t-il d’un ton d’impuissance.
J’hésitai avant de répondre.
« Je suis ici pour vous écouter, Michael. Pour écouter votre version de l’histoire. C’est mon travail : écouter ce que les gens ont à me raconter.
— Vous reviendrez ? Je pensais que vous m’en voudriez, après… après ce qui s’est passé. Mais vous, vous m’avez pas traité comme si je valais rien.
— Bien sûr que non.
— Et puis, vous êtes jolie. Faut pas me comprendre de travers, j’essaie pas de… Vous savez. De vous draguer. Vous êtes une vraie dame, vous. Et puis, j’aime bien vos yeux. Gris. Comme le ciel. J’aime bien leur façon de me regarder. »
Furth était assis sur une marche, l’air maussade. Je faillis trébucher sur lui.
« Alors, vos impressions ? » demanda-t-il, comme si je sortais de l’insectarium d’un zoo.
Je ne répondis rien. Nous sortîmes du petit immeuble et remontâmes en voiture. Sans doute Doll nous regardait-il de sa fenêtre. Il me verrait avec Furth. Qu’en penserait-il ? Je baissai la vitre et laissai le vent tiède me souffler au visage. Quelques lourdes gouttes de pluie s’écrasaient sur le pare-brise et le ciel s’assombrissait.
« Comment l’avez-vous trouvé ? insista-t-il.
— Pauvre.
— C’est tout ? C’est ça, votre profil psychologique ? Pauvre ? Kit, c’est ce salaud qui vous a balafré la figure. Vous vous souvenez ? »
Je soupirai.
« Bon, d’accord. Pauvre, triste, inculte, mal aimé, perturbé, apitoyé sur lui-même, sûr de son bon droit, hargneux, solitaire, traumatisé, terrifié. »
Furth ricana.
« Et encore, vous n’avez goûté qu’au hors-d’œuvre. Maintenant, c’est l’heure du plat de résistance. »