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L’ange décharné se tenait au chevet du mourant, une main tendue vers une statue d’enfant, l’autre pointant un doigt inquisiteur vers un diable grimaçant, guettant la faiblesse des derniers instants. La gravure était intitulée Ars moriendi (L’Art de mourir), et Mark Davisburry la contemplait une fois de plus, méditant la parole sacrée du Christ inscrite sous la représentation : « Si vous n’êtes point aussi humble qu’un petit enfant innocent, vous n’entrerez point au royaume des Cieux. »

Comment être humble lorsque l’on doit mener à bien un projet aussi conséquent que le sien ? Serait-il privé du Paradis pour avoir voulu servir la Divinité mieux que quiconque ?

Dans le bureau qu’il s’était aménagé au sein du centre d’expérimentation souterrain, Davisburry préféra chasser de son esprit les doutes qui s’insinuaient en lui chaque fois qu’il réfléchissait trop aux paroles du Christ.

Dans quelques heures, il serait plus proche que jamais d’obtenir la réponse à laquelle il avait consacré sa vie. Après seize années de recherche et d’expérimentations qui avaient coûté près de trois milliards de dollars, le nouveau module MINOS était sur le point d’être mis en route

Le talkie-walkie posé sur son bureau crépita.

— Monsieur ?

C’était Ernest Grant, le chef de chantier chargé de la mise en place du nouveau module.

Mark Davisburry enclencha le bouton de réponse.

— Je vous écoute.

— Nous avons pris du retard, monsieur…

— Pour quelle raison ?

— Nous avons observé des manifestations intéressantes sur l’ancien système quelques minutes avant de le démonter. Nous avons préféré les analyser avant de le débrancher.

— Vous avez bien fait. Envoyez-moi les conclusions au plus vite et dites-moi dans combien de temps vous serez prêts.

— Dans trente-six heures, le module sera installé. Resteront les branchements qui prendront au moins vingt-quatre heures et la mise en marche vingt-quatre heures de plus.

— Je ne bouge pas d’ici en attendant votre confirmation de l’allumage.

Davisburry coupa le signal de son talkie-walkie et se prépara mentalement à gérer ses affaires depuis ce bureau de fortune pour les quatre prochains jours.

Il commença par vérifier son téléphone pour être certain de ne pas avoir raté un message de Johanna. Pourquoi ne donnait-elle aucun signe de vie ?

Il lui envoya un message écrit sur sa ligne cryptée : « Alors ? » La réponse ne fut pas aussi rapide que d’ordinaire et moins catégorique qu’il en avait l’habitude. « Opération en cours. »

Pour calmer son impatience, il consulta le cours de ses multiples actions et envoya plusieurs mails à ses collaborateurs de Medic Health Group pour les prévenir qu’il serait difficilement joignable pendant ces trois prochains jours. À chacun des cadres, il transféra une feuille de route avec des objectifs précis dont ils devraient rendre compte dans les soixante-douze heures.

Ce n’est qu’après s’être acquitté de son devoir de P-DG qu’il s’autorisa un bref moment de détente.

Pivotant dans son épais fauteuil, il dirigea une télécommande vers une chaîne hi-fi. Alors que la Nocturne no 1 en si bémol mineur de Chopin plongeait Mark Davisburry dans cet état si particulier d’« ébriété poétique », son regard dériva sur les dos des trois seuls ouvrages du bureau, rangés côte à côte dans un reliquaire aux courbes dorées et ouvragées : les livres des morts tibétain, égyptien et chrétien.

Il en avait étudié chaque ligne des nuits entières, espérant y trouver ce qu’il cherchait. Depuis, il les gardait là, en souvenir, près de lui, comme de vieux amis qu’on ne voit plus mais qui ont compté dans notre vie.

Un sourire nostalgique sur les lèvres, il quitta des yeux le reliquaire pour regarder en direction du seul objet réellement mis en valeur dans la pièce.

Posée sur une table trônait ce qui ressemblait à une sculpture en résine bleutée à la forme ondulée de nuage. À l’intérieur de cet amas transparent, on voyait distinctement cinq points noirs figés dans le baume azur.

*

Ils quittèrent en hâte la salle d’opération, abandonnant le cadavre livide d’Hotkins sur sa table de métal, et rejoignirent la pièce où Christopher avait ligoté Johanna.

Sarah entra la première et découvrit la tueuse, assise par terre, les mains attachées à un tuyau lui-même fixé au mur, le menton reposant sur sa poitrine. Du sang coulait depuis le haut de son crâne sur son front. Sarah se posta devant elle.

— Ton camarade est mort.

Johanna sursauta. Elle releva la tête, son regard dissimulé derrière un rideau de cheveux. Elle se sentait si fatiguée qu’elle parvenait à peine à entrouvrir les paupières.

— Il n’y a plus que toi et nous sur cette île perdue, alors, tu vas nous dire qui t’envoie et où on peut le ou les trouver.

Johanna grimaçait à chaque mot qui parvenait à ses oreilles, comme si les sons s’enfonçaient dans son crâne à coups de marteau.

Et pourtant, c’est une autre douleur qui commençait à la tourmenter. Une sensation d’abandon comme lorsque, près de vingt ans plus tôt, elle avait été témoin de la mort brutale de ses parents. Aujourd’hui, ils n’étaient plus là, mais celui qui dans sa vie avait un peu pris leur place allait à son tour l’abandonner. Elle le savait, Davisburry ne se souciait que d’une chose : avait-elle réussi sa mission ? Sous ses airs de père protecteur, jamais il ne prendrait le risque d’envoyer des secours à sa recherche. Le contrat entre eux était pourtant clair depuis des années, mais c’était la première fois que Johanna avait à l’éprouver. Auparavant, elle était toujours parvenue à accomplir ses missions sans encombre.

Sarah lui entoura la tête des deux mains et releva le visage de la tueuse face à elle. Les cheveux de Johanna s’écartèrent, révélant les traits fins qui avaient fait tourner la tête de tant d’hommes. Mais aujourd’hui, sa peau semblait porter le masque livide de la mort et, dans ses yeux, la flamme dominatrice s’était fondue en lueur tremblante.

— Ce qu’on fait de mieux n’est pas toujours ce qu’il y a de mieux pour nous, souffla Johanna alors que sa tête dodelinait entre les mains de Sarah. S’il m’avait vraiment aimée, il m’aurait montré un autre chemin…

— De qui tu parles ? s’emporta Christopher.

Johanna avait entendu la question, mais ces paroles avaient attendu tant d’années pour sortir de sa bouche…

— J’ai voulu croire qu’il pensait à moi, qu’il m’aidait, mais il ne pensait qu’à lui, qu’au service que j’allais lui rendre. Il a détruit ma vie pour arranger la sienne et comme une orpheline en mal de famille, j’ai suivi, pour en arriver là.

Johanna se dégagea de l’emprise de Sarah d’un soudain coup de tête et s’adossa contre le mur en fermant les yeux. C’était donc ici que tout allait finir ?

Impatient, Christopher chuchota à l’oreille de Sarah :

— Elle va crever sous nos yeux avant d’avoir parlé !

— Dites-moi ce que Davisburry voulait cacher et je vous dirai où il se trouve, murmura Johanna.

Christopher s’agenouilla à son tour.

— Davisburry ? C’est un Américain ?

— Il va me laisser mourir pour protéger quoi ? bredouilla Johanna alors qu’elle n’entendait presque plus ce qu’on lui disait.

— Pour protéger la preuve de la survie de l’âme après la mort, lâcha Sarah en parlant près de l’oreille de la tueuse.

Johanna se figea. Puis, lentement, elle explora le regard de Sarah, comme si elle cherchait à vérifier qu’elle avait dit vrai.

Et d’un air las, teinté de sarcasme, elle sourit.

— Vous dites la vérité parce que je vois que cette découverte vous rassure, inspectrice Geringën. Pas tant pour vous que pour ceux que vous avez envoyés à la mort injustement et dont le souvenir vous tourmente. N’est-ce pas ?

Sarah recula d’un pas. L’affirmation de cette tueuse à l’agonie lui avait glacé le sang. Comment avait-elle pu déceler une pensée si intime ?

— Qui… vous… a envoyée nous tuer ? balbutia Sarah alors que Christopher ne l’avait jamais vue si fébrile.

— Votre voix était si forte lorsque vous vous êtes confessée auprès d’Hotkins que son écho est parvenu jusqu’à moi, poursuivit Johanna en désignant d’un coup du menton la canalisation à laquelle Christopher l’avait attachée. Ce que vous avez confié révèle que chaque jour, vous faites semblant de vivre normalement en étouffant votre faute, mais votre existence n’est que peur, inspectrice. Peur du remords qui vous fera sombrer une fois pour toutes dans la folie…

Stupéfait, Christopher vit Sarah s’éloigner de Johanna comme un enfant effrayé par un fantôme, le regard captif, la tête branlante de gauche à droite dans une tentative de déni.

— Taisez-vous ! ordonna-t-il à la tueuse, autant pour protéger Sarah que pour reprendre le pouvoir de l’interrogatoire.

— J’ai tué de nombreuses personnes, répliqua Johanna sans prêter attention à l’injonction. Mais contrairement à toi, je n’ai pas pris la vie d’un gamin. Tu es belle en apparence, mais au fond ton âme est plus noire que la mienne.

Sarah plongea la tête dans ses mains et se recroquevilla dans un coin de la pièce en murmurant des paroles au sens inaudible.

— Assez ! hurla Christopher. Et maintenant, dites-nous où trouver ce Davisburry.

— Moi, je partirai en paix, siffla Johanna dans un filet de voix qui s’éteint. La mine… abandonnée de Soudan… Minnesota… C’est là-bas qu’il… qu’il poursuit ses rech… recherches.

— Quelles recherches ?!

Mais Johanna ne l’entendait plus. Les muscles de son cou s’étaient relâchés et sa tête venait de retomber lourdement sur le haut de sa poitrine.

Christopher la secoua.

— Quelles recherches, espèce d’ordure !

Le cadavre de la tueuse lui glissa des mains et la dépouille heurta le sol dans un bruit mat.

Il se tourna vers Sarah. Les jambes relevées sur sa poitrine, la tête enfouie entre ses genoux, elle répétait sans cesse « pardon » d’une voix brisée par le chagrin.

Il aurait dû avoir peur. Peur qu’elle l’abandonne là, qu’elle ne soit plus en mesure de l’aider à retrouver Simon. Mais il ne ressentit qu’une immense compassion. Un besoin viscéral de lui venir en aide, de la rassurer, elle qui veillait sur lui depuis le début avec tant de force.

Leur temps était compté, mais il s’assit à côté d’elle et voulut la serrer dans ses bras. Sarah le repoussa d’un geste agressif et se releva, les yeux rouges de larmes.

— Non ! Tu ne sais pas qui je suis ! Non, je ne suis pas la gentille inspectrice qui sacrifie sa vie par conscience professionnelle ou par amour pour son prochain ! Je fais ça parce que, sinon, je deviendrais folle !

Christopher se leva à son tour et la considéra d’un regard enveloppant.

— Sarah… J’ai entendu ce que Hotkins t’a contrainte à confier.

— Non ! Tu n’as rien entendu du tout ! Tu n’as pas entendu qu’il s’appelait Azmal, qu’il venait de fêter ses huit ans la veille, qu’il avait reçu son premier chevreau et qu’il attendait avec impatience de devenir berger, comme son papa. Tu n’as pas entendu qu’il avait de grands yeux pleins de rêves alors qu’il vivait dans la misère. Tu n’as pas entendu que tous les jours, lorsque je passais avec ma patrouille devant son champ, il m’apportait un petit cadeau qu’il avait confectionné en bois ou en paille et qu’il m’appelait « maman aux cheveux d’épices ». Tu n’as pas entendu que je lui avais promis qu’on était là pour le protéger…

Sarah regardait dans le vide, seule à revivre l’effroyable souvenir. Et sa voix perdit toute émotion pour se faire neutre, froidement descriptive.

— … et qu’il m’a demandé pourquoi, quand c’est moi qui l’ai tué d’une balle dans la gorge.

— Qu’est-ce qu’il s’est passé ? questionna Christopher qui savait qu’il fallait désormais aller au bout de l’aveu.

Elle l’évalua de nouveau un instant et, les yeux baissés, elle raconta ce bref moment qui avait fait basculer sa vie.

— Un matin comme les autres, je suis passée avec mon coéquipier sur la même route que d’habitude. Azmal était là avec son père et d’autres hommes du village. Il m’a regardée approcher et m’a fait de petits signes de la main. J’ai cru qu’il voulait me dire bonjour. J’ai compris trop tard qu’il tentait de m’avertir. Les fermiers se sont approchés de nous comme pour discuter et puis soudain, l’un d’eux a sorti un fusil et nous a tiré dessus. Les autres nous ont attaqués à la machette. On a répliqué, ça a été un carnage. J’ai été épargnée, mais mon coéquipier a eu le bras tranché. Je me suis agenouillée pour l’aider. Je tremblais, j’avais du mal à respirer. Et là j’ai entendu quelqu’un courir dans mon dos, je me suis retournée et j’ai tiré sans réfléchir, par peur, par réflexe, par bêtise. La balle lui a tranché la gorge. Dans la main, il tenait encore une couronne de blé qu’il avait tressée le matin même pour moi. Il a juste eu le temps de demander pourquoi j’avais fait ça.

Malgré la peine qui l’enfermait dans sa culpabilité, Sarah guetta instinctivement la réaction de Christopher à l’écoute de son récit. L’éclair de dégoût qu’elle était persuadée d’apercevoir ne se manifesta jamais.

— Oui, c’est affreux. Oui, c’est une erreur. Mais cela n’enlève rien à ce que tu es. Cela ne m’empêchera pas de te comprendre et de te rappeler tous les jours s’il le faut que l’on t’a mis dans une situation impossible. Que ton âme est aussi belle que tu l’es et que, par-dessus tout, ta peur ne me fait pas peur. Alors, pour une fois, accepte mon aide.

Christopher s’approcha et, comme on apprivoise un animal sauvage aux réactions imprévisibles, il tendit la main vers Sarah. Bouleversée par cette attention aussi déroutante que touchante, elle se laissa faire et s’abandonna dans ses bras.

— Elle est morte… murmura Sarah en reprenant progressivement contact avec la réalité. Elle a parlé ?

— Oui, en partie. En tout cas, on en sait assez pour retrouver le type qui est derrière tout ça.

— Alors, je t’ai fait perdre assez de temps comme ça. Allons-y, tu me raconteras sur le chemin du retour.

Ils abandonnèrent le corps de Johanna à son sort, puis forcèrent les chaînes et le verrou que leurs poursuivants avaient installés sur la porte d’entrée du bâtiment pour sortir à l’air libre. Sarah en tête.

— Le prochain vol au départ de l’île n’est pas avant demain matin. Et de Londres, il nous faudra prendre un vol pour Minneapolis.

Christopher baissa la tête. Il ne savait que trop qu’il allait devoir prolonger son supplice et celui de Simon.

— On va y arriver, tenta de le rassurer Sarah.

Mais Christopher savait aussi bien qu’elle que rien ne pouvait garantir une issue heureuse à leur périple.

Et c’est en s’efforçant de faire taire cette angoisse que Christopher s’engagea sur le sentier les ramenant au cottage.

*

Il leur fallut cette fois trois heures pour parcourir le chemin du retour en suivant les signes laissés par leur guide Edmundo. Et c’est vers 9 h 30 du matin, épuisés, qu’ils émergèrent de la jungle et de la brume au fond du jardin du cottage.

Edmundo taillait les branches d’un grenadier lorsqu’il les vit émerger de la jungle, tels les survivants d’une catastrophe.

— Qu’est-ce qu’il vous est arrivé ? s’inquiéta le vieil autochtone en posant son sécateur sur le gazon.

— Le bâtiment n’était pas en très bon état, mentit Christopher, et une planche d’un escalier a cédé. Ça aurait pu être pire…

Edmundo leva un sourcil. Le front de Sarah était marqué d’un mauvais bleu, le coin de sa lèvre saignait et, si elle n’avait pas eu la présence d’esprit de couvrir son cou, Edmundo aurait vu les traces de strangulation.

— Vous devriez aller à la base militaire. Ils ont une bonne installation médicale. Restez pas comme ça.

— Ça va aller, répondit Sarah. Je me ferai soigner dès mon retour en Angleterre. Sans vouloir vous vexer, je n’ai pas trop confiance dans la médecine de l’île.

— Vous accepteriez de… nous louer deux chambres ? intervint Christopher.

— Euh… bien sûr. Mais vous savez, les touristes ne sont pas nombreux ici, alors je n’en ai qu’une à la location.

— Ça ira, dit Sarah pour mettre Christopher à l’aise.

— Alors, venez, c’est par là. Vous allez voir, c’est très joli. Ça donne sur un petit jardin de bananiers avec une vue sur la mer.

Ils suivirent leur hôte et entrèrent dans une chambre meublée d’un lit double en fer forgé couvert d’une couette ocre. Aux murs, on avait affiché de grandes photos de l’île représentant ici le volcan pris en contre-plongée depuis la mer, là une plage où évoluaient des dizaines de tortues, et enfin, au-dessus du lit, un éclatant massif de fleurs magenta aux pétales géants.

— Alors, je vous laisse vous installer, dit Edmundo. Et j’imagine que vous avez faim, non ?

Christopher consulta Sarah du regard. Il n’avait pas faim. Il ne pensait qu’à une chose : prendre l’avion qui les ramènerait en Angleterre et foncer récupérer Simon. Mais il savait qu’ils devaient reprendre des forces s’ils voulaient tenir debout.

— Je peux vous préparer quelque chose de frugal.

— Merci, Edmundo.

— Et si vous souhaitez laver vos affaires, n’hésitez pas.

Le vieil homme s’éclipsa en promettant de revenir rapidement avec leur déjeuner afin qu’ils puissent vite se reposer.

— Je vais prendre une douche, précisa Sarah en disparaissant dans la salle de bains.

— Je réserve nos places pour Minneapolis, répondit Christopher distraitement en faisant défiler une sélection de vols sur son smartphone.

Après avoir rempli les dernières modalités administratives pour un vol programmé le lendemain soir à 21 heures depuis London-Heathrow, Christopher laissa échapper un long soupir. Depuis la chambre, il entendait le bruit rassurant de la douche dans la pièce d’à côté et se résolut à se reposer. Que pouvaient-ils faire d’autre en attendant leur vol ?

À la fois éreinté et travaillé par une tension incessante, il tourna la tête vers la fenêtre.

Dehors, une brise faisait onduler les larges feuilles des bananiers dont le froissement berçait l’oreille.

Il entendit le bruit de l’eau couler dans la salle de bains et se concentra dessus. Il sentait qu’il ne devait surtout pas repenser à tout ce qu’ils venaient de découvrir en retraçant les recherches de son père. Même s’il commençait à accepter l’improbable qui avait fait irruption sans prévenir dans sa vie, à savoir se battre pour sa survie et celle de Simon au prix de violence, de peur et de meurtre, il n’était pas prêt pour autant à assimiler l’incroyable bouleversement métaphysique dont lui et Sarah avaient été témoins. Il se sentait bien trop fragile, pas assez préparé pour s’autoriser à penser cette affolante révélation ontologique de l’existence et de la survie de l’âme.

En lutte contre lui-même, il aperçut Sarah sortir de la salle de bains, les cheveux mouillés, les jambes nues, revêtue d’une chemise d’homme blanche trop grande pour elle.

Elle haussa les épaules.

— Je ne me voyais pas remettre mes vêtements tachés de sang et j’ai trouvé ça dans l’armoire de la salle de bains. Elle t’ira certainement mieux qu’à moi.

— Elle est faite pour toi, répliqua-t-il.

Sarah pencha la tête sur le côté, l’air de répondre qu’il n’était pas nécessaire de se moquer d’elle.

Leurs regards se croisèrent et elle l’observa avec une telle intensité qu’il baissa le regard. Un mélange de désir et de culpabilité parcourut son corps.

— À mon tour, je dois te dire quelque chose, confia-t-il.

Sarah se doutait de ce dont il allait parler, mais elle le laissa poursuivre.

— J’ai dû faire un choix lorsque tu étais aux mains de ce tueur… un choix terrible. Mais je l’ai fait.

Il eut le courage de relever la tête et de la regarder en face. Sarah ne put s’empêcher de comparer son attitude franche avec celle fuyante d’Erik qui l’avait quittée en baissant les yeux.

— J’ai profité que tu étais… prisonnière de ce type pour tenter d’ouvrir le passage menant au vestibule secret de mon père. Alors que tu m’appelais à l’aide… j’ai fait le choix de t’abandonner, pour essayer de sauver Simon à temps… Je suis tellement désolé…

Sarah ne lui en voulait pas. Comment l’aurait-elle pu ? Elle louait l’instinct de défense d’un homme pour un enfant. Y compris à son détriment. Christopher n’avait fait que suivre la seule voie possible dans une situation impossible.

Cette décision impossible n’avait aucune importance. Non, ce qu’elle retenait de lui, c’est le courage inouï d’un homme qui tenait debout malgré la mort de son frère, l’assassinat de sa mère et le rapt de son fils adoptif. Un homme qui pas une fois n’avait eu peur pour sa propre vie pourvu qu’il sauve celle de Simon.

Et à ce courage physique s’ajoutait désormais une droiture morale quand il osait lui confier, en face et sans attendre, ce qu’il pensait être une faiblesse et un abandon.

Cette réflexion qui mûrissait en elle se traduisit par un regard compréhensif et accueillant qui bouleversa Christopher.

— J’aurais fait la même chose à ta place, se contenta-t-elle de dire.

Transpercé par la bienveillance et la générosité de Sarah, Christopher se leva et franchit les quelques mètres qui les séparaient pour entourer son visage de ses mains chaudes.

Elle se laissa faire. D’un doigt, il repoussa la mèche qui ombrageait la partie meurtrie de son visage et l’embrassa sur son œil encore blessé, le haut de sa joue brûlée, jusqu’à descendre à la commissure de ses lèvres.

Elle plaqua les courbes de son corps contre le sien et l’embrassa à son tour.

Christopher frissonna au contact de cette bouche qu’il avait tant désirée et qui s’offrait enfin à lui.

Alors que sa chemise glissait le long de son dos et que les mains de Christopher caressaient avec fougue la cambrure de sa chute de reins, Sarah sentit que quelque chose de plus fort qu’une simple fièvre charnelle la gagnait. Quelque chose de durable.

Plus tard, quand ils s’allongèrent sous les couvertures, Sarah serrant le bras de Christopher contre sa poitrine sans plus aucune pudeur, leurs corps avaient l’espace d’un moment oublié leurs blessures et leurs crispations. Et leurs esprits, bien qu’encore terriblement inquiets, s’étaient épargné l’effondrement dans l’angoisse en s’octroyant quelques instants d’oubli.

*

Vers 6 heures du matin, Christopher était encore assoupi. Sarah était déjà debout depuis deux heures. Elle réveilla Christopher avec tendresse. Il ouvrit les yeux au contact de ses lèvres sur les siennes.

— Il est l’heure… chuchota Sarah.

— Ça fait combien de temps que tu es levée ?

— Le temps qu’il m’a fallu pour en savoir plus sur ce Davisburry et cette mine de Soudan. Je te raconterai dans l’avion.

Christopher la regarda avec un air qui disait combien il était heureux de l’avoir auprès de lui. Puis il l’embrassa comme si cela faisait plusieurs mois qu’ils vivaient ensemble et se leva pour aller prendre une douche.

Sarah se pinça les lèvres. Et si l’appréhension n’avait pas été aussi tenace, elle aurait souri.

En moins de trente minutes, ils avalèrent le repas qu’Edmundo avait eu la politesse de leur déposer devant la porte et saluèrent à la hâte le propriétaire des lieux avant de rejoindre leur 4 × 4 toujours garé sur la pelouse.

Christopher filait aussi vite qu’il le pouvait sur les lacets de montagne pour gagner la plaine. En à peine vingt minutes, ils atteignirent le centre-ville toujours désert de Georgetown, dont les quelques bâtiments semblaient des maquettes sous le ciel doré du soleil levant.

Ils rendirent le véhicule au loueur du seul magasin de la ville et entrèrent dans l’aéroport de fortune.

Le comptoir de vente de billets était ouvert et, comme personne ne comptait embarquer pour Brize Norton, ils obtinrent facilement deux places pour le vol qui décollait moins d’une heure plus tard.

Alors qu’ils rejoignaient à pied l’appareil déjà prêt à décoller sur le tarmac, Sarah reçut deux messages de son supérieur, Stefen Karlstrom. Le premier lui demandait de donner des nouvelles. Le second lui ordonnait de rappeler dans les deux heures sous peine de poursuites.

Sarah lui répondit par SMS.

 

L’enquête m’a conduite jusqu’à l’île de l’Ascension. Désormais en direction de Minneapolis. Fais-moi confiance, tu ne seras pas déçu. Accorde-moi encore quarante-huit heures et l’enquête est bouclée.

 

La réponse ne tarda pas à arriver.

 

Quarante-huit heures, pas une minute de plus.

 

— Un problème ? demanda Christopher.

— Non, rien que je ne puisse régler, t’inquiète pas.

Une hôtesse les accueillit à la porte de l’avion en leur disant qu’ils pouvaient s’installer où ils le souhaitaient.

Christopher prit place en se frottant le visage. Il avait envie de croire que c’était bien la dernière ligne droite. Que bientôt, il serrerait Simon dans ses bras et que toute cette histoire serait terminée. Mais rien n’était moins certain.

Christopher essaya de respirer profondément, mais l’air entra par saccades. Il se laissa retomber sur le dossier du siège de l’avion et passa les mains sur son visage.

— Minneapolis, c’est à combien d’heures de vol de Londres ?

— Neuf heures. Et ensuite, en voiture, on doit compter trois heures et demie pour rejoindre la mine.

Sarah posa sa main sur celle de Christopher pour tenter de l’apaiser.

— Et sur place, on va faire quoi ? Est-ce qu’on est sûrs de trouver ce Davisburry ? Et quand bien même on le trouverait, il va tout nous dire, comme ça, pour être gentil avec nous ? Sarah… tu sais comme moi que ce qu’on fait n’a aucun sens !

Les moteurs de l’avion se mirent à tourner. L’appareil recula pour rejoindre la piste de décollage et s’envola.

— Voici ce que j’ai trouvé ce matin, dit Sarah quand l’appareil fut stabilisé en vol de croisière. Davisburry est un industriel millionnaire du secteur médical. C’est aussi un fervent défenseur de la foi catholique et un des donateurs de la très prosélyte Liberty University.

— OK, et cette mine ?

— La mine de Soudan est effectivement abandonnée. Mais depuis une vingtaine d’années, ses galeries ont été en partie recyclées pour installer un centre de recherche.

— C’est-à-dire ?

— Le Soudan Underground Laboratory. Un centre d’expérimentation… en physique des particules et astronomie.

Christopher ferma les yeux. Où cette nouvelle découverte allait-elle encore les mener ?

— Je réfléchirai plus tard à ce que ça peut vouloir dire. Dis-moi plutôt comment on fait pour rejoindre un centre de recherche qui doit coûter des milliards et dont l’accès est à mon avis très réservé.

— La mine fait partie des monuments historiques du patrimoine américain, ce qui veut dire qu’on peut la visiter.

— OK, enfin une bonne nouvelle.

— Si on ne prend pas de retard, et compte tenu des délais d’attente entre chaque vol, on sera sur place dans… vingt-trois heures. Ensuite, il faudra faire au plus vite pour trouver un moyen d’entrer dans le laboratoire, espérer que Davisburry s’y trouve bien et le faire parler. Si on veut prendre le premier avion possible pour le retour, cela nous laisse à peine deux heures pour tout faire.

Sarah croisa le regard de Christopher. L’un comme l’autre mesuraient leurs très faibles chances de réussite. Mais leurs mains ne se séparèrent pas.