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Mark Davisburry aimait la sérénité de la petite église Saint-Paul du village de Soudan. C’est d’ailleurs dans cette ancienne chapelle tout en bois qu’il se sentait le plus proche de son Seigneur. Les avant-bras posés sur le prie-Dieu, il priait quand il entendit la voix d’un enfant dans son dos.
Une petite fille brune d’à peine cinq ans donnant la main à son père venait d’entrer dans l’église. Elle regardait tout autour d’elle, les yeux écarquillés.
Le père s’agenouilla et demanda à sa fille de faire de même. L’enfant obéit et regarda la statue du Christ crucifié suspendue au-dessus de l’autel.
— Papa, pourquoi Jésus il a l’air triste et il est accroché sur une croix ?
Son père fronça les sourcils, visiblement pris au dépourvu par la question. Mark Davisburry tendit l’oreille, curieux d’entendre la réponse du père.
— Eh bien, parce qu’il souffre pour racheter tous les péchés des hommes.
— Est-ce qu’il va mourir ?
— Euh… Oui.
— Il doit avoir mal et avoir peur alors ?
— Non, parce qu’il sait qu’il va ressusciter.
— Ça veut dire quoi ressusciter ?
— Ça veut dire revenir vivant après être mort.
La petite fille réfléchit, comme si les paroles de son père faisaient leur chemin dans son cerveau d’enfant.
— Et moi aussi je vais ressusciter quand je serai morte ?
— Bien sûr que tu vas ressusciter, parce que toi aussi tu crois en Dieu.
— Et si on croit pas en Dieu, on meurt pour de vrai, on ne ressuscite pas ?
— Bah non.
— On va où ?
— Nulle part, on n’existe plus. Seule la foi assure la vie éternelle. Maintenant, prie et demande pardon pour toutes les bêtises que tu as faites.
— Et si je prie pas ? Il va faire quoi, Dieu ?
— Il te punira et t’empêchera d’avoir la vie éternelle. Tu ne seras plus rien après ta mort. Hop, disparue à tout jamais !
— C’est pas gentil. Il me fait peur ce Dieu.
— Tu crois quoi, ma fille ? Qu’on peut tout avoir sans rien donner ?
La petite fille soupira et regarda par terre, en mimant l’attitude contrite de son père absorbé par sa prière.
Davisburry quitta l’église rassuré de voir que certains parents s’évertuaient encore à maintenir leur enfant dans le droit chemin. Il reprit sa voiture pour parcourir le petit kilomètre qui le séparait de l’entrée de la mine.
*
L’ancestrale machinerie déroulait le câble dans un concert de grincements métalliques. Mark Davisburry n’avait jamais aimé cet ascenseur exigu vieux de quatre-vingts ans qui le descendait à plus de sept cents mètres sous terre. Heureusement, à cette heure tardive, les groupes de visiteurs avaient depuis longtemps quitté les lieux et il pouvait occuper l’ascenseur seul.
Dans la journée, les touristes se pressaient pour venir visiter les tunnels du Soudan Underground Mine State Park, la plus vieille et la plus profonde mine de fer du Minnesota, située dans les entrailles des roches ocre du comté de Saint-Louis.
Arborant tous l’obligatoire casque jaune, transportés dans un petit train souterrain, ils découvraient, intimidés et émerveillés, l’immense dédale de galeries creusées il y a plus de cent ans par des hommes qui, pour beaucoup, y avaient laissé la vie.
Ils ressortaient de la visite avec le sentiment d’avoir vécu un moment privilégié. Émus d’avoir éprouvé de si près un pan enfoui de l’histoire américaine et ravis de retrouver enfin l’air libre. Ignorant à côté de quoi ils étaient passés lors de leur visite.
La cabine de l’ascenseur ralentit et Davisburry positionna son casque sur la tête en bâillant. Il commençait à fatiguer. Sa journée avait débuté à 5 heures du matin et il était désormais près de 23 heures.
La raison aurait voulu qu’il se repose, mais pour rien au monde il n’aurait raté la mise en route du tout nouveau module pour lequel il avait dépensé cinquante-six millions de dollars.
Un investissement ridicule au regard de ce qui deviendrait la découverte la plus vertigineuse jamais faite par l’homme.
L’ascenseur s’arrêta dans un bruit sourd. La porte en métal coulissa, et un puissant spot de chantier fiché à même la roche l’éblouit. La silhouette d’un employé de la mine se découpa à contre-jour.
— Bonsoir, monsieur, dit l’homme dont la voix résonna sous la voûte rocheuse.
Mark Davisburry lui répondit d’un discret signe de tête et releva le col de sa veste. Il passa devant le panneau qui félicitait les visiteurs d’avoir survécu à une descente sous terre équivalente à plus d’une fois et demie la hauteur de l’Empire State Building.
Puis il prit place dans l’un des wagonnets du petit train. L’employé démarra et le convoi s’ébranla sur la voie ferrée dans un lancinant bruit de rails mal ajustés.
Pendant une petite dizaine de minutes, ils suivirent le chemin touristique éclairé par de puissants spots, parsemé de panneaux explicatifs et de scènes reconstituées où des mannequins au visage noirci frappaient la roche à coups de pioche tandis que d’autres poussaient un wagonnet chargé d’hématite.
Puis l’atmosphère se refroidit et la vive lumière réservée à la zone touristique fit place à l’obscurité. On n’entendait plus que le vrombissement du moteur électrique alors que les phares du wagon de tête éclairaient le bas des parois du tunnel, laissant la plus grande partie de la voûte rocheuse plongée dans les ténèbres.
L’air humide obligea Mark à serrer les bras autour de sa poitrine. À un moment, le train ralentit. Le chauffeur actionna un levier d’aiguillage et fit redémarrer lentement le convoi, qui s’engagea sur une voie annexe.
La galerie se fit plus étroite, mais c’était peut-être l’endroit où Mark Davisburry se sentait le mieux. Seul, à l’abri des regards, à plusieurs centaines de mètres sous terre.
Après tout, les affaires et leur agitation n’étaient qu’une obligation à laquelle il se pliait pour mener à bien ce projet qui allait secouer le monde.
Un projet entamé aux côtés de Nathaniel Evans, qu’il avait rencontré lors de son arrivée à la CIA. Les deux hommes s’étaient découvert une profonde similarité de convictions et avaient décidé de travailler ensemble. Nathaniel étant seulement scientifique, Davisburry lui avait apporté son savoir-faire en matière de logistique et de soutien financier dès qu’il le put. L’occasion se présenta lors du lancement du programme MK-Ultra. Davisburry s’arrangea pour octroyer les meilleurs financements au projet que lui et Nathaniel avaient mis en place, et leur association fonctionna à merveille pendant plusieurs années. Certains auraient pu croire qu’elle ne résisterait pas à l’arrêt brutal du programme ordonné par le gouvernement, mais grâce à leur réseau, leur influence et aux conditions particulières d’une époque marquée par le secret, les deux hommes trouvèrent une façon de poursuivre leurs recherches clandestinement. Après quelques années, la phase 1 de leur projet se conclut comme prévu et ils purent mettre en place la phase 2.
C’est à partir de ce moment que Davisburry se fit le très généreux donateur de la School of Physics and Astronomy, qui détenait le laboratoire de recherche enfoui sous la mine de Soudan. Pour ne pas trop attirer l’attention sur son lien avec cette école en particulier, il finança aussi de nombreuses autres universités dont il tenait à défendre l’action. Comme la Liberty University. La stratégie fonctionnait parfaitement et lui permettait d’être un personnage très influent au sein de ces différentes institutions.
Le train cahota et stoppa dans un grincement de freins. Mark descendit du train et avança de quelques pas dans l’obscurité, ses semelles écrasant le sol de terre et de gravier.
— Avez-vous encore besoin de moi ? demanda le chauffeur.
— Je vous appelle pour mon retour.
— Bien, monsieur.
L’employé remonta sur le train et fit repartir le convoi dans le sens inverse jusqu’à ce qu’on n’aperçoive plus le halo de ses phares glissant contre les parois rocheuses.
Davisburry progressa encore de quelques enjambées et un spot automatique se déclencha. Il se trouvait dans une petite cavité creusée perpendiculairement au tunnel et se terminant par une porte métallique munie d’une manivelle.
L’homme d’affaires fit tourner la manivelle pour ouvrir la porte et entra dans un petit sas au sol, aux parois et au plafond recouverts de plaques métalliques. L’endroit était à peine éclairé par une loupiote rouge à la lueur diffuse. Derrière lui, la lourde porte se referma dans un bruit de verrouillage étanche.
Davisburry composa un code à six chiffres sur le clavier numérique en face de lui, puis leva les yeux vers une caméra à travers laquelle les agents de sécurité scannaient son corps.
— Bonsoir, monsieur Davisburry, dit alors une voix sortie d’un haut-parleur. Je vous ouvre.
Mark Davisburry entra, passant sous l’inscription cryptique qui désignait l’endroit de ses lettres majuscules : MINOS.