– 40 –
Christopher avait la tête qui tournait.
— Alors, vous avez trouvé ce que je veux ? insista Lazar, impatient.
Christopher avisa le magnétophone posé sur la table. Au cas où il aurait perdu ses esprits, Sarah lui intima l’ordre silencieux de ne rien dire de ce qu’il venait d’entendre.
— Oui, nous avons trouvé ce que vous cherchez depuis toutes ces années, osa Christopher.
— J’imagine que vous savez ce qu’il se passera si vous êtes en train de me mentir.
— Je veux parler à Simon. Passez-le-moi.
Après quelques secondes, Christopher perçut une faible respiration dans le combiné.
— Simon, mon chéri, c’est moi…
Pas de réponse.
— Simon, tu m’entends ?
— Oui, répondit le petit garçon d’une voix étranglée.
— C’est bientôt fini, d’accord, je vais venir te chercher. Très vite. Comme promis. D’accord ?
— Humm…
— Dis-moi, mon chéri, est-ce que tu as mal quelque part ?
— J’ai froid…
Christopher se pinça les lèvres. En entendant le filet de voix chevrotant de Simon, une vague de larmes lui brûla les yeux. La gorge nouée, il n’arrivait plus à parler. Il imaginait Simon, les yeux rouges de larmes, terrorisé, grelottant et regardant par terre tandis qu’on lui tenait le téléphone près de l’oreille.
Bouleversé, il sentit le regard de Sarah l’envelopper de courage. Il tourna la tête vers elle et puisa un surplus de sang-froid dans ses yeux si attentifs et si confiants.
— Tu sais, mon chéri, je n’ai jamais vu un garçon aussi courageux et fort que toi ! Jamais ! Quand on racontera ça à Alice, elle n’en reviendra pas. Je…
— Ça suffit, le coupa Lazar. La réponse.
— Quand et comment vais-je retrouver Simon ? répliqua aussi sec Christopher.
Lazar souffla d’agacement.
— Sergueï…
Christopher pâlit.
— OK, OK, voici ce qu’on a trouvé. Laissez Simon tranquille, d’accord.
— Il ne craint rien tant que vous dites la vérité, répondit Lazar.
— Bon, écoutez bien. Nathaniel Evans et son équipe cherchaient à déterminer la peur absolue chez l’humain pour en faire une arme à des fins militaires. Ils se sont servis de vous pour explorer les zones les plus enfouies du cerveau à travers toute une série d’expériences sous hypnose et sous une drogue dérivée du LSD, le LS 34.
Lazar ne réagissant pas, Christopher poursuivit et lui raconta ce qu’ils avaient appris de l’exploration du cerveau reptilien, de la signification des trois symboles de l’arbre, du poisson et du feu, et enfin du cri originel similaire à celui de l’écho des confins de l’univers. Quand il eut terminé, il attendit le cœur battant une réaction qui ne venait pas.
— Vous savez tout, conclut-il.
— Pourquoi le projet s’appelait 488 ?
La voix de Lazar avait tranché le silence comme une lame de guillotine. Le regard de Christopher se brouilla un instant. Sarah se mordit la lèvre.
— Je… je… ne sais pas, mais qu’importe, vous savez ce qu’ils vous ont fait et pourquoi, bafouilla Christopher. Maintenant, libérez Simon.
— Le projet Pavor, c’est ce dont vous venez de me parler, n’est-ce pas ?
— Non, je vous parle du projet 488 ! mentit Christopher, livide.
— Au début, ils parlaient toujours du projet Pavor… la peur en latin… Oui, c’est ça. Mais à la fin, ils évoquaient sans cesse le projet 488 entre eux. Chaque fois qu’ils nous traînaient dans leur salle d’expérience et qu’ils nous ramenaient dans notre cellule, ils n’évoquaient plus Pavor, mais 488. C’était donc autre chose.
— Non, c’est pareil, insista Christopher. Ce sont juste deux appellations différentes. On a tout fouillé ici, il ne reste plus rien d’autre. Je vous jure que vous savez tout, tout ce qu’il est possible de savoir !
— Je ne crois pas. Je crois que vous n’avez fait que la moitié du travail.
— Mais on ne peut pas faire plus ! Vous m’entendez ! Vous me demandez l’impossible ! C’est une ruine abandonnée ici ! C’est un miracle qu’on ait déjà réussi à retrouver tout ce qu’on vous a dit ! Un miracle ! Ce n’est pas parce que vous ferez du mal à Simon que les documents réapparaîtront ! J’ai rempli ma part du contrat, remplissez la vôtre ! Libérez Simon et dites-moi où il est !
On n’entendit plus que le souffle maladif de Lazar, jusqu’à ce qu’il formule sa sentence.
— Comme vous avez bien travaillé, je ne vais pas couper la main de votre gamin tout de suite. Mais je reste persuadé que si vous avez trouvé des traces du projet Pavor, vous en trouverez du projet 488.
— Sauf que cette fois, ajouta Lazar imperturbable, je vous laisse une heure avant d’ordonner à Sergueï de poursuivre ce qu’il a commencé sur le bras du petit.
— Non !
— Soixante minutes.
Lazar raccrocha alors que Christopher se laissait glisser le long du mur.
— Il reste forcément des éléments de réponse ici ! On va les trouver !
— Même si c’est le cas, il nous a fallu près de huit heures pour reconstituer le premier projet. On a une heure ! Une simple petite…
Sarah ne laissa pas à Christopher le temps de terminer sa phrase et redescendit en toute hâte dans le bureau de Nathaniel Evans.
Elle embrassa une nouvelle fois la pièce dans laquelle ils avaient passé plusieurs heures à attendre. Elle revit la bibliothèque, le vivarium, le bureau et eut une intuition.
— Dans l’enregistrement que l’on vient d’entendre, ton père semble nourrir un animal, en l’appelant mon vieil ami, n’est-ce pas ? Et juste après, on perçoit une espèce de couinement.
Christopher braqua ses yeux vers le vivarium.
— Oui, dit Sarah, il était dans cette pièce quand il a enregistré ce passage. Or tu n’as peut-être pas fait attention, mais juste après avoir dit qu’il pouvait s’atteler au projet 488, on a entendu un petit déclic suivi du bruit de quelque chose qui frotte par terre.
— Un passage secret ?
— C’est fort probable.
Christopher avisa immédiatement la bibliothèque. À deux, ils poussèrent le meuble de l’épaule, ne révélant derrière qu’un mur plein.
— Il doit y avoir un mécanisme. Logiquement sous le bureau.
— Dépêche-toi ! cria Sarah. Nos deux poursuivants ne vont pas tarder à arriver non plus.
Christopher se précipita vers le bureau, glissa la main sous le plan de travail et ne mit pas longtemps à découvrir le bouton. Il l’enclencha. Le mur qu’il venait de mettre à nu émit une plainte mécanique en entamant un pivotement.
— Yes! cria Christopher. T’es un génie, Sarah !
Christopher bondit vers elle pour la rejoindre. Mais à l’exclamation de triomphe succéda la plus cruelle des déceptions. Le mur ne s’escamota qu’à peine.
— Non, non ! s’écria Christopher en poussant dessus de toutes ses forces.
Sarah l’aida, mais le mécanisme était grippé et le mur ne se déplaça pas d’un millimètre de plus.
Brûlant d’épuisement et de rage, Christopher frappa du poing contre la paroi.
— Je vais chercher la pioche.
Il se rua vers la sortie et se figea. Il venait d’apercevoir un faisceau de lumière éclairer le coude du couloir.
Il rebroussa chemin en silence.
— Ce sont eux, chuchota-t-il, effrayé.
Sarah vérifia d’un rapide mouvement de tête.
— Il y a de fortes chances… Leur avion a atterri depuis un moment. Fais exactement ce que je te dis…
Christopher chercha à se calmer alors qu’une peur panique montait en lui.
— D’abord, ne pars pas du principe qu’ils sont plus forts que nous, murmura Sarah. On peut y arriver. OK ?
Christopher fit mine de la croire, mais il sentait bien qu’elle-même avait peur.
— Je vais les attirer vers moi.
— Mais tu n’arriveras jamais à les affronter toute seule.
— On n’a pas le choix. Ce sont des pros. Tu n’as pratiquement aucune chance contre eux. En attendant, prends le dictaphone, c’est une preuve pour Lazar… au cas où. Bref, prends-le et donne-moi un livre.
— Quoi ?
— Un livre !
Christopher ne comprenait pas comment ils allaient pouvoir sortir vivants de ce guêpier ni ce que Sarah envisageait de faire avec un livre, mais il s’exécuta.
Entre-temps, Sarah saisit la lampe posée sur le bureau et déchira d’un coup de dents un petit morceau du tissu de l’abat-jour. Puis elle retira l’une des quatre tiges de métal soutenant l’armature en tissu.
Sans se retourner, elle saisit le livre que lui tendait Christopher, coinça la tige entre les pages en la laissant dépasser et l’enfonça d’un coup sec dans la prise électrique. Le court-circuit provoqua une flamme qui s’échappa du mur et on entendit plusieurs ampoules exploser dans le couloir.
— L’obscurité sera à notre avantage. Je vais te donner du temps pour les contourner.
— Sarah, chuchota Christopher en lui posant la main sur le bras, si… je n’y arrive pas. Je t’en conjure, sauve Simon.
Elle détestait faire des promesses qu’elle ne pourrait peut-être pas tenir. Au plus profond d’elle-même, elle lui jura qu’elle ferait tout ce qu’elle pourrait, mais, en façade, elle préféra le rassurer.
— Ce ne sont que des humains que l’on doit affronter, d’accord ? Et ils ne peuvent pas être armés. N’oublie pas ça. Dès que je suis sortie, tu te glisses dehors à plat ventre et tu rampes pour rejoindre l’étage. De là, ne m’attends pas, cours vers la base militaire. On se retrouve là-bas.
Christopher acquiesça machinalement.
Sarah lui adressa un dernier regard dans lequel il discerna la lueur d’une parole refrénée, mais elle demeura silencieuse et s’approcha de la porte.
*
Hotkins avançait à pas feutrés dans le couloir souterrain, seulement éclairé par sa lampe torche braquée devant lui. Johanna le suivait en marchant à reculons, couvrant leurs arrières.
Ils avaient descendu l’escalier menant au sous-sol et obliqué tout de suite à gauche. Ils venaient de bifurquer au coude du couloir.
Hotkins toucha Johanna à la cuisse pour lui signifier de s’arrêter. Elle tourna la tête et il lui indiqua la porte du bureau. Elle venait tout juste de remarquer qu’elle était entrebâillée lorsque le battant s’ouvrit à la volée, libérant une silhouette féminine qui se précipita vers la salle d’opération.
— Sors de là ! Ils arrivent ! hurla Sarah comme si elle s’adressait à quelqu’un enfermé dans le bloc opératoire.
Hotkins et Johanna captèrent tous les deux la fugitive dans le faisceau de leur lampe. Hotkins s’élança à sa poursuite.
Johanna lui emboîta le pas et s’arrêta juste avant de franchir la porte à double battant. Elle avait étudié le plan du bâtiment et il n’était pas logique que l’inspectrice crie à son coéquipier de sortir, puisque la seule issue était justement le couloir où elle et Hotkins se trouvaient. Pourquoi lui aurait-elle ordonné de se jeter dans la gueule du loup ?
D’un rapide mouvement circulaire, elle braqua sa lampe vers la porte de la pièce d’où l’inspectrice était sortie en courant et s’approcha de l’entrée à pas de velours.
*
Christopher se figea. À plat ventre sur le sol, il avait suivi le conseil de Sarah à la lettre et profité de sa diversion pour ramper discrètement hors du bureau et tout de suite longer le mur à plat ventre en espérant rejoindre l’escalier menant à l’étage.
Il avançait lentement en priant à chaque mouvement de ne pas faire de bruit en frottant le sol maculé de minuscules résidus de béton.
Alors, lorsque le rayon de lumière passa juste au-dessus de sa tête, il crut que c’en était fini. Il s’arrêta de respirer, tapi dans l’ombre. On entendit un violent choc de métal dans le bloc opératoire. La tueuse se retourna brièvement vers l’origine du bruit avant de reconcentrer son attention sur son objectif.
D’une démarche lentement déroulée, elle passa juste derrière Christopher. Sa lampe et sa vigilance étant braquées sur la porte, elle ne pouvait pas le voir. Prudente, elle stoppa avant d’entrer à moins d’un mètre des pieds de Christopher qui s’était arrêté de respirer.
Elle poussa le battant du bout des doigts et attendit que le grincement des gonds prenne fin pour pénétrer courbée dans le bureau.
Christopher se redressa sans faire de bruit et marcha accroupi, avec encore plus de précautions, espérant que les battements affolés de son cœur ne s’entendent pas. Puis, arrivé à l’escalier, il déroula ses pas sur les marches pour gagner l’étage supérieur.
Johanna avait rapidement constaté que la pièce d’où était sortie l’inspectrice était en réalité vide. Ils avaient été dupés. Elle en ressortit en courant et rejoignit l’escalier en un instant.
Elle aperçut tout juste le dos de Christopher et sauta de marche en marche pour le rattraper.