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Comme prévu, à 21 h 30 pile, on frappa à la porte de son appartement. Christopher ouvrit.

— Eh bien, c’est un acquis que les habitants des pays du Nord sont plus ponctuels que ceux du Sud. Je vous en prie, entrez.

Au premier coup d’œil, Sarah se sentit bien dans cet appartement. Les murs étaient blanc cassé et le journaliste avait pris soin de conserver les éléments d’architecture authentiques qui rendaient l’endroit chaleureux. Comme ces larges poutres en bois apparentes qui habillaient le plafond et ce pilier en chêne planté au milieu du salon. Le sol revêtu d’épais fils tressés couleur terre renforçait l’impression de fouler du sable plutôt que le sol d’un appartement parisien. Enfin, plusieurs lampes aux formes ondulées achevaient de rendre l’endroit agréable en diffusant une lumière chaude.

Christopher prit place sur son confortable canapé d’angle et invita Sarah à faire de même.

Elle s’exécuta tout en se faisant la réflexion qu’elle ne voyait aucune trace de présence féminine. S’il papillonnait à gauche et à droite, au moins, il ne trompait peut-être personne. Simple célibataire en chasse permanente, se dit-elle. Jusqu’à ce qu’elle distingue un ballon et un vélo d’enfant au milieu du couloir que l’on apercevait depuis le canapé. Divorcé ?

— Je vous écoute, dit Christopher. Pourquoi êtes-vous là ? Quel rapport avec Adam ?

Il avait parlé avec empressement, grattant avec impatience sa barbe de trois jours. Il se sentait d’autant plus nerveux qu’il percevait un calme presque hypnotique chez cette inspectrice.

Sarah glissa une mèche de cheveux derrière son oreille en évitant soigneusement de dévoiler la partie brûlée de son visage. Puis elle sortit son badge et le déposa sur la table basse.

— Je sais que vous avez appelé mon commissariat à Oslo ce soir pour vérifier mon identité. J’espère que vous avez été rassuré.

— Exact. J’ai fait mon boulot de journaliste. J’ai vérifié mes infos. Je n’avais pas envie d’accueillir n’importe qui chez moi.

Sauf peut-être une jolie étudiante admirative, songea Sarah en le scrutant de ses yeux bleu clair.

À son tour, Christopher l’observa et sut qu’en d’autres circonstances, il aurait tout fait pour séduire cette femme au charme singulier, mélange de froideur et de douceur. Enfin, il aurait essayé, car il dut avouer qu’il ne s’était pas senti aussi intimidé depuis longtemps. D’ailleurs, à bien y réfléchir, elle l’énervait presque à afficher une telle assurance. Et puis qu’est-ce qu’elle cachait avec sa mèche devant le visage ? En fait, ce devait être une femme prétentieuse, sans humour et qui passait son temps à se faire désirer. Finalement, il l’aurait ignorée. Enfin, il aurait essayé.

— J’enquête actuellement sur la mort d’un patient de l’hôpital psychiatrique de Gaustad, à Oslo, dit soudain Sarah comme si elle avait entendu les pensées de Christopher et préférait y couper court. Il se trouve que votre frère Adam est la dernière personne extérieure à l’établissement à avoir rencontré la victime. Son ancien employeur, Gentix, m’a dit qu’il était décédé dans un accident de voiture et m’a confié votre numéro.

— OK… et donc, vous vouliez demander quoi à Adam ? Je vois pas ce qu’il y a de bizarre à ce qu’il se rende dans un hôpital étant donné son poste de directeur financier d’une firme pharmaceutique.

— La visite de votre frère a eu lieu un an et un mois avant le décès du patient. Le 12 janvier 2012 précisément…

— Et Adam est mort le 19 janvier 2012, une semaine après, susurra Christopher, toujours ému quand il évoquait cette date. Et alors ?

— C’est ce qui m’intrigue.

— Je ne suis pas sûr de bien comprendre.

— Votre frère vous avait-il parlé de quelque chose d’anormal qu’il aurait découvert dans le cadre de son travail chez Gentix ? Ou auriez-vous perçu un changement dans son comportement dans les jours qui ont précédé son accident ?

Christopher se frotta le front.

— Non, non… on était pourtant très proches avec Adam. Je connaissais à peu près toute sa vie et il connaissait la mienne. Je n’ai pas le souvenir d’avoir eu l’impression qu’il me cachait quelque chose.

— Réfléchissez bien.

— Est-ce que vous êtes en train de me dire que vous soupçonnez Adam d’avoir tué le patient sur lequel vous enquêtez ? Ou bien, je ne sais pas, que la mort de mon frère est liée d’une façon ou d’une autre à la victime de… votre hôpital psychiatrique ?

Sarah ne répondit pas.

— Quelle était la personnalité d’Adam ?

— Attendez, lança Christopher, levant les mains en signe d’apaisement. Je ne vais pas tout vous déballer sans en savoir un minimum. On parle de mon frère, pas de n’importe qui…

— La mort de votre frère n’est peut-être pas un accident, monsieur Clarence.

— Quoi ?

La main sur le front, Christopher eut l’impression qu’on ouvrait les cicatrices de son deuil d’un coup de couteau dans le ventre.

Sarah savait l’effet que sa révélation allait provoquer et le regretta. Car même si, a priori, elle n’appréciait guère cet homme, elle n’avait aucune raison de le faire souffrir.

— Vous vous rendez compte de ce que vous dites ? chuchota Christopher en pensant soudain que Simon pouvait les entendre.

Sarah remarqua qu’il jetait un œil vers le couloir. Elle fit le rapprochement avec les jouets aperçus en entrant et adopta à son tour une tonalité plus basse.

— Je sais que cela remet en cause tout le travail de deuil que vous avez déjà effectué, reprit Sarah à mi-voix avant de poser les avant-bras sur ses genoux.

Si chamboulé soit-il par ce qu’il venait d’apprendre, Christopher n’en fut pas moins surpris de remarquer que l’inspectrice avait baissé la voix en comprenant certainement qu’un enfant dormait dans la chambre du fond. Il s’attendait à tout sauf à de la délicatesse de la part d’une femme en apparence si distante.

— Mais la vérité est celle-ci, poursuivit Sarah en fixant Christopher : votre frère a été la seule personne, en plus de trente ans, à rendre visite à la victime, un patient soumis à un traitement interdit depuis la fin des années soixante-dix, et, une semaine après son retour en France, il est mort dans un accident de voiture. Je n’ai pas l’autorisation de vous parler des autres éléments de l’enquête. Mais tout laisse à penser qu’en se rendant à Gaustad, Adam a découvert quelque chose qui a dérangé certaines personnes. Et qu’il l’a payé de sa vie.

Abasourdi, Christopher s’adossa contre son canapé en se passant une main sur le visage.

— Écoutez, le truc qui cloche dans votre histoire, c’est qu’Adam est vraiment mort dans un accident de voiture. Un pur et bête accident de la route dû, vous savez à quoi ? À la vitesse.

Sarah pensa évidemment au suicide. Mais pourquoi entraîner sa femme dans la mort ?

— Comment cela s’est-il passé ?

Christopher laissa échapper un long soupir. Sarah le regardait, sans pression, comme si elle avait l’éternité devant elle pour lui donner le temps de répondre.

— Adam et Nathalie étaient chez des amis pour dîner. Ils avaient laissé Simon avec une baby-sitter, dit Christopher en faisant un geste inconscient vers le fond du couloir. Et puis à un moment, la jeune fille a appelé, affolée. Simon n’arrêtait pas de vomir, il était très mal. Adam et Nathalie sont rentrés en panique et… c’est là que l’accident a eu lieu. Adam a perdu le contrôle du véhicule dans un virage. La voiture a percuté un arbre. Ils sont morts tous les deux sur le coup.

On entendait à peine le bruit de la circulation sur le boulevard Saint-Germain. Sarah venait de comprendre qui était l’enfant qui dormait dans la chambre du fond et pourquoi Christopher avait dû partir en hâte à la fin de sa conférence. En un instant, tous ses a priori sur le frère d’Adam Clarence volèrent en éclats. Profitant du moment de recueillement de Christopher, elle prit le temps de poser sur lui un regard neuf. À la fois admiratif et compatissant.

— Qui aurait pu en vouloir à mon frère ? demanda brutalement Christopher. Il me l’aurait dit s’il s’était senti menacé…

— Je ne sais pas encore. Vous n’en avez aucune idée ?

— Non, pas la moindre. Le seul truc qui me chiffonne… c’est qu’en y réfléchissant, je ne me souviens pas qu’Adam m’ait parlé de ce voyage en Norvège alors qu’il avait l’habitude de m’informer de chacun de ses déplacements… Pourquoi est-ce qu’il ne m’aurait rien dit, cette fois ?

Christopher commençait à douter. Et si l’accident d’Adam avait vraiment été provoqué ? Mais comment ? Pourquoi et par qui ?

— Inspectrice, il faut que vous m’en disiez plus.

— Pour ça, je vais avoir besoin de votre aide. Et ça risque de ne pas être… très facile à vivre.

— C’est-à-dire ?

— Reste-t-il des affaires d’Adam ?

— Oui, chez mes parents. Ma mère a rangé tout ce qui lui appartenait dans la chambre qu’il occupait quand nous étions enfants. Comme ça, ça peut paraître un peu dingo, mais elle ne s’en remet pas…

— Je peux avoir l’adresse de vos parents ?

Christopher nota les informations sur un Post-it qu’il décolla d’un bloc rangé sous la table basse.

— Et vous allez vous pointer chez eux et demander à fouiller leur maison ? Vous avez le droit de perquisitionner comme ça, en venant de l’étranger ?

— Vous pensez que vos parents n’ont pas envie d’apprendre la vérité sur la mort de leur fils ?

— Ma mère, si. Mais je connais mon père, et il ne veut plus parler de tout ça. Il va vous claquer la porte au nez.

— Vous proposez quoi ?

— Demain midi, il est prévu que j’aille déjeuner chez mes parents avec Simon. Je vais moi-même fouiller les affaires de mon frère et je vous dirai ce que j’y ai trouvé.

Sarah n’avait pas le choix. Si elle voulait procéder autrement, elle devrait faire appel à la police française et elle n’avait aucune envie de se lancer dans un processus administratif qui n’aboutirait, s’il aboutissait, que dans plusieurs jours ou plusieurs semaines.

— À demain alors, dit Sarah en prenant le chemin de la sortie. Je me lève tôt et je dors peu. Appelez à n’importe quel moment du jour ou de la nuit, voici mon numéro, dit-elle en lui tendant sa carte. Faites vite.

Christopher acquiesça et, sans s’en rendre compte, tendit la main. Il avait envie de matérialiser une espèce de lien physique avec cette femme qui voulait tant connaître la vérité sur la mort de son frère.

Sarah hésita. Jamais elle ne serrait la main dans le cadre de son travail. Mais à son tour, son instinct fut plus rapide. Leurs mains se touchèrent. Sarah sentit une poigne chaude et ferme sans être écrasante. Christopher trouva une main fine à la peau douce, mais dont la pression lui rappela qu’il avait aussi affaire à une femme de caractère.

— À demain, dit-il en repliant le bras.

Christopher alla s’asseoir sur son canapé, bouleversé. La mort de son frère avait été un tel choc pour la famille. Ses parents, Simon et lui-même s’en relevaient à peine. Et à la souffrance s’ajoutait désormais le doute.

Il entra sans bruit dans la chambre de Simon et fut soulagé de constater que le petit garçon dormait sur le côté, le sweat-shirt de son père serré contre sa poitrine qui se soulevait paisiblement au rythme de sa respiration.

Christopher éteignit la veilleuse et sortit de la chambre, sachant qu’il ne trouverait pas le sommeil de la nuit.