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Alors qu’elle attendait que l’ophtalmo de l’hôpital national d’Oslo la reçoive pour examiner sa blessure à l’œil, Sarah aperçut son reflet dans un miroir. La moitié droite de son visage n’avait plus ni cils ni sourcils et la peau de sa paupière était rougie. L’espace d’un instant, elle se surprit à se demander ce qu’Erik allait penser quand il la verrait rentrer à la maison ce soir.

— Inspectrice Geringën, je vous en prie, entrez, lança le vieux médecin aux sourcils broussailleux qui venait d’ouvrir la porte de son cabinet.

Sarah prit place sur le siège des patients et se laissa ausculter puis soigner.

— Comment vous sentez-vous ? s’inquiéta le médecin en terminant d’appliquer une crème sur le contour de l’œil de Sarah.

Elle avait envie de lui répondre qu’elle avait de la pitié pour cette femme qui avait encore le réflexe de se soucier de l’avis d’un homme qui l’avait trompée et quittée cette nuit même.

— Je ne me suis jamais sentie aussi belle…

— Et vous avez bien raison, déclara le médecin d’un sourire complice. Votre mari a beaucoup de chance.

Sarah réalisa qu’elle n’avait pas retiré son alliance et se contenta d’un hochement de tête.

— Je suis désolé, mais vous ne pourrez pas vous maquiller pendant au moins un mois, le temps que les cils et les sourcils repoussent, précisa le médecin. Et surtout, n’oubliez pas d’appliquer cette crème une fois par jour.

Sarah remercia l’ophtalmo, prit l’ordonnance et sortit du cabinet. Maintenant qu’elle connaissait sa nouvelle et étrange apparence, il lui semblait que tous les gens qu’elle croisait dans les couloirs la dévisageaient. Elle évita de guetter son reflet dans le miroir de l’ascenseur et, quand un jeune couple monta, elle pencha la tête sur le côté.

Dans la rue, ce fut pire, elle surprit le froncement de sourcils d’un homme en costume qui, en passant près d’elle, parut déçu par cette silhouette qu’il avait trouvée si plaisante de loin. En d’autres circonstances, Sarah n’y aurait prêté aucune attention, mais, aujourd’hui, ce regard la blessa.

Arrivée à son 4 × 4, elle s’y enferma comme s’il s’agissait d’un refuge et abaissa le pare-soleil pour s’observer dans l’étroite glace rectangulaire. Un maquillage permanent ? Et pourquoi pas de faux ongles pendant qu’on y était. Sarah détacha ses cheveux qui retombèrent sur ses épaules, rabattit une longue mèche qui dissimula la partie droite de son visage, claqua le pare-soleil sur le plafond et démarra en direction du commissariat.

Aux alentours de 9 h 30, elle entrait dans l’imposant bâtiment du central d’Oslo. Avec l’incendie, tout le personnel était en effervescence et personne ne prêta attention à elle. Sauf Stefen Karlstrom qui la repéra dès son arrivée dans le bâtiment. Il était en discussion avec un officier qu’il congédia sur-le-champ pour s’approcher de Sarah.

Grand homme à la carrure dissuasive, il dominait tout le personnel de sa hauteur. Les cheveux gris coupés court, la démarche leste, le regard rapide, il donnait le sentiment d’être un homme de terrain plus que de bureau. Son visage, bien que vieillissant, avait conservé une sévérité naturelle qui contribuait à son autorité. Mais, lorsqu’il fut à hauteur de Sarah, son expression perdit de sa rigidité au profit d’une inquiétude sincère.

Il la dévisagea, repéra sa blessure à l’œil et, sans prononcer un mot, fit signe à Sarah de le suivre jusque dans son bureau.

— Commandant, le ministre de l’Intérieur cherche à vous joindre. Je vous le passe dans votre bureau ? demanda un jeune officier qui venait d’accourir.

— Non. Dites-lui que je suis déjà en ligne et que je le rappelle tout de suite.

— Bien, mon commandant, répondit le jeune homme, habitué aux ordres parfois troublants de son supérieur.

Stefen entra dans son bureau, suivi de Sarah. Quand il eut fermé la porte et fut certain que personne ne pouvait plus les voir derrière les stores clos, il se pencha vers Sarah, comme un père à la fois en colère et si heureux de voir sa fille de retour d’une escapade nocturne.

— Trois questions : est-ce que tu vas bien ? Deuxio : pourquoi tu ne m’as pas appelé plus tôt pour me dire que tu étais vivante ? Et tertio : qu’est-ce qui s’est passé ?

— Désolée, mais j’ai pas eu le temps de te tenir au courant. Et oui, ça va, j’ai eu de la chance et une bonne équipe qui m’a sortie de là. Quant à ce qu’il s’est passé, je crains que ça ne prenne du temps avant qu’on comprenne quelque chose.

— Et ton œil ?

— C’est rien, une brûlure. C’est moche, mais on s’en fout.

Stefen haussa les épaules.

— Je t’ai vue dans des états bien pires quand on était au FSK et tu sais que tu n’es jamais moche.

Sarah baissa un instant les yeux, gênée. Non pas qu’elle se sentît honteuse d’une relation à laquelle elle avait mis un terme il y a bien longtemps, mais, aujourd’hui plus qu’un autre jour, elle n’avait pas envie de se demander si elle avait fait les bons choix sentimentaux au cours de sa vie.

— OK, excuse-moi, c’est l’émotion de te savoir saine et sauve qui me fait dire des trucs dont on ne devait plus parler. J’aurais dû te dire que pour une fois, on a bien la preuve que t’es une tête brûlée, Sarah. Au moins, ça, ça aurait été drôle.

Sarah porta la main à son visage blessé en accordant un regard faussement amusé à Stefen.

— Donc, dis-moi, que s’est-il passé ? renchérit-il.

Sarah lui narra précisément la chronologie des événements. Quand elle eut terminé, Stefen s’était rejeté dans son fauteuil, l’air préoccupé.

— Je crois que t’as effectivement raison quand tu dis qu’on ne va pas voir clair dans ce foutoir tout de suite. C’est quoi ta stratégie ?

— Faire parler les deux surveillants Lunde et Sandvik. Analyser les clichés de la cellule de la victime et interroger le directeur s’il tient le coup…

— Bon, voici ce qu’on va faire, déclara le commandant en appuyant ses larges mains sur le bureau. J’ai mis une équipe sur la gestion de l’incendie, des victimes et tout le bazar. T’as pas à t’en occuper. Toi, tu enquêtes. Je sais que t’aimes pas travailler en équipe, mais, comme c’est quand même un gros dossier, je t’ai trouvé un assistant.

— Qui ? s’inquiéta Sarah.

— Norbert Gans.

Sarah approuva ce choix.

— Quand je te dis que je te connais… sourit Stefen avec une bienveillance plus paternelle que séductrice. Il est discret, efficace et ne compte pas ses heures. Bon et puis tu verras, il est déjà au courant d’une partie des événements grâce à Karlk qui a fait rapatrier les deux surveillants sur tes ordres, et je crois qu’il a pris quelques initiatives qui vont te faire gagner du temps.

Sarah se leva pour partir.

— Sarah ! l’interpella Stefen. T’es pas obligée de te charger de cette enquête. Si, disons, l’environnement psychomédical de l’affaire te dérange, je peux nommer quelqu’un d’autre.

— Non.

— OK… Alors, fais attention, reprit Karlstrom. Vraiment. OK ?

Sarah hocha la tête en sachant qu’aujourd’hui plus qu’un autre jour, elle ne pouvait faire une telle promesse. La main posée sur la poignée, elle se retourna juste avant de sortir.

— Fais comme d’habitude, fais-moi confiance.

Sarah quitta Stefen sans lui avoir dit qu’elle était rassurée de l’avoir à ses côtés. Plus qu’il ne l’imaginait. Même si, pour elle, cette relation appartenait définitivement au passé.

— Inspectrice Geringën.

Elle reconnut Norbert Gans qui venait de l’aborder à sa sortie du bureau du commandant. Il avait toujours cette apparence impeccable de gestionnaire bancaire à l’air concentré et aux gestes précis.

Mais ce qu’elle appréciait par-dessus tout chez lui, c’est qu’il la connaissait et savait qu’à chaque échange, il fallait aller droit au but.

— Ravi de travailler de nouveau avec vous, déclara-t-il. Les perquisitions chez les trois surveillants et chez le directeur sont en cours.

— Bien. Les clichés de la cellule C32 sont arrivés ?

— Ils sont en téléchargement sur votre ordinateur. Vous devriez pouvoir en disposer d’ici trente minutes.

— Bien, où sont Elias Lunde et Leonard Sandvik ? Je vais les interroger.

Norbert Gans conduisit son inspectrice aux salles d’interrogatoire installées dans les sous-sols du bâtiment. Avant d’entrer dans la première pièce, Sarah se servit un café serré au distributeur de boissons.

Elle regrettait d’avoir avalé ce cachet dont elle avait plus l’impression de subir les effets de somnolence que le bénéfice anxiolytique. L’état idéal pour mener un interrogatoire, songea-t-elle ironiquement.

Elle avala son café d’une traite, lissa la mèche qui ombrageait la face droite de son visage et entra dans la pièce où était enfermé Elias Lunde.

 

L’infirmier était assis sur une chaise devant une table en Formica, la lumière du plafonnier tombant sur sa nuque. Un homme d’une trentaine d’années, au visage rond, à la peau mate et aux traits asiatiques.

— Inspectrice Geringën, annonça Sarah en entrant, avant de s’installer sur la chaise qui faisait face à l’infirmier.

Ce dernier leva la tête à la façon d’une bête traquée.

— Votre nom ?

— Elias Lunde.

Sarah déplia un carnet de poche sur lequel elle griffonna le nom de l’interrogé.

— Bien. Il va falloir faire un petit effort, monsieur Lunde. Vous allez oublier l’incendie et je vais vous demander de vous concentrer sur le déroulé des événements qui ont précédé la mort de celui que vous surnommiez 488 entre vous.

— Attendez, je veux bien oublier tout ce que vous voulez, mais quand même. Qu’est-ce qu’il s’est passé ?! Tout était en train de brûler, d’un coup, comme si on avait jeté de l’essence dans tous les couloirs. C’est… c’est impossible.

Sarah le toisa de ce regard qu’elle manifestait seulement dans le cadre de son travail et qui n’exprimait guère plus de compassion que celui d’un félin. Elias Lunde baissa les yeux.

— Donc, reprit Sarah. Racontez-moi ce qu’il s’est passé hier soir.

L’infirmier se mordilla la pulpe du pouce avant de parler.

— Eh bah… Je faisais ma ronde de nuit dans le secteur A, comme d’habitude, et puis j’ai entendu des cris. Le téléphone de surveillance s’est mis à sonner juste après, mais j’étais trop loin pour décrocher. Je suis arrivé à la cellule d’où provenaient les bruits et j’ai vu 488, c’est comme ça qu’on l’appelle ici, adossé au pied de son lit. Il m’a pas fallu longtemps pour comprendre qu’il avait passé l’arme à gauche. Il était blanc, et il respirait plus, avec sa bouche… ouverte, comme ça, là…

Il mima grossièrement le visage déformé de la victime avant de reprendre.

— Et puis ses mains autour du cou… Ça m’a foutu les jetons et, sur le moment, j’ai pas su trop quoi faire. Mais j’ai vite compris qu’il avait dû faire une crise d’angoisse et une crise cardiaque.

— Et ensuite ?

— Je me suis souvenu que les flics disent toujours qu’il ne faut toucher à rien, alors j’ai reculé. Leonard s’est pointé, et puis le gardien de nuit nous a prévenus qu’il avait appelé la police pour déclarer un suicide. Alors, même si on savait que c’était pas ça, on allait pas vous rappeler pour vous dire de pas venir, vous auriez trouvé ça bizarre.

Sarah simula l’approbation pour encourager le surveillant à se confier.

— Vous dites que votre collègue Leonard est arrivé après. Pourquoi ?

— Il était en train de faire ses piqûres de nuit à un patient. Une fois qu’on a commencé les injections de ce truc, il faut pas s’arrêter, et comme il était en plein milieu…

Une fois encore, Sarah acquiesça en notant quelques mots sur son carnet.

— Quand avez-vous été engagé à Gaustad, monsieur Lunde ?

— Il y a un peu moins de cinq ans. Le 10 février 2011, précisément.

— Parlez-moi de celui que vous appeliez 488.

Le surveillant se gratta l’arrière de la tête comme s’il avait soudain été piqué par un moustique.

— Bah, en fait, on savait pas grand-chose de lui. Il était amnésique et il parlait pas.

— En cinq ans, vous n’avez jamais entendu le son de sa voix ?

— Bah si, mais seulement quand il criait.

Sarah avait du mal à le croire.

— Et ce nombre, 488, sur son front. Une idée d’où ça pourrait venir ?

— Aucune. Les autres surveillants m’ont dit qu’il l’avait déjà quand il a été interné.

— Depuis que vous êtes là, combien de visites ce patient a-t-il reçues ?

— Des visites ?

Sarah approuva d’un mouvement de tête.

— Bah, à ma connaissance, aucune. Et d’après ce qu’on m’a dit, c’était comme ça depuis qu’il avait atterri à Gaustad, il y a un peu plus de trente ans.

Les archives des visites avaient très certainement brûlé et Sarah n’avait aucun moyen de vérifier cette information. Elle orienta la discussion sur un sujet plus immédiat.

— Quand vous évoquez ce « on » m’a dit, qui est ce « on » ?

— Bah, plein de gars, et puis aussi Leonard. Il est là depuis longtemps. Il en sait plus que moi.

Sarah jeta un œil furtif vers la poitrine du surveillant. Il respirait vite. Un peu trop vite pour quelqu’un d’assis.

— Leonard vous a-t-il aidé à déplacer le corps de la victime ?

Sarah guetta la réaction corporelle de l’infirmier. Son regard s’élargit et il eut un bref mouvement de recul.

— Je… Je ne comprends pas. On n’a pas déplacé le corps. Comme je vous ai dit, quand on a vu qu’il était mort, on l’a pas touché.

— Le corps a été déplacé du secteur C vers le secteur A, monsieur Lunde. On en a la preuve. Or, à cette heure, il n’y avait que vous et Leonard Sandvik dans l’établissement.

Elias Lunde se mordilla la chair du pouce et se pencha sur la table.

— Écoutez, je… Il faut m’aider. J’y suis pour rien dans tout ça. Je vous jure. J’ai fait ce que le directeur disait de faire, c’est tout.

— Vous avez déplacé le corps ?

— Oui… Oui, avec Leonard, on a reçu l’ordre de transporter 488 de sa cellule C32 vers le secteur A.

— Pourquoi ?

— Le directeur voulait pas qu’on voie ses graffitis…

— Pour quelle raison ?

— Je sais pas… Je suis payé pour pas poser de questions et j’avais pas envie d’avoir de problèmes. J’ai rien demandé. Et puis ça change quoi ? Je vous ai raconté la vérité quand je vous ai dit comment j’avais entendu des cris et que j’étais arrivé trop tard. Le seul truc qui change, c’est que c’est arrivé dans la cellule C32 et pas dans le secteur A.

— Qu’avez-vous vu exactement dans sa cellule C32 ?

— Je vous l’ai déjà dit, je faisais ma ronde et je l’ai entendu gueuler. Un cri pas possible, et quand je dis pas possible, c’est que je vois pas comment un humain peut faire un bruit pareil ! Ça commençait comme un raclement de gorge et puis ça finissait tellement aigu qu’on avait l’impression de sentir une aiguille dans les tympans. Ça lui arrivait souvent, mais là c’était vraiment le pire. Je suis juste allé jeter un coup d’œil, mais, le temps que j’arrive, je l’ai vu la bouche ouverte, les yeux écarquillés avec les mains autour du cou.

Elias Lunde reprit sa respiration.

— J’en ai vu des trucs de fou depuis que je suis là, mais un type qui essaie de se suicider en s’étranglant, je peux vous dire que c’est une première.

— Et après ?

— Bah, Aymeric nous a dit pour la police et puis le directeur nous a rappelés et nous a dit de mettre le corps en secteur A avant que la police arrive. Que c’est juste que c’était plus propre que dans le secteur C.

Sarah termina d’écrire les mots-clés du témoignage de Lunde sur son carnet avant de reprendre son interrogatoire.

— Ernest Janger m’a expliqué que vous les descendiez parfois, lui et 488, pour les soumettre à des… expériences. Quelle en était la teneur ?

Désespéré, Elias Lunde enfouit son visage dans ses mains en secouant la tête.

— Putain, merde… j’en sais rien. Oui c’est vrai, on nous demandait parfois d’aller chercher un patient pour le descendre au sous-sol. Mais après, c’est le directeur qui s’en chargeait. On n’avait pas le droit d’entrer. Et puis on n’avait pas envie. Je vous promets, je sais rien de plus. Si je savais, je vous le dirais pour me sortir de la merde.

— Avez-vous remarqué quelque chose d’anormal dans le comportement de la victime ces derniers jours ?

— Je sais pas…

— Réfléchissez.

— Euh… Bah, peut-être qu’il était plus agité que d’habitude. Son cri… On l’entendait plus souvent.

— Très bien, conclut Sarah. Pour le moment, je prolonge votre garde à vue de vingt-quatre heures.

Elle sortit et referma derrière elle en percevant la lamentation étouffée du surveillant.

Elle avala un second café, reprit ses esprits et entra dans la pièce d’à côté sans frapper.

Leonard Sandvik y tournait en rond. Un homme d’une soixantaine d’années, voûté, les cheveux blancs et dont les yeux pochés luisaient de fatigue et d’inquiétude.

Sarah l’invita à s’asseoir et lui demanda à son tour de lui raconter ce qu’il s’était passé cette nuit.

— Je vais essayer, soupira Sandvik. Mais pouvez-vous me dire si beaucoup de patients et de membres du personnel ont pu s’en sortir ?

— On ne sait pas encore. Que s’est-il passé la nuit dernière ?

Le surveillant dodelina de la tête, l’air de dire qu’il avait compris que ce n’était pas lui qui commandait.

— Eh bah, je faisais les piqûres d’hypnotiques aux patients insomniaques. Il devait être quatre heures du matin, quelque chose comme ça. Et puis j’ai entendu un cri salement violent, mais, comme j’étais en plein milieu d’une injection, j’ai pas pu partir comme ça. Et puis entre nous, c’était pas la première fois que 488 criait. Alors, je me suis pas plus inquiété que ça. Mais quand le téléphone de surveillance a sonné, je me suis dit qu’il y avait un problème. Je suis allé voir et c’est là que je l’ai trouvé la bouche ouverte, les yeux écarquillés avec les mains autour du cou.

— Quand êtes-vous arrivé à Gaustad, monsieur Sandvik ?

— Euh… Attendez, ça fait longtemps. Et puis là, comme ça…

— Prenez votre temps.

— Voilà, je me souviens, je suis arrivé le 22 novembre 1979, il y a près de trente-six ans, soupira-t-il. Ouais, trente-six ans… Et je suis pas devenu dingue.

— Vous étiez donc là quand le patient dit 488 a été interné à Gaustad ?

— Ah non, il était déjà là quand j’ai pris mes fonctions.

— Il était déjà là ? Le directeur m’a dit qu’il avait rejoint l’établissement il y a trente-six ans aussi.

— Oh, il ne devait pas être arrivé depuis bien longtemps, mais il était déjà là. Je peux vous l’assurer. C’est le patient qui m’a le plus fichu le cafard à mes débuts. Je m’en souviens.

— Qu’est-ce que vous pouvez me raconter à son sujet en trente-six ans d’observation ?

— Pas grand-chose. Un type triste, silencieux et paumé…

— Il a toujours été dans la cellule C32 ?

L’infirmier fut pris au dépourvu par la soudaineté de la question. Sarah, qui avait baissé la tête vers son carnet, la releva, l’air d’attendre une réponse qui ne venait pas.

Leonard Sandvik se mordilla la lèvre inférieure, de l’air de celui qui craint les soucis.

— Oui, la C32, lâcha-t-il en regardant par terre.

— Et ça ne vous pose pas plus de problèmes que ça d’avoir maquillé une scène de crime ?

— Écoutez, je sais pas ce qu’Elias vous a dit, mais… Je vous promets que, lui comme moi, on est juste les exécutants du directeur. Alors, même si on a fait des choses pas bien, c’est parce qu’on voulait pas perdre notre boulot. Moi, j’ai bientôt soixante ans, je retrouverai de travail nulle part et j’ai une famille à faire vivre. Vous comprenez ? Si j’avais dit au patron d’aller se faire voir, il m’aurait foutu à la porte !

— Pourquoi le directeur a-t-il demandé à déplacer le corps ?

— Je suis d’accord avec vous, c’est pas clair, même s’il a dit que c’était pour une raison d’image, que le secteur C était un peu trop sale…

— Quel était le but des expériences que le directeur semblait mener sur les patients que vous lui descendiez au sous-sol ?

— Ah, ça aussi, vous êtes au courant ? Eh bah, j’en sais fichtre rien. La seule chose que je peux vous dire, c’est qu’il y a deux jours, 488 a été descendu au sous-sol. C’est moi qui devais aller le chercher. J’attendais dans le couloir devant la salle et je l’ai entendu pousser un cri… Je vous jure, j’ai cru crever de trouille. C’était… pas humain comme truc.

Encore ce cri, songea Sarah. Mais si étranges que fussent ces révélations, elles ne l’aidaient en rien à avancer dans son enquête.

— Qui a rendu visite à cet homme depuis qu’il est là ?

Leonard Sandvik laissa échapper un petit souffle de cynisme.

— C’est terrible à dire, mais personne. En trente-six ans, je n’ai pas vu une seule personne rendre visite à ce pauvre homme. Je l’ai vu vieillir seul dans sa cellule, jour après jour. Qu’est-ce qui va m’arriver, inspectrice ?

Sarah eut l’intuition qu’elle n’obtiendrait rien de plus. Soit parce que Sandvik ne savait vraiment rien. Soit parce que lui et Elias la dupaient.

— Madame l’inspectrice, est-ce que je peux appeler ma femme, s’il vous plaît ? demanda le surveillant.

Sarah lut dans son regard la détresse d’un homme qui vient de comprendre que sa vie va basculer.

— D’ici deux heures, quand la perquisition à votre domicile sera terminée. Vous restez en garde à vue vingt-quatre heures de plus.

Leonard Sandvik tourna un regard abattu vers le sol.

Sarah claqua la porte derrière elle et fit signe à l’officier Gans de la verrouiller.

— Alors ? demanda ce dernier.

— Ils ont avoué avoir déplacé le corps, mais rejettent toute la responsabilité sur le dos du directeur. Et ils sont incapables de me dire quel était le but des expériences que Hans Grund menait sur ses patients dans le sous-sol. Des nouvelles de l’autopsie de la victime ?

— Non, pas encore, et Hans Grund n’est pas sorti de son coma.

— Je vais aller…

Sarah ne termina pas sa phrase. Elle s’appuya contre un mur et s’obligea à garder les yeux ouverts le temps que le malaise se dissipe.

— Ça va ? s’enquit son adjoint.

— Oui, merci, c’est juste le contrecoup de l’incendie. Je vais aller manger quelque chose.

— Je serais vous, je prendrais un peu de repos.

— C’est pas le moment, répliqua Sarah.

Et elle rejoignit sa voiture sur le parking d’un pas prudent.

Assise derrière son volant, elle suspendit son geste au moment de démarrer. Il n’était même pas encore 11 heures du matin, mais cela ne faisait aucun doute, elle était exténuée. Que faire ? Se soûler dans le travail pour ne pas penser à sa vie, en essayant de se convaincre que l’adrénaline fera office de dopant ? Au risque de s’effondrer en plein milieu du commissariat devant le regard ahuri de ses collègues. Une telle faiblesse abîmerait sa réputation, mais, surtout, elle entraînerait forcément la dépossession de l’enquête qu’elle avait entamée. Ce qui, aujourd’hui plus que jamais, serait la pire chose qui puisse encore lui arriver.

Alors, dormir une petite heure ? Mais où ? Dans sa voiture ? Elle ne se reposerait pas. Chez elle ? L’idée même lui provoqua une nouvelle montée de panique. Chez sa sœur ? Elle n’avait pas la force de lui annoncer la vérité et encore moins celle de faire semblant. Pouvait-elle seulement s’absenter en plein milieu de son enquête ? La réponse était non. Mais son corps ne lui laissa pas le choix. Les tremblements reprirent possession de ses membres et l’angoisse lui compressa la gorge.

Au même moment, son portable vibra sur le siège passager. Un SMS. Avec tout le cynisme de ce que la technologie pouvait apporter, il provenait de « mon amour » :

 

Quelles sont tes disponibilités pour que l’on règle les formalités administratives ?

 

Le téléphone s’échappa de ses mains et, avec la fébrilité d’un automate rouillé, elle démarra, s’éloigna de l’immense bâtiment du commissariat central pour prendre la direction d’un modeste hôtel situé à l’entrée d’Oslo.