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— Le cerveau reptilien aurait environ quatre cents millions d’années, ce qui remonterait à l’époque où les premiers êtres vivants complexes vivant dans l’océan, en l’occurrence les poissons, sortent de l’eau et développent des facultés adaptées à la vie terrestre.
Christopher fit une pause, s’humecta les lèvres et reprit :
— Le cerveau limbique s’est formé il y a soixante-cinq millions d’années, au moment où apparaissent les premiers bipèdes qui vivaient et ont vécu pendant plusieurs millions d’années dans les arbres. À la fois leur lieu de vie au sens propre, puisqu’ils s’y déplaçaient et y dormaient pour se protéger des prédateurs, mais aussi leur source principale de nourriture.
Sarah avait peine à croire ce qu’elle entendait et, pourtant, tout semblait si logique. Christopher acheva la démonstration.
— Et enfin, le troisième cerveau, le néo-mammalien n’aurait que trois millions six cent mille ans, ce qui correspond à l’apparition des australopithèques et à la découverte du feu qui va radicalement changer l’évolution de ce qui va devenir l’espèce humaine.
Il referma le livre et se tourna vers Sarah, qui regardait sans y croire les feuilles imprimées du poisson, de l’arbre et du feu. Ces trois symboles enfouis au fond de chacun d’entre nous.
— La deuxième jauge sur l’appareil est une mesure temporelle, ajouta Christopher qui avait désormais assez d’éléments pour comprendre. Le T veut dire Time, le P, Present, et le – X correspond à la date extrême jusqu’à laquelle ils comptaient faire remonter les souvenirs de leurs patients.
La voix de Christopher mourut dans le silence jusqu’à ce qu’une autre voix résonne dans la pièce. Elle provenait du dictaphone que Sarah avait laissé tourner. C’était toujours le père de Christopher qui parlait, mais le ton était plus fatigué et moins détendu que tout à l’heure.
— 3 février 1969. Troisième année et trente-quatre jours de recherche. L’un de nos sujets est décédé hier dans la nuit. Dans la journée, il avait été soumis à notre nouveau palier de régression et avait plutôt bien résisté… il avait dépassé les deux milliards et demi d’années… À son réveil, il n’a pas semblé reconnaître l’endroit où il se trouvait. Il s’est rendormi d’un sommeil profond. Au petit matin, nous l’avons retrouvé mort, la bouche ouverte comme dans un cri… Aujourd’hui, nous procédons à la même expérience sur notre sujet no 2 afin de comprendre ce qu’il s’est passé. Nous pensons que les sujets résistants à l’expérience sont extrêmement rares et que leur point commun est une capacité exceptionnelle à affronter la peur. Les psychopathes feraient un excellent matériau d’études. Mais nous avons à notre disposition une dizaine de sujets, dont deux espions russes qui se sont révélés particulièrement intéressants. Nous fondons de grands espoirs sur ces derniers. Nous les avons par conséquent isolés et marqués au front de façon visible afin d’éviter la perte de temps dont nous avons été victimes lorsque tous nos sujets d’expérience se sont échappés de leurs cellules et mélangés les uns aux autres dans l’espoir de mener une mutinerie. Nous avons appris de nos erreurs et nous sommes peut-être sur le point de trouver ce que nous cherchons depuis le début…
La voix du père de Christopher s’éteignit.
— Tu peux avancer ? Il a dû parler de la suite après !
— La bande est fragile, répondit Sarah. Si on la casse, c’est terminé…
Christopher regarda de nouveau sa montre.
— Ça peut durer combien de temps ?
— Je dirais deux ou trois heures.
— Il sera trop tard ! L’ultimatum de Lazar sera dépassé. Il doit nous rappeler dans… deux heures et quarante-six minutes.
— Et si on déchire la bande, je n’arriverai jamais à la réparer.
Christopher commença à marcher de long en large dans le bureau, guettant le moindre bruit sur l’enregistrement.
Soixante minutes intenables s’écoulèrent dans le silence. N’en pouvant plus, Christopher voulut accélérer la bande, mais Sarah le stoppa dans son élan. Au fond, c’est ce qu’il espérait qu’elle fasse, mais il n’avait pu s’empêcher d’essayer. Ses yeux cernés luisaient de fatigue et d’angoisse. Il faisait presque peur à voir.
— Encore une heure, dit-elle.
Christopher reprit ses allers et retours dans le bureau. Sarah sentait elle aussi la fébrilité la gagner et elle ne savait pas si elle tiendrait encore longtemps sans s’écrouler. Ils étaient tous deux à bout de nerfs.
Et soudain, on entendit des bruits sur la bande enregistrée. Sarah sursauta, aux aguets. Christopher, qui s’était assis par terre, se releva brutalement. Des voix lointaines s’approchaient du dictaphone. Des gens s’agitaient, un homme donnait des ordres.
— On va le tuer, docteur !
— Tenez-le, bordel, et injectez-lui la dose !
Christopher venait de reconnaître une nouvelle fois la voix de son père.
— Il est… à moins cinq milliards, monsieur… dit une voix inconnue. C’est trop dangereux.
— Donnez-moi ça !
Des râles de plus en plus forts commençaient à prendre le pas sur les voix.
— Le HR est à plus de 220 depuis trois minutes, monsieur ! Il va pas tenir !
— Maintenez-le, j’injecte la dose dans 5, 4, 3, 2, 1, injection.
On n’entendit plus que le son strident des appareils médicaux.
— Le cœur tient, dit une voix. Il vit.
— Bien… Que donne la graphortex ? demanda Evans.
Pas de réponse.
— Salander ! Le graphortex ?
— Monsieur… balbutia l’infirmier d’une voix chevrotante.
— Quoi ?
— Il vient de se passer quelque chose…
— Parlez, bordel !
— Ça n’a pas de sens… l’aiguille aurait dû s’arrêter là. On est au-delà de l’époque du cerveau reptilien et… et… elle continue à remonter dans le temps.
L’homme s’arrêta de parler comme s’il ne parvenait pas à formuler sa pensée.
— Monsieur… je crois que l’on vient de découvrir un autre cerveau… encore plus ancien.
*
Christopher et Sarah étaient concentrés sur le haut-parleur.
— Il ne bouge plus, monsieur, dit une voix. Son cœur est proche de l’arrêt cardiaque !
— Nous sommes à combien d’années, Salander ? demanda Evans.
— Nous venons de dépasser les…
Mais l’infirmier fut coupé dans sa phrase par l’arrivée d’un son étrange et dérangeant.
— Qu’est-ce qu’il se passe ? demanda Evans. Pourquoi le cobaye est-il en train de pousser ce cri ?
— Je ne sais pas, monsieur… je… mon Dieu, c’est quoi ce bruit ? C’est insoutenable.
Le son se fit assourdissant. On aurait dit une note qui ressemblait à la lettre U, prononcée avec la croissance sonore d’un avion au décollage. À leur tour, Christopher et Sarah se sentirent mal à l’aise. Leur gorge se serra et l’angoisse à l’état pur les étrangla.
— Faites-le taire ! hurla Evans.
On entendit des cris de panique sur la bande enregistrée. Des objets métalliques tombaient par terre. Christopher et Sarah s’étaient recroquevillés dans un coin de la pièce, en position fœtale, les mains plaquées sur les oreilles, saisis d’une peur incontrôlable. Le temps s’était arrêté, ils n’étaient plus que des êtres écartelés par une indicible et infinie terreur.
Et subitement, le son se tut.
Quand ils reprirent connaissance, ils pleuraient, sans même savoir pourquoi. Avec seulement la certitude d’avoir vécu une expérience humainement insoutenable.
La voix de Nathaniel Evans se fit de nouveau entendre, rapide, saccadée même.
— 25 février 1969. Troisième année et cinquante-six jours de recherche. L’étude de ce que nous avons désormais appelé le Cri nous a pris plus de temps que prévu. Une partie de l’équipe, dont moi-même, a mis quelques jours à se remettre de… l’incident… L’enregistrement a été soumis au ministère de la Défense qui nous a indiqué que les effets testés grandeur nature étaient bien supérieurs à leurs attentes. Et que pour eux, notre travail était terminé. Mais nous avons bien évidemment poursuivi l’analyse de ce cri. Et nos recherches ont donné des résultats bien plus troublants que ce que nous pensions. Pour commencer, le son émis par notre sujet a été soumis à plusieurs experts en musicologie, à un panel de médecins et même d’anthropologues. Leur conclusion a été unanime : ce son est impossible à produire par un humain. En approfondissant nos recherches, nous avons alors fait une découverte… Le cri émis par notre sujet est similaire à celui émis (le père de Christopher reprit sa respiration) par le son originel de l’univers capté par nos satellites. Plus précisément, sa fréquence est la même que le rayonnement fossile du bruit émis par le Big Bang appelé aussi fond diffus cosmologique. (On entendit Nathaniel Evans avaler sa salive avec difficulté.) Or notre sujet a émis ce cri alors que sa régression indiquait moins quinze milliards d’années. Soit la date de la création de l’univers…
Christopher se tenait le visage entre les mains, la bouche entrouverte de stupéfaction. Sarah essayait de garder la tête froide.
— On a ce que Lazar voulait, dit-elle en repoussant les pensées vertigineuses qui tournoyaient dans sa tête. Nous savons enfin en quoi consistait le projet 488. Remontons à l’étage pour capter l’appel de Lazar.
Christopher acquiesça. Il était 2 h 58 du matin.
Ils allaient quitter le bureau du père de Christopher, impatients de pouvoir fournir à Lazar le sésame qui sauverait Simon, quand un grésillement se fit entendre dans le dictaphone. La voix de Nathaniel Evans crépita. Franche et satisfaite.
— Tiens, mon vieil ami, voici ton repas…
On entendit un couinement animal, puis la voix reprit :
— Compte tenu des résultats obtenus de l’expérience Pavor, nous pouvons désormais passer… au projet 488.
Suivirent un déclic et le bruit sourd d’un frottement. Puis l’enregistrement s’arrêta.
Christopher chercha dans le regard de Sarah une confirmation de ce qu’il venait d’entendre. Mais il était trop tard pour réfléchir. Lazar serait ponctuel et pas question de le faire attendre, même si les dernières paroles d’Evans anéantissaient la valeur de leur découverte.
— Mens ! ordonna Sarah en s’élançant vers les marches de l’escalier menant au rez-de-chaussée.
Ils venaient tout juste de débouler à l’étage quand son téléphone sonna.
Christopher reprit sa respiration et décrocha.
— Les douze heures sont écoulées. Je vous écoute, murmura Lazar.