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Sarah coupa le moteur. À l’extérieur, l’air glacé cernait la voiture comme une meute prête à fondre sur sa proie.

— Bon, allons-y.

Thobias Lovsturd quitta l’atmosphère tiède du véhicule et s’avança vers l’entrée de l’établissement en pestant contre ce froid de cadavre.

Les mains sur le volant, Sarah chercha à calmer les palpitations de son cœur en contrôlant son souffle. Mais l’exercice eut l’effet inverse de ce qu’elle espérait. Le nœud d’angoisse se resserrait autour de sa gorge comme si un bourreau invisible prenait plaisir à l’étrangler. Pourquoi ? Pourquoi devait-elle venir ici aujourd’hui ?

Elle ouvrit la boîte à gants en composant son code secret sur le clavier numérique. À l’intérieur du rangement se trouvait une paire de menottes qu’elle glissa dans sa poche arrière. Derrière son pistolet HK P30 se cachaient un gyrophare, un paquet de chewing-gums vert et un tube d’anxiolytiques. Elle considéra un instant le paquet de chewing-gums et le pistolet avant d’opter pour un cachet et de verrouiller la boîte à gants.

Elle ajusta le col de son pull, ferma sa parka jusqu’en haut et sortit de la voiture. À quelques pas devant elle, dans la nuit, le légiste évoluait avec difficulté dans la neige, une vapeur blanche s’échappant de sa bouche à chaque expiration.

Sarah lui emboîta le pas, éclairée par l’effet stroboscopique des gyrophares et de quelques lumières filtrant des fenêtres de l’hôpital.

Les semelles de ses bottes écrasaient avec prudence la poudreuse lorsqu’une lamentation jaillit d’une des fenêtres éteintes du premier étage.

— Et bah… souffla le légiste alors que Sarah venait de le rejoindre. Je passe ma vie avec des morts, mais, très honnêtement, je ne sais pas si j’aurais eu le cran de travailler dans un asile. Surtout celui-ci…

Lors de ses études de psychologie criminelle, Sarah avait effectivement appris que l’établissement de Gaustad détenait le sinistre record d’Europe de lobotomies. Dans les années quarante, trois cents patients y en avaient subi une. À l’époque, on pensait que l’on pouvait soulager les personnes atteintes de schizophrénie, d’épilepsie ou de dépression en sectionnant une partie des fibres nerveuses de leur cerveau.

Sarah se rappelait le processus barbare consistant à insérer la pointe d’un pic à glace vers le haut, entre le globe oculaire et la paupière, jusqu’à ce qu’il cogne sur la paroi osseuse. D’un coup de marteau, le praticien lui faisait traverser la boîte crânienne pour pénétrer dans le lobe frontal du cerveau. Il s’emparait alors des poignées dont était muni le pic à glace et exécutait des mouvements de balayage qui tranchaient une partie des terminaisons nerveuses. Dans la majorité des cas, le malade était uniquement sous anesthésie locale et perdait connaissance soit de douleur, soit à la suite des convulsions provoquées par l’ablation de ses fibres nerveuses.

Certains patients décédaient au cours de l’opération, et ceux qui se réveillaient étaient condamnés à un état végétatif, sans plus aucune imagination, curiosité ou envie. Mais pour les médecins, ils étaient guéris. Leur agressivité ou les crises qui les faisaient tant souffrir avaient effectivement disparu. Et on renvoyait chez eux ces individus qui ne représentaient plus aucun risque pour la société.

Sarah avait appris plus tard que le gouvernement américain de l’époque avait vu dans cette opération une solution pour diminuer le temps de séjour des malades mentaux dans les hôpitaux, et par conséquent une source d’économie budgétaire. Il avait donc officiellement encouragé la lobotomie.

Pressée d’entrer dans cet hôpital pour en ressortir au plus vite, Sarah accéléra le pas et distança le légiste, moins agile qu’elle. En passant sous l’ogive sculptée du porche d’entrée, elle eut l’impression de franchir le seuil d’une église.

Refoulant autant que possible la peur qui montait en elle, elle poussa résolument l’un des doubles battants en bois ouvragé de la porte d’entrée et pénétra dans un hall d’une hauteur de cathédrale. En face d’elle, à une vingtaine de pas, un imposant comptoir d’accueil en acajou à gauche duquel s’élevait un escalier circulaire. Tout au fond du hall, dans l’axe de l’accueil, une porte vitrée derrière laquelle on apercevait des silhouettes vêtues de blouses blanches. Et, partout dans l’air, une entêtante odeur de détergent.

Une hôtesse d’accueil s’était levée à l’arrivée des visiteurs. Elle devait tout juste cumuler une vingtaine d’années et son sourire déplacé en de telles circonstances trahissait son manque évident d’expérience.

Sarah traversa le vestibule, les talons de ses bottes martelant le carrelage usé en damier de marbre blanc et noir. De façon aussi froide que l’avait été sa démarche, elle présenta sa carte d’inspectrice du Service national des enquêtes criminelles.

— Bonjour, madame… Geran… pardon, Geringën. Le professeur Hans Grund est dans son bureau, il vous attend, déclara la jeune femme avant d’entamer un geste d’accompagnement vers l’escalier.

— Dites-lui de descendre.

Le légiste, qui avait suivi Sarah, adressa un sourire gêné à l’hôtesse.

— Bien… je… je l’appelle, répondit-elle en se rasseyant pour composer un numéro sur le cadran de son téléphone.

Sarah affina son observation du hall et comprit que la forte odeur de produits d’entretien n’était pas seule responsable de son inconfort. L’hôpital semblait figé dans le passé. Tant et si bien que, sans l’écran d’ordinateur qui dépassait du meuble de l’accueil, on aurait pu se croire à la fin du XIXe siècle. Les marches de l’escalier, lui aussi en bois d’acajou, étaient patinées, le plafond voûté s’élevait à la façon d’une coupole de chapelle et le sol en damier achevait de dater le lieu au siècle précédent.

Sarah aperçut du mouvement derrière la porte vitrée située au fond du hall. Du personnel installait à des tables des individus en tenue vert pâle. Parmi l’un deux se trouvait probablement celui que Sarah avait entendu pousser ce cri déchirant alors qu’elle s’apprêtait à entrer dans l’hôpital. Était-ce ce petit homme voûté aux mouvements vifs et au regard fuyant, ce jeune garçon élancé à la démarche pataude et endormie, ou cette femme ? Elle devait avoir une quarantaine d’années. Elle était isolée à une table vide, l’air sombre, les cheveux emmêlés, les joues creuses. Sarah croisa son regard et n’y décerna aucune folie, seulement de la solitude et de la détresse.

Sarah sentit ses yeux brûler de larmes refoulées et détourna le regard juste avant qu’une voix l’interpelle.

La femme la considéra un instant, puis se détourna.

— Inspectrice Geringën !

La porte blindée qui donnait sur le hall venait de s’ouvrir sur un homme d’une quarantaine d’années, le menton cerclé d’une barbe rousse. Il portait la chemisette bleu clair aux épaulettes noires de la police et se dirigeait vers Sarah d’une démarche alerte.

— Officier Dorn. C’est moi qui vous ai appelée, déclara l’homme dont Sarah remarqua les cernes et l’air préoccupé.

C’était bien lui qu’elle avait reconnu quand elle avait reçu l’appel. Un jour, il avait fait venir ses jumelles rousses au commissariat pour leur faire visiter l’établissement. Elle avait apprécié le soin qu’il prenait à leur expliquer avec des mots appropriés les responsabilités de chacun.

Sarah le salua d’un mouvement de tête et attendit qu’il poursuive. L’officier connaissait la réputation de l’inspectrice et ne fut pas étonné de son silence. Il savait aussi qu’elle ne s’embarrassait pas de politesses et attendait qu’on aille droit au but.

Il jeta un coup d’œil en direction de l’hôtesse derrière l’accueil et parla à voix basse. À leurs côtés, le légiste tendit l’oreille.

— Donc, à 5 h 23 ce matin, on a reçu un appel d’Aymeric Grost, le gardien de nuit de l’hôpital. Il avait l’air nerveux et parlait de manière confuse. Il nous a expliqué qu’un des patients de l’asile s’était suicidé. Son directeur était injoignable, alors il avait pris la responsabilité de nous appeler. Quand on est arrivés, il avait l’air désolé. Il nous a expliqué qu’on était certainement venus pour rien. Que le patient était mort d’une simple crise cardiaque.

Sarah fronça les sourcils.

— Pourquoi a-t-il parlé de suicide alors ?

— En fait, il était dans la salle vidéo en train de surveiller les écrans. Et puis tout d’un coup, il a vu un des patients s’agripper le cou et se tortiller dans tous les sens jusqu’à ce qu’il arrête de bouger. Il a cherché à joindre les deux infirmiers de garde qui n’ont pas répondu, puis le directeur, injoignable lui aussi. Alors, il a appelé au commissariat et a décrit ce qu’il avait vu en disant qu’un patient venait de se suicider sous ses yeux.

— Les deux infirmiers ont confirmé cette version ? demanda Sarah.

— Oui, ils m’ont raconté qu’ils étaient occupés aux tâches de nuit quand ils ont entendu des cris. Ils étaient à l’autre bout du bâtiment. L’un des infirmiers était en pleine piqûre et n’a pas pu venir tout de suite. Et l’autre, le temps qu’il débarque dans la cellule d’où provenait le bruit, le patient était mort.

— Et l’appel du gardien de la vidéosurveillance ? Ils ne l’ont pas entendu ? s’étonna Sarah.

— Si, mais dans l’urgence, ils ont privilégié le patient. Mais ça n’a pas suffi, le type était déjà décédé.

— Sauf que ça n’a aucun sens ! s’exclama le légiste. On ne peut pas se tuer en s’étranglant. La perte de connaissance entraîne forcément un relâchement de la strangulation. C’est quoi cette histoire ?

Le légiste chercha le soutien de l’inspectrice. Mais elle fit signe à l’officier Dorn de poursuivre.

— C’est évidemment ce que les infirmiers m’ont expliqué dès que je suis arrivé, reprit-il. Ils en ont rapidement déduit que le patient avait eu une crise d’angoisse suivie d’une crise cardiaque. Mais leur collègue de la surveillance, qui a été engagé il y a seulement quelques jours, a paniqué et n’a pas attendu leur diagnostic avant de contacter la police pour déclarer ce qu’il croyait être un suicide. Voilà comment je suis arrivé ici.

— En tout cas, si pour eux, il s’agit d’une crise d’angoisse, elle devait être sacrément carabinée. Vous imaginez, pour qu’un type ait envie de s’étrangler de ses propres mains ? s’étonna Thobias.

Dorn masqua mal son agacement. Mais Sarah s’étant fait la même réflexion que le légiste, elle attendit la réponse de l’officier.

— J’ai fait la remarque aux infirmiers qui m’ont rappelé que nous étions dans un asile psychiatrique et que les attaques de démence n’étaient malheureusement pas rares.

L’officier Dorn termina son récit, l’air embarrassé. Le légiste soupira comme s’il voulait signifier qu’on l’avait dérangé pour rien.

— OK, je me suis peut-être emballé aussi, reprit Dorn, mais franchement, si je vous ai appelée, inspectrice, c’est parce que je les ai tous trouvés tellement nerveux et hésitants que je me suis dit qu’il valait mieux être prudent. Et puis, je ne sais pas, même si ça semble logique maintenant, ça ne m’a pas plu qu’ils changent de version entre l’instant où ils nous appellent et celui où on arrive. Et puis il y a aussi cette marque sur le front… C’est bizarre.

Sarah convenait que la situation n’était pas limpide. Sans qu’elle y trouve pour autant une dimension suspecte.

— Où sont les trois surveillants de cette nuit ?

— Les deux surveillants Elias Lunde et Leonard Sandvik ont été isolés l’un de l’autre et vous attendent pour être interrogés si vous le voulez. Le gardien de nuit, Aymeric Grost, est dans une autre chambre de l’hôpital. Vous verrez, il est jeune et ne travaille à Gaustad que depuis deux semaines. La police scientifique de son côté est déjà en train de procéder aux relevés comme vous me l’avez demandé. Quant au directeur, je crois qu’il vient d’arriver, je n’ai pas encore eu le temps de le voir. Je suis désolé, peut-être que je n’aurais pas dû être aussi alarmiste au téléphone.

Sarah ne lui en voulait pas. Elle n’en voulait jamais à ceux qui choisissaient le doute pour guide. Et puis, à bien y réfléchir, elle se demandait même si elle ne préférait pas être là plutôt que de se morfondre dans les bras de sa sœur. En tout cas, elle essayait de s’en convaincre.

Elle allait demander à l’officier de la conduire au cadavre, mais un homme de haute stature et vêtu d’un costume gris se profila dans l’escalier en acajou.

Il descendait les marches d’un pas dynamique, dévoilant vite une physionomie allongée et des tempes grisonnantes qui lui donnaient un air élégant. Son regard franc surligné de sourcils broussailleux était celui d’un homme habitué à diriger. Il considéra Sarah et le légiste avec solennité.

— Professeur Hans Grund, je suis le directeur de l’établissement. Désolé que l’on vous ait au final dérangés pour rien, mais, au fond, c’est tout à l’honneur de mes équipes d’avoir cru bien faire.

Le directeur, qui avait tendu le bras, fut désarçonné en constatant que Sarah gardait les mains enfoncées dans les poches de sa parka. C’était l’une de ses règles. Ne jamais avoir de contact physique avec les personnes concernées de près ou de loin par une affaire. Plusieurs études psychologiques avaient prouvé qu’un simple effleurement pouvait influencer le jugement d’une personne sur une autre. Mais si professionnelle fût-elle, elle n’en était pas moins humaine. Elle lui adressa un bref salut d’un hochement de tête.

Le temps que le directeur suspende son geste, Sarah repéra que la chair sous l’ongle de son pouce droit était à vif. D’un coup d’œil, elle observa ses mains et ne releva aucun ongle rongé. Il n’était pas dans ses habitudes de se mordiller la peau des doigts. La mort de ce patient avait dû déclencher une vive émotion chez lui.

— Thobias Lovsturd, médecin légiste, intervint le petit homme en constatant le trouble du directeur face au mutisme de l’inspectrice.

— Enchanté. Et veuillez me pardonner si je ne suis pas aussi affable que je devrais l’être, mais la mort d’un de mes patients, si naturelle soit-elle, me peine toujours.

— Où est le corps ? demanda Sarah.

Les rides du directeur se plissèrent sous l’effet de la vexation.

— Bien, si je comprends bien, maintenant que vous êtes là, autant aller jusqu’au bout de la procédure. Cela dit, je pense que l’affaire ne vous prendra guère de temps. Par ici, s’il vous plaît.

Grâce au badge qu’il portait autour du cou, le directeur ouvrit la porte métallique que Sarah avait repérée sur la gauche en entrant. Elle lui emboîta le pas, suivie du légiste et de l’officier Dorn. À l’odeur de détergent se mêla un parfum d’éther. Hans Grund se tourna un instant vers Sarah sans s’arrêter de marcher.

— Je comprends que ce genre d’endroit puisse vous mettre mal à l’aise, inspectrice. Moi-même, je me souviens que lors de mes premiers stages en hôpital psychiatrique, je me suis demandé si j’étais vraiment fait pour ce métier. Mais j’ai compris plus tard que c’était parce que j’avais du mal à appréhender ces gens. Après avoir étudié en détail leurs pathologies et leur fonctionnement, la bizarrerie a laissé place à l’intérêt et à l’envie de les aider.

Si tu savais pourquoi je suis effectivement mal à l’aise ici, tu te tairais, aurait voulu lui répliquer Sarah. Mais elle ne faillit pas à son économie de langage. Silence qui ne fit qu’accroître l’embarras du directeur.

Ils empruntèrent un long couloir au sol luisant qui donnait de part et d’autre sur plusieurs pièces vides. De l’une d’elles, située plus avant dans le couloir, provinrent soudain des éclats de voix. Le directeur ne parut pas s’en soucier, mais Sarah dut accélérer le pas pour le suivre. Arrivé devant la pièce d’où provenait le bruit, Hans Grund s’y engouffra en priant le groupe de bien vouloir l’attendre un instant.

Dans ce qui ressemblait à une salle de jeux, si l’on en croyait les nombreux patients attablés en train de jouer aux cartes, un homme en blouse verte se débattait alors que deux infirmiers se donnaient une peine de tous les diables pour le maintenir. Il criait qu’il ne voulait pas prendre ses pilules, qu’il refusait qu’on l’empoisonne, que ça lui donnait l’impression de mourir chaque fois. Le directeur s’approcha d’une démarche calme, comme s’il savait exactement ce qu’il fallait faire pour régler la situation. Sarah l’observa, curieuse de voir comment il allait s’y prendre.

— Bonjour, Geralt…, lança Hans Grund.

L’homme se démenait dans tous les sens. Les infirmiers étaient rouges d’effort et l’agacement commençait à se lire sur leurs visages. Le directeur leur fit signe de lâcher le patient qui s’agita encore quelques instants avant de se calmer. Hans Grund tira deux chaises. Il invita le patient à s’asseoir à côté de lui, comme deux copains. De là où elle était, Sarah n’entendait pas ce qu’ils se disaient, mais elle fut étonnée de voir Hans Grund et le patient sourire après quelques secondes. L’échange ne dura pas plus d’une minute. Le directeur finit par tendre un verre d’eau au patient qui avala un cachet. Les deux hommes se serrèrent la main et le professeur regagna le couloir.

— Le corps est un peu plus loin, se contenta-t-il de dire.

*

En chemin, Dorn confia à Sarah un badge électronique qui lui permettrait de circuler dans tout l’établissement. Il en profita pour lui remettre aussi un talkie-walkie muni d’une oreillette. L’hôpital était vaste et cela faciliterait grandement leurs échanges. Sarah n’avait pas l’intention de s’attarder, mais elle accepta le matériel par principe de précaution.

En passant près d’une porte close, ils entendirent quelqu’un qui sanglotait en appelant « mon bébé ? » d’une voix étonnée de ne pas recevoir de réponse. Mal à l’aise, Sarah couvrit la plainte de sa voix.

— La victime présentait-elle des risques cardiaques ?

— Oui… D’ailleurs, il était suivi. Mais à son âge, on ne peut malheureusement pas toujours lutter contre la fatalité.

— Quel âge ?

— Soixante-seize ans.

Dorn les avait désormais devancés et ouvrit une porte donnant sur un couloir plus moderne muni de néons, dont la lueur laiteuse se reflétait sur des dalles de PVC. Tout au bout du très long couloir, deux agents de police montaient la garde.

— Pour quelle raison ce patient était-il interné ici ? s’informa Sarah qui voulait cerner au mieux le profil de la victime avant que la découverte du cadavre ne vienne parasiter son raisonnement.

— Pour de récurrents troubles de la personnalité. Délire, paranoïa… Mais ce n’était pas un patient dit « sensible ». Par rapport à d’autres pensionnaires, j’entends.

— Si l’on en croit votre surveillant, il a essayé de s’étrangler. Ce n’est quand même pas commun, répliqua Sarah.

Le directeur rajusta le nœud de sa cravate.

— Effectivement, mais ça m’étonne de sa part. Il était plutôt calme.

— Un effet secondaire de l’un de ses traitements ?

— On ne peut rien exclure, mais je ne pense pas. Il suivait la même prescription depuis des années et il n’y avait aucune contre-indication en ce qui le concernait. Nous sommes très vigilants sur ce point.

— Un mauvais dosage ?

Le directeur secoua la tête.

— Je suis médecin avant tout, inspectrice : la médication de mes patients est mon obsession. Et je suis intraitable sur ce point avec mes infirmiers. Depuis que je suis ici, il n’y a jamais eu d’erreur de dosage. Je ne prétends pas que ça ne peut pas se produire, mais c’est fort peu probable.

Le groupe passa devant une chambre depuis laquelle on entendait un patient chanter une mélodie douce qui se termina par une insulte d’une grossièreté inédite. Thobias répéta l’injure à mi-voix, comme intimidé par la qualité du propos. Mais Sarah remarqua que le directeur ne souriait pas. Pire, il sembla contrarié par ce qu’il venait d’entendre. Il tira un carnet de sa poche intérieure, nota l’heure et inscrivit quelques mots avant de ranger son pense-bête.

— Ceux qui étaient de garde cette nuit ont peut-être malgré tout commis une erreur qu’ils n’osent pas vous avouer de peur de perdre leur emploi. Comme ceux qui ont peut-être oublié de donner son traitement à ce patient particulièrement… créatif.

Le directeur adressa un regard étonné à Sarah.

— Je ne sais pas comment cela se passe avec vos supérieurs, mais ici, je ne suis pas un tyran. Nous sommes une équipe, je suis leur entraîneur, pas leur arbitre. Quand mes employés ont un problème, ils viennent m’en parler. Leonard et Elias auraient fait de même s’ils avaient commis une faute. Non, cet homme est parti de sa belle mort, si j’ose dire. Je crois qu’il n’y a rien d’autre à chercher. Mais je vous laisse constater par vous-mêmes.

— Une dernière question. Combien y a-t-il de secteurs dans votre établissement ?

— Trois. Le secteur A est réservé aux patients qui ne présentent pas de danger évident pour eux ou pour les autres. Ceux de la zone B demandent une attention plus soutenue et ne peuvent pas vivre en groupe trop grand. Ceux de la zone C sont logiquement qualifiés de dangereux, même si je n’affectionne guère ce terme. L’incident de cette nuit a eu lieu dans la zone A, devant laquelle nous venons d’ailleurs d’arriver.

Deux officiers de police bloquaient le passage et ne s’effacèrent que lorsque Sarah présenta sa carte d’inspectrice de la police d’Oslo.

— Vous pouvez y aller, inspectrice Geringën, dit l’agent, un colosse blond aux cheveux coupés en brosse dont le nom – Nielsen – était épinglé sur sa vareuse.

Sarah posa le badge de l’hôpital sur le capteur électronique. On entendit le bruit d’un verrou et la porte s’ouvrit sur un couloir plongé dans la pénombre. Aucun des néons du plafond n’était allumé et l’unique source de lumière provenait d’une étrange lueur bleue irradiant d’une ouverture située sur la gauche.

— Ils en sont encore au polilight, précisa le légiste en désignant la lumière bleutée d’un coup de menton.

Le directeur allait suivre Sarah et le légiste, mais le géant blond aux mains épaisses lui bloqua l’accès.

— Désolé, monsieur, c’est une scène protégée.

Le battant de la porte se referma dans un claquement sourd.

Sarah aperçut une momie blanche revêtue de chaussons Stérigène, qui sortait de la pièce d’où filtrait le halo bleu. La silhouette immaculée déposa un tube en plastique sur un chariot et y colla une étiquette avant de regagner la salle.

Sarah fit quelques pas et avisa le contenu du chariot. Des gants tactiles et des surchaussures étaient à disposition. Elle s’équipa tandis que le médecin légiste enfilait une combinaison intégrale qu’il venait de sortir de sa valise.

En terminant d’ajuster l’un de ses gants, Sarah entra dans la cellule. L’éclairage du polilight lui donnait toujours l’impression d’évoluer dans un aquarium. Dans la pénombre azurée, deux techniciens en combinaison étaient en plein travail. Le premier, au fond de la pièce, venait de s’accroupir près d’un lit. À l’aide d’une pince, il saisit quelque chose sur le sol et le déposa dans un flacon.

Le second technicien, chaussé de lunettes aux verres orange, portait en bandoulière un appareil ressemblant à un petit radiateur. La lumière bleutée provenait du tuyau raccordé au boîtier que le policier dirigeait avec méthode sur les murs, le sol et le plafond.

Par terre, des repères jaunes numérotés signalaient des indices. L’un des plots se trouvait à côté d’une silhouette adossée au pied du lit dont les traits étaient dissimulés par la pénombre. Sarah s’approcha. La chambre formait un carré. Un lit était donc collé au mur de droite et des toilettes et un lavabo se trouvaient à l’opposé. C’était le seul mobilier.

— C’est bon pour moi.

La voix étouffée était celle d’une femme, la technicienne portant le polilight. Elle éteignit son appareil et s’accroupit près d’un fil électrique.

— Attention. J’allume !

La lumière des quatre projecteurs disposés aux coins de la pièce embrasa l’obscurité. C’est à ce moment qu’elle le vit.

Le cadavre lui faisait face, adossé au pied du lit, les jambes tendues vers l’entrée. Sa tête livide penchait sur le côté. La peau ridée par les années, vêtu d’une blouse vert pâle, les pieds nus, ses yeux écarquillés semblaient regarder une chose épouvantable, et sa bouche, ouverte, était pétrifiée dans une expression de terreur. Ses lèvres retroussées vers l’intérieur dévoilaient des dents gâtées et une langue déjà gonflée. Des filets de cheveux clairsemés recouvraient son front d’un voile gras.

Sarah prit quelques secondes pour assimiler l’hideuse vision et s’accroupit pour observer de plus près les stigmates de strangulation violacés sur le cou boursouflé et fripé de la victime. Elle y distingua nettement des traces de doigts. Malgré son allure de vieillard, le pauvre homme n’avait pas fait semblant.

Thobias Lovsturd entra dans la pièce, revêtu de sa combinaison.

— Alors, ça donne quoi, madame l’inspectrice ?

De son index ganté, Sarah écarta la frange de cheveux gras collés sur le front de la victime. Elle comprit pourquoi l’officier Dorn avait parlé d’une marque bizarre.

Trois cicatrices de la taille d’un demi-doigt chacune mutilaient le front exsangue de la victime. Elles se confondaient presque avec la couleur de la peau, mais un liseré blanc et une légère aspérité permettaient d’en tracer les contours. Mises bout à bout, ces trois marques formaient l’inscription « 488 ».