– 26 –

— 44, 45… 46.

Son visage s’approchait et s’éloignait du sol dans un va-et-vient rapide.

— 47… 48… 49 et 50.

Les mâchoires scellées par l’effort, il se releva en poussant un profond soupir et fit rouler les muscles de ses épaules. Le visage d’un diable tatoué sur son omoplate droite grimaça.

Il ramassa une serviette qui traînait sur le lavabo et s’épongea l’avant-bras en nettoyant les restes de sang séché qui avait maculé sa peau au cours du dîner.

En plus de lui avoir mal parlé, le petit nouveau avait trouvé le moyen de pisser le sang dans son chili quand il lui avait tranché la joue à coups de lame de rasoir. Et, comme d’habitude, les gardiens n’avaient rien vu.

Ricanant encore de la leçon d’humilité qu’il avait donnée au jeunot, il s’allongea sur sa couchette et contempla la bosse qui se dessinait sur le matelas du dessus quand son compagnon de cellule était couché.

Ce type passait ses journées étendu sur son lit, des écouteurs vissés sur les oreilles. Une espèce d’autiste à qui il aurait bien brisé la mâchoire à coups de poing. Mais s’il avait survécu en prison jusqu’à aujourd’hui, c’est aussi parce qu’il savait à qui il valait mieux ne pas s’attaquer.

— Hotkins ! lança une voix depuis le couloir longeant les cellules.

Le prisonnier tatoué fronça les sourcils, sans bouger, observant le surveillant pour vérifier s’il allait oser ouvrir la grille seul. Il sourit en voyant deux autres gardiens au visage sévère et à la carrure dissuasive se placer à ses côtés.

On entendit un bruit de verrou et les barreaux de la cellule coulissèrent dans un caverneux glissement métallique. Le surveillant en chef entra, sa matraque à la main.

— Debout !

Le prisonnier tout en muscles quitta sa couchette et se plaça au fond de la geôle, les mains sur le mur.

— T’as très bien entendu, Hotkins ! On y va ! Ta libération anticipée pour bonne conduite vient d’être acceptée. Elle prend effet immédiatement. Faut croire que les anges gardiens officient aussi en enfer…

Le surveillant ignora le détenu tatoué qui s’était placé près du mur et frappa le pied du lit superposé de sa matraque.

— Te fais pas désirer, William Hotkins, s’agaça le surveillant. Après dix ans de taule, tu devrais avoir envie de sortir, non ? Même à minuit.

Alors seulement, la couverture de la couchette supérieure remua et en émergea le visage d’un homme chauve d’une quarantaine d’années et dont les yeux ronds comme deux billes noires semblaient dépourvus d’émotion.

Il retira les écouteurs qu’il avait sur les oreilles et sauta lestement du haut de son lit. Il était grand et, sans être musclé, il dégageait une certaine vigueur physique.

Il ramassa son lecteur de musique ainsi qu’une petite bible rangée sous son matelas. Puis il s’avança sous le regard méfiant des gardiens. Son compagnon de cellule attendit que la grille se soit refermée derrière lui pour pousser un soupir de soulagement.

Hotkins savoura chaque pas qui le conduisait vers la sortie, marchant lentement, un sourire méprisant pour les autres détenus qui osaient le regarder franchement pour la première fois de leur vie.

On lui délivra son billet de sortie, on lui restitua un portefeuille contenant 56,75 dollars, un trousseau de clés, ses papiers d’identité, un crucifix en métal de la taille d’une main et les vêtements qu’il portait le jour de son incarcération, notamment sa veste où était encore cousu son insigne des Marines. Il s’habilla, signa le registre des sorties et se retrouva à l’air libre.

Le dos tourné aux murs de la prison de Stillwater, il sut qu’en dix ans, rien n’avait changé en lui. Il ne regrettait pas le meurtre qu’il avait tenté de commettre, ses convictions religieuses n’avaient jamais été aussi solides et son corps, qu’il n’avait pas cessé d’entraîner au cours de ces dernières années, était prêt à mener un nouveau combat.

Il marcha sur Pickett Street, éclairée par des lampadaires, jusqu’à rejoindre la 95 et attendit le bus. Un jeune couple avec un bébé dans son landau s’approcha. Le nourrisson fixa l’ancien détenu de ses grands yeux bleus.

— Elle vous aime bien, dit la mère d’un air fier.

— Elle peut, répondit Hotkins avant de s’éloigner.

Surprise, la mère ne chercha pas à en savoir plus sur l’étrange réponse de cet homme tout aussi étrange.

Le bus, presque vide à cette heure, le conduisit jusqu’à la petite église de son quartier de la banlieue nord de Minneapolis. La seule à être ouverte jour et nuit, le prêtre de la paroisse ayant souhaité que la maison de Dieu soit toujours ouverte, comme l’était le cœur du Seigneur.

Hotkins y entra comme un cosmonaute retrouve l’oxygène de la terre après avoir passé plusieurs mois dans l’espace. Gonflant sa poitrine de l’air frais mêlé aux effluves d’encens, il s’agenouilla, se signa et remercia l’Éternel de ne pas l’avoir abandonné au cours de ces années.

Il resta près d’une heure à prier et à jurer à Dieu de poursuivre sa lutte en son nom. Puis il prit le chemin de son domicile situé deux blocs plus loin.

Quand il entra enfin dans son petit appartement, au sixième étage d’un vieil immeuble, tout était encore là : son fauteuil devant la télé, ses appareils de musculation, la photo de son ex-femme et de lui enlacés et ses dessins d’armes à feu encadrés. Une odeur de renfermé et une épaisse couche de poussière en plus.

Il referma la porte derrière lui et, pour la première fois depuis qu’il avait quitté la prison, il se détendit.

Le choc fut d’autant plus rude quand la barre de métal lui frappa le haut de la cuisse. Un genou à terre, il reçut un nouveau coup dans le dos. Il allait frapper son assaillant d’un coup de coude, mais la sensation glaciale du canon qui venait de s’écraser sur sa tempe l’en dissuada.

— Pour ce que tu as fait à Glasky, cracha l’agresseur.

Hotkins fit une rapide génuflexion, saisit le canon du pistolet qu’il avait sur la tête avec une rapidité déconcertante, s’empara de la crosse et appuya sur la gâchette pour abattre son adversaire. Clic. Aucun projectile ne sortit.

— Tu crois franchement que j’allais charger une arme dont tu risquais de t’emparer ? lança le tueur en dégainant un autre pistolet.

Cette fois, Hotkins était trop loin pour le désarmer. Il leva les bras pour gagner du temps. Mais si la volonté de Dieu était qu’il meure maintenant, alors qu’il en soit ainsi.

— À genoux.

Hotkins s’agenouilla.

— Mon patron voulait que l’on fasse ça doucement et qu’on filme pour qu’il se repasse la vidéo tous les soirs, annonça le tueur. Finalement, on va devoir abréger.

Il pressa la détente au moment même où la porte d’entrée de l’appartement s’ouvrait avec fracas. Le temps de faire volte-face, il reçut un coup de pied dans le creux du ventre qui le projeta en arrière. La femme qui venait de faire irruption lui assena trois coups de crosse dans l’oreille qui l’abrutirent, lui écrasa le nez du plat de la main avant de le saisir par les cheveux et de frapper sa tête à plusieurs reprises contre le mur. Quand il ne fut plus qu’une poupée de chiffon sans vie, elle le laissa retomber par terre, se redressa et referma la porte de l’appartement.

Agenouillé, Hotkins regarda sans comprendre cette femme à l’allure athlétique, vêtue d’un sweat-shirt à capuche et d’un pantalon type cargo.

Quand elle se retourna vers lui, il vit son visage avec plus de netteté. En d’autres circonstances, il l’aurait trouvée plutôt mignonne avec ses cheveux noirs coupés au carré et ce minois de magazine de mode.

— On a une heure pour faire disparaître le corps d’ici, dit-elle en tirant une balle de pistolet à silencieux dans la tête de l’homme qu’elle venait d’assommer.

— Vous êtes qui ?

— Johanna. Mark Davisburry m’a envoyée te chercher. Il a quelque chose à te proposer.

L’ancien Marine ne pouvait pas avoir oublié le nom de celui qui lui avait permis d’être transféré de l’épouvantable prison de Rikers Island à la maison d’arrêt plus tranquille de Stillwater. Il lui devait probablement sa survie et le paiement de toutes ses factures foncières pendant ses dix années d’incarcération.

— Tu connais Davisburry ?

— On a travaillé ensemble il y a longtemps quand il était encore à la CIA.

— Tu bosses pour l’agence ?

— Pour Davisburry, je t’ai dit. T’as une cave ? ajouta-t-elle en désignant le cadavre.

— Deux secondes, princesse. Davisburry veut me confier quoi comme type de mission ?

— Nous confier.

— On est censés bosser ensemble ?

— Tu croyais que j’étais juste venu faire le ménage chez toi ?

— Et c’est quoi cette mission ?

— J’ai cru comprendre qu’il voulait qu’on se débarrasse de deux éléments.

— Je ne tue pas n’importe qui.

Johanna leva un sourcil d’agacement. Mais Davisburry l’avait prévenue que l’ancien Marine lui opposerait cet argument. Il lui avait donc fourni la réponse.

— Davisburry mène depuis plusieurs années un projet destiné à créer un tsunami religieux au niveau mondial. Ces deux personnes veulent détruire son œuvre. Aide-moi à porter le corps dans la baignoire.

Hotkins n’aimait pas la manière dont cette femme lui parlait, mais ce qu’elle venait de lui révéler avait éveillé en lui une excitation qu’il n’avait pas éprouvée depuis bien des années.

— Et après, on fait quoi ?

Johanna rouvrit la porte d’entrée et s’assura que le couloir était vide avant de sortir. Hotkins lui emboîta le pas et referma à clé derrière lui.

— Et le corps du type ?

— Si t’es si bon que Davisburry le dit, tu seras de retour bien avant qu’il commence à puer et à alerter les voisins.

À mi-chemin dans l’escalier, Johanna lui lança un Glock. Il vérifia le chargeur et glissa l’arme dans l’arrière de son pantalon.

Dieu venait de lui montrer sa nouvelle voie et il n’avait jamais été aussi prêt à honorer le commandement de son Seigneur. Quelles que soient les cibles qu’ils allaient devoir abattre, il venait d’en faire le symbole de sa renaissance.