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Alors qu’elle terminait d’enfiler son jean après avoir pris une rapide douche, Sarah reçut un document sur son téléphone. Norbert Gans, son assistant au commissariat, avait été rapide, comme prévu.

Il lui avait fallu moins d’une heure pour lui répondre : « Voici le document que tu m’as demandé. Accès facile sur la base nationale. Le fichier est public. Je te l’ai formaté sur tableur pour que tu puisses faire des croisements d’informations. Mais il y a du boulot. Si tu as besoin d’autre chose, n’hésite pas. »

Sarah termina de s’habiller et sortit de la salle de bains les cheveux lâchés.

— J’ai la liste des bases de l’armée américaine, dit-elle en ouvrant le dossier d’un toucher du doigt sur l’écran de son téléphone.

Christopher avait la tête plongée dans les documents de son frère. Sarah s’assit à côté de lui et s’arrangea pour qu’il puisse voir l’écran de son portable. Le journaliste plissa les yeux pour essayer de s’affranchir des reflets et laissa échapper un ricanement.

— C’est pas vrai, souffla-t-il en détournant le regard.

Sarah ne dit rien, mais elle n’en pensait pas moins.

Le document s’intitulait « Department of Defense – Base Structure Report – Real Property Inventory – 2011 ». Et il affichait une liste de cent quatre-vingt-sept mille possessions militaires américaines aux États-Unis et hors territoire.

— Cent quatre-vingt-sept mille possibilités… confirma Christopher. On commence par faire un tri par années de création. Toutes les bases construites après 1970 ne nous intéressent pas.

Sarah ne répondit pas, mais Christopher constata qu’elle était déjà en train de procéder à cette sélection. Mais, après la manipulation, il en restait encore cinq mille six cent quatre-vingt-trois.

— Maintenant, notre atout majeur, dit Christopher. Lesquelles sont situées sur une île ?

— Il va falloir les regarder une par une, répondit Sarah. Il n’y a aucune entrée pour procéder à un tri automatique sur le tableau.

— Transfère-moi le doc sur mon téléphone. Il vaut mieux qu’on soit deux à faire le même exercice pour être certains de ne rien louper dans toutes ces colonnes de noms.

Sarah s’exécuta et se reconcentra sur son écran.

L’exercice était complexe et demandait une solide culture générale pour déterminer si tel ou tel lieu était une île ou pas. Parfois, il leur fallait vérifier sur Internet où se situait une ville ou un territoire qui leur était totalement inconnu.

À la mi-journée, assis au milieu d’un reste de repas rapidement avalé, Christopher sentit ses yeux le piquer, sa vue se troubler. Il avait épluché les trois quarts de la liste et avait répertorié quatre îles.

— J’ai quatre îles pour le moment. Mais va savoir laquelle est celle qu’on cherche.

— Dors, lui répondit Sarah.

— Quoi ?

— Ça fait trois fois que tu repasses sur la même ligne. On n’a pas dormi de la nuit. Dors.

Christopher dut l’avouer. Il avait l’impression que son cœur allait s’arrêter de battre d’épuisement.

— Simon ne sera pas sauvé par un père qui ne peut plus réfléchir ou courir, ajouta Sarah.

— Son vrai père ne l’aurait pas laissé se faire kidnapper, objecta Christopher en secouant la tête.

— Même s’il a suivi sa conscience, c’est Adam qui vous a tous mis en danger… Tu ne fais qu’hériter de ce qu’il a mis en œuvre. Et du devoir de sauver Simon.

Christopher se leva pour aller se passer de l’eau froide sur la figure.

Puis il revint s’asseoir, le visage encore ruisselant de gouttes d’eau.

— Dans une heure, on sera fixés sur le nombre d’îles.

Elle vit son visage cerné et blessé, mais ses yeux étaient encore vifs. La peur et l’angoisse le tenaient éveillé.

Une trentaine de minutes plus tard, il releva la tête.

— J’en ai dégoté trois de plus, ce qui fait sept îles.

— J’en ai sept aussi, répondit Sarah.

Christopher prit la vieille feuille du règlement intérieur de l’hôtel posée sur le bureau et griffonna la liste des sept îles sur lesquelles se trouvait une base militaire américaine.

 

1 – L’île de Wake

2 – Les îles Marshall

3 – La République dominicaine

4 – L’île de l’Ascension

5 – Les îles Vierges américaines

6 – Hawaï

7 – Okinawa

 

— Ça peut être n’importe laquelle, dit-il en lâchant son stylo.

Sarah jeta un œil sur la liste.

— Tu peux déjà retirer Okinawa, elle a été rétrocédée au Japon en 1972.

Christopher barra l’île japonaise, puis il se leva et marcha dans la chambre.

— De quelle info dispose-t-on en plus pour recouper les données ? De Gentix et…

— … de la Ford Foundation, termina Sarah. Si l’une de ces deux entités a ou a eu des possessions sur l’une de ces îles, on aura gagné.

— Ça me semblerait bizarre que Gentix soit lié de cette façon à MK-Ultra, analysa Christopher. D’après ce qu’on sait, la CIA a contacté les laboratoires après avoir lancé leur projet. Ils n’avaient aucune raison d’installer leurs centres de recherche à proximité des labos avec lesquels ils avaient décidé de collaborer. Ils avaient surtout besoin d’être tranquilles, discrets, et qu’on leur livre la marchandise. En revanche, pour la Ford Foundation, c’est différent, vu que ce sont eux qui finançaient et couvraient une partie des opérations de la CIA. Il faut voir s’ils ont des liens avec une de ces îles.

— L’un de leurs sièges est situé sur Banana Island, une petite île artificielle du Nigeria, enchaîna Sarah les yeux rivés sur l’écran de son téléphone. Et ils disposent d’un bureau dans le Rhode Island.

— Aucune des deux n’étant sur la liste et ne ressemblant à de vraies îles, ça fout en l’air notre seule piste ! Merde !

Christopher écrasa son poing sur le mur de la chambre.

Il reprit la liste des six îles et l’étudia une nouvelle fois, espérant peut-être qu’une évidence lui sauterait aux yeux. Puis il consulta de nouveau la photo de son père.

— Attends, est-ce que ces six îles ont un relief montagneux ?

Sarah fit une rapide recherche sur Internet depuis son téléphone. Il lui fallut à peine trois minutes pour obtenir l’information.

— Non, l’île de Wake est un petit atoll tout plat. Pareil pour les îles Marshall. Bien vu, ça en élimine deux.

— Ouais, à condition que la photo ait bien été prise là-bas. Mais je ne vois pas pourquoi il aurait gardé une photo prise ailleurs, vu que ses années de recherche sur l’île semblent avoir été les plus importantes de sa vie. Donc, on conserve cette hypothèse. Il nous reste quatre îles. Pour le reste, on doit louper un truc. Un truc qui doit être là, sous notre nez ! Le nombre 488 par exemple ! Ça peut pas être lié à une position géographique, un nom ou un code de l’île ? Oui, c’est peut-être ça ! s’écria Christopher. Pourquoi on n’y a pas pensé plus tôt ?!

— Le document que nous a envoyé Norbert donne plusieurs éléments chiffrés sur chacune des bases militaires, répondit Sarah.

— Comme quoi ?

— La superficie, le nombre de militaires en place, ce genre de trucs.

— Montre !

Les deux paires d’yeux se mirent à parcourir à toute vitesse les lignes et les colonnes de chiffres, égrainant les données statistiques pour chacune des quatre îles de leur liste. Dehors, le soleil déclinait déjà, rappelant l’inéluctable décompte que leur avait imposé Lazar.

Christopher redressa la tête.

— Non, il n’y a rien. J’ai additionné les chiffres des coordonnées géographiques, j’ai converti les noms des îles en chiffres et ça ne correspond jamais de près ou de loin à 488.

Sarah aboutissait à la même conclusion. Cette piste ne les conduisait nulle part.

— Et le temps passe, murmura Christopher quand il réalisa que la chambre était presque plongée dans le noir.

Une journée entière s’était déjà écoulée et ils n’avaient rien trouvé qui puisse sauver Simon.

— On n’y arrivera jamais, dit-il. Peut-être que je devrais appeler la police, tout raconter et… et…

— Attends.

Sarah fouilla dans l’une de ses poches et en ressortit une photo des graffitis dessinés dans la cellule du patient 488.

— Tu penses à quoi ? demanda Christopher.

— Le patient de Gaustad a passé au moins deux ans sur cette île. Et si ces dessins étaient une espèce de mémo, une façon pour lui de retrouver ou, en tout cas, de décrire l’île où il a été retenu prisonnier ? suggéra-t-elle en désignant les trois symboles qui revenaient en permanence sur les murs de la chambre.

— Tu parles d’un arbre, d’un poisson et d’un… feu. Ces trois trucs feraient allusion à l’île sur laquelle il a subi ces expériences ?

— C’est peut-être ça, leur signification. C’est une description schématique de l’endroit où il a été emprisonné, des symboles de l’île…

Christopher fronça les sourcils. L’idée était bonne, mais elle se heurtait à un problème.

— Si les cobayes avaient su où se trouvait l’île et quel était son nom, Lazar l’aurait retrouvée depuis longtemps ! Non, les cobayes ne savaient certainement rien de l’endroit où ils étaient enfermés. Ils ignoraient même qu’ils étaient sur une île. Ces dessins parlent d’autre chose. On fait fausse route.

Sarah dut admettre l’échec de son hypothèse. Christopher se rassit sur le bord du lit et toucha du bout du doigt sa plaie au front.

— Tu vas l’infecter. Tes ongles sont encore pleins de terre, l’avertit Sarah.

Christopher suspendit son geste et Sarah sembla voir sa main se mouvoir au ralenti.

— On a oublié un élément, murmura-t-elle soudainement.

— Quoi ?

— Le tout premier indice. C’est ça, le truc qu’on a loupé.

— Mais de quoi tu parles ? Quel indice ?

Sans répondre, Sarah saisit son téléphone pour appeler cette fois un autre de ses collaborateurs qui serait forcément ravi de lui rendre service.