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La sonnerie résonnait dans l’obscurité, comme un décompte macabre. Un genou à terre, Christopher avisait le téléphone, incapable de décrocher.
C’est Sarah qui le fit à sa place, enclencha le haut-parleur, et lui tendit le combiné en lui ordonnant à l’oreille d’obtenir plus de temps auprès de Lazar.
— Le temps imparti… est… écoulé. Vous avez… trouvé ?
Il s’écoula une poignée de secondes avant que Christopher ne réussisse à parler.
— Nous avons identifié le lieu où vous avez été soumis aux expériences et nous sommes même parvenus à nous y rendre. Par conséquent, nous sommes actuellement sur l’île de l’Ascension, au milieu de l’Atlantique. On y a trouvé une station abandonnée de la Nasa et on a la preuve que c’est là que mon père et son équipe ont fait ces… recherches sur… vous.
— Vous avez découvert l’objet de ces expériences ? souffla Lazar, imperturbable.
Sarah observait Christopher, comme un pareur guette l’acrobate qu’il doit assurer dans un saut périlleux.
— Ce n’est qu’une question de minutes. Laissez-moi parler à Simon.
Lazar ne répondit pas tout de suite.
— Vous n’avez rien trouvé du tout, finit-il par dire après un temps de réflexion. Vous êtes en train de me baratiner.
— Pas tu tout !
— Sergueï, occupe-toi du gamin, ordonna Lazar.
Sarah manqua arracher le téléphone des mains de Christopher pour tenter une ultime négociation à sa place, mais il se releva d’un bond.
— Non, ne faites pas ça ! Vous n’avez jamais été aussi près de savoir la vérité ! Jamais ! Personne d’autre que moi ne pourra vous aider. Et si vous faites quoi que ce soit à Simon, je vous jure que j’arrête tout… et que vous crèverez dans l’ignorance !
Sarah n’en revenait pas qu’il ait osé dire ça. Elle n’aurait pas fait mieux. Mais Lazar ne se laissa pas démonter.
— Votre gamin suivra le même chemin !
Christopher ferma les yeux et, quand il les rouvrit, son regard d’ordinaire si doux s’était fait mauvais.
— Vous savez quoi, ce gamin, c’est pas le mien. C’est celui de mon frère et j’ai jamais choisi de l’élever. Et il m’a pourri la vie ! Alors que les choses soient bien claires, si vous le tuez, je serai triste un moment, mais je vous garantis que je m’en remettrai. Je reprendrai ma vie d’avant ! Vous, au contraire, vous n’avez plus que moi et il vous reste très peu de temps. Alors, réfléchissez bien. Si Simon meurt, je brûle tout ce que je trouve !
Christopher reprit sa respiration. Dans la lueur de la lampe torche, ses yeux luisaient de rage. Il avait si bien craché sa diatribe que même Sarah n’était pas certaine qu’il n’y avait pas du vrai dans ce qu’il venait de dire.
— Si j’ai bien compris, il vous faut plus de temps, répondit finalement Lazar.
— Oui, du temps !
— Bien, je vous laisse douze heures de plus.
Christopher leva les yeux au ciel en se pinçant les lèvres.
Mais, l’instant d’après, on entendit un cri atroce déchirer le haut-parleur du téléphone. Les cris de l’enfant se mêlèrent à des pleurs de souffrance.
— Simon ! Simon ! Qu’est-ce que vous avez fait, salopard ?! Simon !
— Chaque main du gamin vaut douze heures, annonça Lazar en reprenant le combiné. Et le cri que vous entendrez sera bien pire que celui-ci quand on lui coupera la première. Ça ne dépend plus que de vous. Et rappelez-vous, je veux tout savoir : le pourquoi, le comment de ces expériences, ce qu’ils ont trouvé et la tête pensante de tout ce programme. L’heure tourne pour moi, et pour vous.
On raccrocha et, au même moment, Christopher reçut une vidéo. Fébrile, il l’ouvrit et lança sa lecture. Le Russe Sergueï qui avait kidnappé Simon saisit la main du petit garçon qui le regardait effrayé. Il le brutalisa pour lui bloquer la main sur la table, dégaina un couteau de boucher et le brandit au-dessus du poignet. Le visage doux et rêveur de Simon se déforma de peur et une insoutenable détresse coula de son regard.
— Si ton père fait ce qu’on lui dit, tu garderas ta main, menaça Sergueï.
Et la vidéo s’arrêta.
Sarah sentit son estomac se soulever et dut s’adosser au mur pour ne pas flancher. Christopher se figea d’horreur. Projetant dans sa tête la souffrance de Simon, il y mêlait l’impitoyable culpabilité, l’intenable impuissance et la dévorante colère.
Pour l’avoir étudiée et même éprouvée, Sarah connaissait cette spirale dévastatrice de l’esprit lors de certaines affaires. Surtout dans celles qui concernaient les enfants et où leur innocence décuplait toutes les réactions émotionnelles, au point souvent de réduire les chances de sauver les victimes.
— Écoute-moi. Écoute-moi, dit-elle en serrant les épaules de Christopher. Écoute la réalité ! Ils n’ont pas tué Simon. Il est vivant. Et tu as été incroyable. C’est grâce à toi qu’il est encore en vie ! Pour le moment, c’est la seule chose qui compte ! Tu m’entends ! On a douze heures de plus, on va trouver.
Qui pouvait être préparé à un tel choc ? Qui pouvait se relever face à la torture de son enfant ? En train de se noyer dans son cauchemar, Christopher dilapidait ses forces dans la stérilité de la peur.
Sarah le secoua en l’interpellant. Christopher se retourna brutalement et la frappa comme un aveugle.
Elle bloqua ses coups un par un, évitant de le blesser. Il luttait contre elle, criant de rage. Puis d’un coup, il se détourna et écrasa son poing contre l’un des murs.
Elle le laissa exploser de colère, frappant du pied dans les outils, jetant à terre les plaques de métal, jusqu’à ce qu’il s’épuise, la tête penchée, haletant d’un souffle rauque.
Il lui fallut cinq minutes au moins pour se calmer et reprendre sa respiration.
— Ça va ? risqua Sarah en cherchant son regard.
Il passa une main sur ses traits crispés et tourna la tête vers Sarah.
— Je suis désolé. Je sais pas ce qui m’a pris, c’est comme si… j’avais eu besoin de trouver un coupable.
— Je comprends, et puis je te mentirais en te disant que j’ai eu peur que tu me fasses mal, ajouta-t-elle avec un demi-sourire.
Christopher laissa échapper un souffle ironique.
Et, bizarrerie de la vie et de l’esprit, il fut saisi d’une envie irrésistible d’embrasser cette femme. Leurs regards s’accrochèrent dans une fièvre palpable. Christopher désirait tout chez Sarah. La pulpe généreuse de cette bouche avec laquelle elle savait trouver les mots justes, ce regard glacial dans lequel elle le laissait puiser du réconfort, cette nuque blanche, fine et ciselée par le sport, ces hanches qui appelaient à l’enlacement et, par-dessus tout, cette âme à la fois si distante et pourtant si généreuse.
— On a douze heures. C’est beaucoup et peu, déclara Sarah après quelques instants de flottement.
Christopher détourna les yeux, gêné d’avoir éprouvé un tel désir et plus encore de l’avoir laissé transparaître. Même s’il était certain qu’il avait perçu le même chez elle.
Mais Sarah tâchait de se convaincre qu’elle était victime d’une réaction chimique qui brouillait sa raison.
— On a cherché partout, dit Christopher en reprenant son sang-froid. Qu’est-ce qu’on peut faire de plus ?
— Je sais pas. Pour le moment, je pense qu’on a tous les deux besoin de prendre l’air.
Sarah éclaira leur chemin jusqu’à la sortie du bâtiment.
La nuit était tombée. Le vent agitait les branchages de la jungle et, témoins privilégiés de la Voie lactée, ils laissèrent à leurs esprits le temps de s’apaiser quelques instants.
Assise sur les marches de l’entrée, son bras touchant celui de Christopher, Sarah s’adossa contre la façade en levant la tête vers la voûte céleste. Elle glissa une main discrète sur son ventre.
Si elle survivait à cette affaire, au fond, que ferait-elle de retour à Oslo ? Son désir et son projet d’enfant avaient jusqu’ici alimenté l’essentiel de son plaisir d’existence. Le désir était encore là, cela ne faisait aucun doute, mais le projet s’était écroulé. Pas tant parce qu’Erik l’avait quittée. Après tout, elle pourrait certainement retrouver quelqu’un. Mais tout ce qui lui arrivait ces derniers jours lui avait montré qu’elle n’était pas guérie de ses anciennes blessures de guerre. Que ses fantômes rôdaient encore, prêts à l’entraîner de nouveau dans les coins les plus sombres et les plus désespérés de son être. Prêts à faire d’elle un être suppliant et recroquevillé pour le reste de ses jours. Comment pourrait-elle être mère alors que la folie la menaçait au moindre coup dur ? De quel droit infligerait-elle à un enfant une vie dans la peur ? Et pourtant, Dieu qu’elle avait envie d’entendre un jour une petite voix l’appeler « maman » !
Elle se pinça les lèvres pour contenir un tremblement.
À ses côtés, Christopher la sentit frémir. Sans savoir ce qui la tourmentait, il l’entoura de son bras et la serra contre lui. L’étrange fièvre qui s’était emparée de ses sangs s’était dissipée pour laisser place à la gravité.
Pour la première fois depuis qu’ils avaient quitté Paris, il repensait à sa mère. Elle qui croyait tant au paradis, elle qui avait tant fait le bien autour d’elle, où était-elle désormais ? Était-elle seulement quelque part ? Agnostique, il n’avait jamais nié la possible existence d’une forme de vie désincarnée, surtout lorsqu’il se trouvait comme maintenant, sous les étoiles, au milieu d’une jungle ondoyante sous la brise. Dans ces instants où la nature semble donner du sens à l’absurde. Mais son esprit cynique ne cessait de lui souffler qu’il n’avait pas le droit de se laisser aller à la croyance sans preuves. Même dans la souffrance, il ne pouvait renier ses principes et convictions. Alors, la peine le tenailla de nouveau.
À son tour, Sarah appuya un peu plus la tête sur son épaule sans quitter des yeux les étoiles qui lui communiquaient un peu de leur sérénité.
— Donne-moi la lampe, chuchota Christopher au bout d’un moment.
— Tu veux aller où ?
Il pointa la torche en direction d’une butte qui surplombait le bâtiment.
— Je te suis.
En s’aidant mutuellement à écraser les branchages sans dévaler au bas de la pente, ils escaladèrent le monticule jusqu’à se retrouver à son sommet.
Le mince croissant de lune leur permit tout juste de voir que la jungle qui recouvrait les flancs du volcan se clairsemait à sa base pour laisser place aux étendues arides et rocailleuses si caractéristiques de l’île. Au loin, on percevait les reflets argentés de la lune se reflétant sur la mer. Mais dans ce désert de pierres entouré d’eau à perte de vue, seules les lumières de la base militaire dérangeaient discrètement la noirceur de la nuit à environ huit cents mètres en contrebas.
Christopher reporta son attention sur le bâtiment situé à leurs pieds en essayant de visualiser à travers la toiture l’emplacement des pièces.
À ses côtés, Sarah s’accroupit et arracha plusieurs poignées d’herbe avant de tamiser un carré de terre fraîche sous la paume de sa main. Puis elle dessina les contours du baraquement de la pointe d’un bâton sur la surface de terre lisse qu’elle venait de préparer. Elle obtint vite un rectangle quasi parfait. À l’intérieur, elle creusa de minces sillons pour délimiter les pièces qu’ils avaient visitées.
D’abord le couloir de l’entrée qui traversait tout le bâtiment en longueur, la première chambre carrée en rentrant juste à gauche et la salle de bains en face. L’autre chambre au centre du couloir et enfin la vaste salle où se trouvait la console de contrôle.
Le plan tracé, une évidence sautait aux yeux.
— Oui, j’ai vu, dit Sarah avant que Christopher n’ait eu le temps d’ouvrir la bouche. Le côté droit du bâtiment est occupé par deux pièces qui, mises l’une à côté de l’autre, remplissent à peu près toute la surface construite, résuma-t-elle en faisant évoluer le rayon de la lampe sur le plan. Ça, c’est logique. En revanche, la partie gauche ne comporte qu’une chambre avec un grand espace vide à sa suite.
Christopher termina la déduction à voix haute.
— Vu la difficulté qu’ils ont dû avoir pour monter les matériaux jusqu’ici et ensuite construire leur bâtiment, il serait complètement absurde d’avoir fabriqué toute une partie qui ne servait à rien…
Ils dévalèrent la pente. Puis ils filèrent vers l’intérieur du bâtiment et entrèrent dans la première chambre à gauche.
— C’est quand même bizarre que ce soit la seule pièce vide du bâtiment et aussi la seule où n’apparaît pas le logo de la Nasa sur la porte.
Sarah approuva la justesse de la réflexion avant de désigner chaque mur un par un.
— S’il y a un passage caché ici, ça ne peut pas être sur le mur de gauche. Il donne directement sur l’extérieur. Ça ne peut pas être sur le mur d’en face, il débouche aussi sur l’enceinte. Ça ne peut être que sur le mur de droite.
Elle ressortit de la pièce et revint quelques instants plus tard avec la pioche qu’ils avaient trouvée dans le placard à l’extérieur. Elle tendit l’outil à Christopher, recula de quelques pas et orienta le faisceau lumineux vers la paroi.
Christopher empoigna la pioche et frappa de biais contre le mur. Le premier coup fit sauter un morceau de plâtre. Il frappa une deuxième fois, puis une troisième en ahanant. Au bout du cinquième impact, le mur se fissura, laissant apparaître le coin d’un parpaing.
Christopher reprit son souffle.
— Ça va pas être facile, mais tu as déjà fait une belle entaille, l’encouragea Sarah en désignant précisément une fissure au centre du mur. Vise là.
Christopher leva la pioche au-dessus de sa tête et l’abattit de toutes ses forces pile au bon endroit. La tête de pioche s’enfonça un peu plus. Il répéta son geste une dizaine de fois et, soudain, la pointe de la pioche traversa la cloison et s’enfonça jusqu’à la butée.
En poussant un râle d’effort, il fit levier. Le mur se craquela lentement. Une menue portion de plâtre tomba à terre. Christopher ne relâcha pas la pression sur la tête de pioche et, soudain, c’est tout un pan de la cloison qui céda.
Sarah dirigea la lumière vers le trou qui s’était formé.
— La lumière passe. On dirait qu’il y a du vide de l’autre côté. Mais c’est encore trop petit pour qu’on puisse bien voir.
— Pousse-toi ! prévint Christopher.
Il donna plusieurs coups de pioche successifs jusqu’à éventrer le mur de façon suffisamment large pour casser les contours à coups de talon. Puis il jeta son outil à terre.
Alors que des particules de poussière blanche retombaient dans le rayon lumineux, une cavité se dévoila. Un espace d’à peine un mètre carré qui semblait vide.
Mais lorsque Sarah orienta la lumière vers le sol, Christopher frémit.
Plongé dans l’obscurité, un escalier en pierre s’enfonçait sous terre.