– 10 –

Il était aux alentours de midi, mais il aurait pu être 4 heures du matin. La chape de plomb qui recouvrait le ciel avait obligé la municipalité d’Oslo à laisser les lampadaires allumés. Mais leur lueur parvenait à peine à percer la barrière du brouillard.

Sarah plaqua le col de sa parka sur sa nuque qui commençait à se crisper de fatigue et de froid, puis sortit de sa voiture. Elle traversa le parking, bouscula la porte d’entrée du commissariat central plus qu’elle ne la poussa et se dirigea droit vers le bureau de Norbert Gans. Son adjoint leva la tête dès qu’elle entra et discerna vite l’empressement de sa supérieure.

— Chez Sandvik, dans ses papiers administratifs, avez-vous trouvé son contrat de travail ? Je cherche la date de son engagement à Gaustad.

— Eh bien… comme ça, je ne sais pas, mais on devrait trouver ça. Les cartons de la perquisition sont en bas.

Sarah fit signe à son adjoint qu’elle le suivait. Ils descendirent à l’étage inférieur et entrèrent dans une salle où trois policiers avaient classé toute une série de documents dont ils étudiaient méticuleusement le contenu.

— Les gars, on doit trouver la première date d’embauche de Sandvik à Gaustad, lança Norbert. Cherchez dans les contrats de travail et les relevés de points de retraite.

Sarah et Norbert aidèrent l’équipe à éplucher les centaines de documents qui s’entassaient dans les biens appartenant à Leonard Sandvik. À cinq, au bout d’une demi-heure, ils avaient leur réponse.

— C’est bien ce que je pensais… lâcha Sarah.

Son document en main, elle remonta à l’étage supérieur et fit irruption dans la cellule de garde à vue de Leonard Sandvik.

Le vieil infirmier s’était assoupi sur un lit de fortune suspendu au mur et s’éveilla dans un mouvement d’affolement quand on entra dans sa cellule.

— J’ai quelques nouvelles questions à vous poser dans le cadre de l’enquête sur le cas 488, annonça Sarah.

Leonard Sandvik passa la langue sur ses lèvres, désorienté, un sentiment de peur et d’incompréhension dans le regard. Il s’assit sur sa banquette et pétrit ses tempes du bout des doigts.

— Qu’est-ce qu’il se passe ? Pourquoi vous me regardez comme ça ?

— Votre dossier, que j’ai ici, stipule noir sur blanc que vous avez pris vos fonctions à l’hôpital de Gaustad le 22 novembre 1979. Comme vous me l’avez d’ailleurs dit vous-même lors de notre première entrevue. N’est-ce pas ?

— Oui, c’est ça…

— Or, monsieur Sandvik, lorsque je vous ai interrogé, vous m’avez dit ne pas avoir été témoin de l’arrivée du patient 488 et que vous n’aviez pris connaissance de son existence que plusieurs mois après sa probable arrivée. C’est bien ça ?

— Euh… Oui.

Sarah surprit son témoin jeter un coup d’œil furtif vers la porte.

— Or je viens d’apprendre, précisa-t-elle en verrouillant ostensiblement la serrure, que le patient 488 a été interné à Gaustad le 24 décembre 1979, soit un mois après votre arrivée ! Vous étiez donc là. Vous le connaissiez. Pourquoi avoir menti, monsieur Sandvik ?

— Je… Je n’ai pas menti. Je m’en souviens plus, c’est tout. Vous réalisez que vous me posez des questions sur quelque chose qui est arrivé il y a plus de trente-cinq ans ? Peut-être que j’ai vu un patient arriver cette nuit-là, mais je n’ai aucun souvenir qu’il s’agissait du patient 488. Je n’ai pas menti !

— Cette nuit-là, dites-vous… Comment saviez-vous que c’était la nuit ?

— Hein ? Je sais pas, j’ai dit ça comme ça, s’agaça l’infirmier en plissant les sourcils de mécontentement.

— Monsieur Sandvik, il est plus que temps de me dire la vérité. Est-ce vous qui avez accueilli la victime la nuit de son arrivée à Gaustad ? Est-ce vous qui faites chanter les directeurs de Gaustad depuis plus de trente ans ? Est-ce vous qui fournissez l’hôpital en LS 34 ?

— Je n’ai rien à voir avec toutes ces choses dont vous parlez !

— Écoutez-moi, j’ai cru comprendre que vous aviez une femme et une petite fille, n’est-ce pas ?

Sandvik inspira bruyamment.

— Plus vous coopérerez, mieux ça se passera pour vous devant le juge… Et plus vous aurez de chances de voir votre fille grandir.

Sandvik baissa la tête, effondré.

— Je ne vous connais pas, monsieur Sandvik, mais mon intuition me dit que vous n’êtes pas quelqu’un de méchant et que, compte tenu de votre âge et de celui de votre fille, vous feriez tout pour qu’elle garde un bon souvenir de son vieux papa…

L’infirmier détourna le regard, ému. Sarah le laissa réfléchir en silence. Il avait l’air d’avoir pris plus de dix ans en quelques heures. Quand il parla enfin, sa voix n’était plus celle d’un homme de soixante ans, actif et alerte. Mais celle d’un homme usé et accablé par les regrets.

— J’étais jeune, j’avais besoin d’argent et ce n’était pas grand-chose… murmura-t-il.

— Qu’avez-vous fait ?

Sarah parlait désormais doucement, d’une voix presque bienveillante.

— Je vous promets que ceux qui avouent bénéficient toujours d’une clémence de la justice. Et cela peut se jouer à plusieurs années…

Sandvik serra le poing et frappa de rage sur sa banquette.

— C’est pas juste…

— Qu’est-ce qui n’est pas juste ?

— C’est pas moi le salaud dans cette histoire !

— C’est le professeur Grund, votre directeur ?

— Non, lui non plus n’y était pas pour grand-chose. Il faisait ce qu’on lui avait dit de faire. Comme moi.

— Expliquez-moi.

Sandvik soupira longuement.

— C’était en 1979. Je sortais de l’école d’infirmiers et j’avais un emprunt à rembourser. J’avais réussi à entrer à l’hôpital psychiatrique de Gaustad, c’était inespéré de travailler dans un établissement aussi prestigieux. Mais mon salaire était loin d’être suffisant pour arriver à faire face à la vie.

Sandvik avala sa salive avec difficulté en secouant la tête, comme s’il maudissait ses choix au fur et à mesure que les souvenirs revenaient.

— Un jour, au mois de décembre 1979, un homme est venu me voir et m’a demandé si je voulais l’aider à surveiller un patient de l’hôpital en échange d’un salaire régulier qu’on m’enverrait en liquide. Cela peut paraître idiot aujourd’hui, mais j’ai accepté. D’autant que la tâche n’avait pas l’air risquée ou illégale. Je devais m’occuper personnellement d’un patient amnésique qui arriverait le soir de Noël 1979, m’assurer qu’il prenait bien son traitement de LS 34, lui faire passer un test sur une machine bizarre et faire des rapports mensuels sur son état, les dessins qu’il produisait et les sons qu’il émettait. Je ne devais poser aucune question, ne rien chercher à comprendre, ne rien dire à personne. Il avait ajouté que le directeur fermerait les yeux là-dessus.

Sarah évalua le surveillant du regard avant de reprendre :

— Qui était cet homme qui est venu vous faire cette proposition ?

— Je ne sais pas, je n’ai jamais vu son visage.

— Et comment communiquiez-vous ?

— Par courrier au départ, via une boîte postale, et depuis quelques années par téléphone. J’avais un numéro que je devais appeler une fois par mois pour faire un rapport.

— Le numéro de votre contact, Leonard. Donnez-le-moi.

L’infirmier eut l’air ennuyé.

— Eh bien, j’en ai un, mais il ne doit plus être bon. Il m’en indiquait un nouveau à chaque appel. Il ne m’a évidemment rien donné la dernière fois que je l’ai eu pour lui dire que le patient 488 était mort.

— Donnez-moi quand même l’ancien.

Leonard Sandvik se résigna à fouiller dans un revers de son pantalon et en tira un papier froissé qu’il tendit à l’inspectrice.

— Je vous en prie, n’appelez pas, il saura que cela vient de moi et (Leonard se mit à chuchoter) j’ai peur pour ma famille.

Sarah prit le papier et sortit. Elle gagna un bureau où un homme élancé aux yeux cernés faisait défiler sur son écran des colonnes de chiffres en s’arrêtant de temps à autre pour sélectionner une case.

Sarah lui tendit le numéro inscrit sur le papier et lui demanda de voir où cela menait, discrètement. L’expert en télécommunications promit de revenir vers elle au plus vite. Sarah retourna auprès de Sandvik et s’adossa de nouveau à la porte pour lui parler.

— En attendant, dites-moi comment votre contact a réagi quand il a appris la mort du patient, enchaîna-t-elle.

Leonard arracha un fragment de l’ongle de son pouce avec ses dents.

— Monsieur Sandvik, vous ne pouvez plus rien faire, si ce n’est répondre à mes questions. Faites-le, c’est la seule chose qui puisse vous aider pour le moment. Comment a réagi votre contact en apprenant le décès du patient 488 ?

— Eh bien, il y a eu comme un blanc et puis il m’a dit que ma mission était terminée et que les virements prenaient donc fin.

— Pourquoi la victime avait-elle cette marque avec ce numéro sur le front ?

— Je me le suis souvent demandé. J’ai imaginé qu’il s’agissait d’un prisonnier… mais sur le front, comme ça, c’est bizarre.

— Écoutez, il va falloir m’en dire beaucoup plus si vous voulez que je considère que vous avez collaboré à l’enquête.

Leonard Sandvik regarda par terre en se tordant les doigts. Sarah laissa passer quelques respirations en faisant mine de lire un message sur son téléphone.

— Eh bah… il y a peut-être quelque chose d’autre que je dois vous dire, déclara Sandvik à mi-voix.

— Je vous écoute…

— Hier, quand j’ai vu que le patient était mort, j’ai su que je n’allais plus toucher d’argent de mon contact. J’ai paniqué et j’ai eu peur de dire à ma femme qu’elle allait devoir vendre la maison…

— Et donc ?

— Eh bah, j’ai voulu récupérer un peu d’avance. Quand j’ai eu le droit de passer mon coup de fil à ma femme, je lui ai tout de suite dit de vendre le LS 34 au marché noir. Je savais que vous alliez bien finir par apprendre que j’étais mêlé à tout ça et je voulais qu’elle et ma fille soient à l’abri du besoin. Je lui ai dit de passer par un forum Internet qu’on se refile entre infirmiers et où… bref, disons que c’est le genre de marchandise qui peut intéresser les dealers de drogue.

— Vous avez bien fait de m’en parler, monsieur Sandvik. Mais y aurait-il autre chose ? Par exemple, que savez-vous de ces fameux dessins dont le patient 488 recouvrait les murs de sa chambre ? Désignent-ils celui ou ceux qui l’avaient envoyé à Gaustad ?

— Je sais pas… Mais je me souviens qu’un jour, j’étais crevé et j’ai oublié de lui injecter sa dose de LS 34. Quand je suis rentré dans sa cellule, il m’a observé comme s’il me voyait pour la première fois. Son regard, d’habitude vide, était lucide. Il m’a tout de suite demandé où il était et depuis quand. Je lui ai dit qu’il était dans un hôpital psychiatrique après avoir été retrouvé amnésique dans les rues d’Oslo. Il m’a regardé, puis il a tourné la tête et s’est rassis sans rien dire. Je lui ai demandé s’il se souvenait de quelque chose… du nom d’un parent. Mais il n’a pas répondu.

— C’est tout ce que vous lui avez dit ?

— Non, pendant que je lui injectais sa dose de LS 34, j’ai été un peu trop curieux et je lui ai demandé pourquoi il criait ou émettait ces sons bizarres. Après tout, je l’entendais tous les jours et c’était tellement étrange…

Sarah affichait une expression compatissante, encourageant son témoin à poursuivre sa confidence.

La voix de Leonard se fit blanche.

— C’est là qu’il s’est retourné vers moi et m’a dit qu’il essayait de se souvenir. Je lui ai demandé de quoi et… Je n’oublierai jamais ses yeux quand il m’a répondu : « Vous ne voulez pas savoir. »

Leonard Sandvik secoua la tête comme pour chasser les pensées angoissantes qui le traversaient.

— Je crois que de ma vie je n’avais jamais lu la peur aussi nettement dans les yeux d’un homme. Ils étaient grands ouverts, rougis sur les côtés. Encore aujourd’hui, il m’arrive d’en faire des cauchemars. Je ne sais pas ce qu’il a vu, mais pour rien au monde j’aurais voulu être dans sa tête. Pour rien au monde…

La voix de Leonard expira dans le silence du bureau. Sarah elle-même était émue par ce qu’elle venait d’entendre.

Son téléphone portable sonna. C’était l’expert en télécommunications qui, comme elle le redoutait, lui annonçait que le numéro fourni par Sandvik était celui d’un téléphone jetable dont la validité était arrivée à expiration. Impossible de remonter jusqu’à son propriétaire ou même de le localiser puisque la carte SIM avait été détruite. Sarah remercia l’expert et raccrocha, imperturbable.

Elle se leva malgré tout pour marcher de long en large. Il lui restait un élément à creuser.

— Monsieur Sandvik, votre collègue Elias Lunde m’a laissé entendre que le patient 488 était de plus en plus agité ces derniers temps. Sauriez-vous me dire pourquoi ? Avez-vous changé quelque chose dans son traitement ? Avez-vous augmenté les doses de LS 34 ? A-t-il vu, entendu quelque chose, quelqu’un de particulier ?

Leonard Sandvik se prit la tête entre les mains et posa les coudes sur ses genoux.

— Si j’avais su, je n’aurais jamais fait tout cela.

— Répondez à ma question.

— Oui, j’ai augmenté les doses parce qu’on m’a ordonné de le faire.

— Votre contact, j’imagine ?

— Oui.

— Et pour quelle raison ?

L’infirmier regarda Sarah par en dessous.

— Est-ce que vous me jurez de protéger ma femme et ma fille ?

— Dites toujours.

— Non, jurez-le-moi.

— On les placera en tant que témoins sous surveillance si nécessaire.

— Jurez-le-moi.

Sarah céda.

— OK, vous avez ma parole. Maintenant, dites-moi pour quelle raison on vous a demandé d’augmenter les doses de LS 34.

— Je pense que c’est ça qui l’a tué… Ils ont voulu aller trop loin.

— Monsieur Sandvik ?

— Le visiteur. Tout a commencé avec lui.

Sarah sentit une poussée d’adrénaline irradier son corps.

— Un visiteur ? Qui ?

— Je vous ai menti en vous disant que personne n’avait jamais rendu visite au patient 488. Il y a un peu plus d’un an, un type est venu et a demandé à le voir.

Sarah décolla son dos du mur sur lequel elle était appuyée.

— Oui, il devait avoir trente-cinq ans environ. Il a dit être chercheur dans le laboratoire qui fournissait Gaustad en LS 34 et voulait rencontrer et examiner le patient à qui on injectait encore le produit pour réactualiser leurs recherches dans le domaine des psychotropes.

— Quel laboratoire ?

— Il travaillait pour un laboratoire français que je connaissais de réputation. Cela dit, je ne l’ai pas autorisé à voir le patient 488, prétextant des raisons de sécurité. Il m’a alors posé toute une série de questions très précises sur le comportement du patient. Je lui ai répondu de manière évasive. Le type a semblé contrarié et a lourdement insisté pour en savoir plus. Je n’ai pas cédé et il est parti. J’ai immédiatement appelé mon contact qui m’a demandé le nom de ce visiteur et ordonné en même temps d’effacer toute trace du passage de cet homme.

— Son nom, répéta Sarah.

Elle avait parlé d’un ton cinglant, sans compassion, avec la froideur de la technocratie.

La jambe de Leonard tressautait et ses mains étaient rouges d’avoir été tant malaxées. Le silence dans le bureau devint pesant. Le regard de Sarah accroché avec une détermination robotique au visage de son témoin l’était tout autant.

— Ma vie est foutue, se lamenta l’infirmier d’une voix triste. J’ai tout perdu…

— Le nom, c’est la condition pour la protection de votre famille.

Leonard Sandvik baissa la tête en laissant échapper un long soupir.

— Il s’appelait… Adam Clarence, il était français et travaillait pour le laboratoire Gentix.