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En entendant de l’agitation derrière lui, Christopher se retourna brusquement dans son fauteuil pour regarder dans le couloir de l’Eurostar à bord duquel Sarah et lui venaient d’embarquer pour Londres. Un homme et une femme marchaient d’un pas pressé dans leur direction.

— Sarah, dit-il d’une voix tendue. Ils viennent pour nous !

Elle pivota à son tour sur son siège et vit passer une femme en tailleur, les yeux rivés sur son smartphone, et un homme en costume, l’air préoccupé, qui aurait pu donner l’impression de parler seul s’il l’on n’avait pas remarqué la minuscule oreillette fixée à sa tempe. Ils s’empressèrent de s’asseoir à leur place.

Christopher rejeta la tête en arrière en laissant échapper un profond soupir. Sarah ferma les yeux pour se préparer à dormir.

— Personne ne sait qu’on est là, murmura-t-elle. Profite de ces deux heures trente de voyage pour te détendre. Pour le moment, tes années de baroudeur-reporter t’aident peut-être à tenir le choc. Mais je crains que l’on n’ait bientôt plus l’occasion de reprendre notre souffle. Alors, profite…

Puis elle inclina la tête sur le côté et sembla plonger dans un sommeil réparateur immédiat. Christopher vérifia malgré lui que les deux retardataires ne les épiaient pas et essaya à son tour de se reposer. Sarah avait raison, la suite du voyage risquait d’être autrement plus éprouvante.

À peine arrivés à Londres, ils devraient se rendre au plus vite à Brize Norton, à une centaine de kilomètres de la capitale anglaise. C’est de là qu’ils embarqueraient dans un des avions de la Royal Air Force, la seule compagnie autorisée à accéder à l’île. Et compte tenu de la deadline de soixante-douze heures imposée par Lazar, rater leur vol serait synonyme d’échec. S’ils ne montaient pas à bord de cet avion, ils devraient attendre vingt-quatre heures de plus pour prendre le prochain. Impossible dans ces conditions de sauver Simon.

— Les voisins de mes parents ont peut-être entendu quelque chose, dit soudain Christopher sans être certain que Sarah était réveillée. Ils vont forcément se rendre compte que ma mère et mon père ne sont plus là. Et que Simon a disparu aussi. Quelqu’un va évidemment voir la cabane en cendres. Ils vont chercher à me contacter et se rendre compte que je suis introuvable. Ils vont logiquement me soupçonner et la police va me rechercher de toutes les façons possibles.

— Oui, mais en France, pour commencer. Et on en sera loin. Sauf si tu continues à t’agiter au lieu de te reposer.

Christopher comprit le message et ferma les yeux sans espérer une seule seconde s’endormir.

La secousse provoquée par le croisement d’un autre train le tira de sa demi-somnolence en sursaut, le cœur battant à tout rompre. Simon était tombé dans un trou entouré de boue au fond du jardin de ses parents et Christopher n’arrivait pas à s’approcher de lui pour l’aider, ses pieds s’enfonçant dans une glaise qui l’immobilisait.

Christopher se frotta les yeux pour éclaircir son regard. Il s’était écoulé une heure et demie depuis leur départ de la gare du Nord et le wagon était silencieux, essentiellement occupé par des hommes d’affaires, l’esprit accaparé par leur tablette ou la lecture de leur journal.

La tête légèrement penchée sur le côté, Sarah respirait lentement. Christopher s’attarda sur ses taches de rousseur et le retroussement délicat de ses lèvres. Il la trouvait belle et calme. Et pourtant, à y regarder de plus près, son visage n’était pas apaisé. Il lui arrivait de plisser le coin des yeux, comme sous l’effet d’une douloureuse émotion.

Christopher détourna son attention de Sarah et se laissa bercer par les mornes étendues vert et beige du Nord-Pas-de-Calais qu’ils traversaient à grande vitesse. De loin en loin, les champs n’étaient entrecoupés que d’îlots d’habitations d’où s’élevait systématiquement un clocher d’église. Et c’est alors qu’il fut traversé par une réflexion qui le fit se redresser, saisir un crayon dans sa poche et arracher une page de la revue promotionnelle fichée dans la pochette du siège avant.

— Monsieur ?

Un barman ambulant venait de s’approcher et regardait Christopher d’un air interrogateur, comme s’il attendait une réponse.

— Un café, répondit Sarah qui venait de s’éveiller. Et un thé pour moi.

Le steward tendit à Christopher deux tasses avec un grand sourire et se déplaça vers la rangée suivante.

— Tu fais quoi ? demanda Sarah en sirotant son thé.

Christopher termina de griffonner un mot de biais sur une des rares zones vierges de sa feuille de magazine.

Sarah pencha la tête sur le côté et discerna plusieurs annotations reliées à des formes schématiques d’un arbre, d’un poisson et d’une flamme.

— Tu as une idée de ce que peuvent vouloir dire ces symboles, c’est ça ?

— Peut-être. C’est en voyant les clochers d’église que ça m’a fait penser à quelque chose. Mais ce n’est qu’une hypothèse.

Depuis qu’il avait commencé à réfléchir à voix haute, Sarah avait remarqué que Christopher retrouvait les mêmes gestes et la même énergie qu’elle avait observés chez lui lors de sa conférence à la Sorbonne. Comme si seule une activité intellectuelle intense lui permettait de s’extraire de son angoisse.

Il avala une gorgée de son café, semblant avoir trouvé la façon la plus claire d’exposer son idée.

— Tu vois, dit Christopher à voix basse après s’être assuré que personne n’écoutait leur conversation, le poisson, l’arbre et le feu sont probablement les trois plus grands symboles chrétiens. Le poisson n’était autre que Jésus lui-même dans les premières communautés chrétiennes. Parce qu’en grec, poisson se dit ichtus et toujours en grec, cela forme les premières lettres de la phrase « Jésus-Christ fils de Dieu, sauveur ». On a retrouvé de nombreuses représentations de poissons dans les lieux de réunion des chrétiens des Ier et IIe siècles. Ces derniers l’employaient même comme un code secret pour se reconnaître sans être démasqués par les Romains. Ça, c’est un premier point.

— Ça me dit effectivement quelque chose, approuva Sarah, impatiente d’entendre la conclusion du raisonnement.

— L’arbre, reprit Christopher, est on ne peut plus au cœur de la symbolique chrétienne avec l’arbre de Vie du jardin d’Éden. Selon la Bible, planté par Dieu lui-même.

Sarah acquiesça.

— Et enfin, le feu a toujours été la symbolique de l’Esprit saint qui flotte au-dessus du corps. J’imagine que tu as déjà entendu parler de cette scène des Évangiles, lorsque l’Esprit saint dépose des langues de feu au-dessus de la tête des apôtres. Bref, on a donc Jésus, Dieu lui-même à travers l’arbre et enfin l’Esprit saint. Le père, le fils et le Saint-Esprit. Voilà ce que le patient de Gaustad dessinait peut-être à l’infini sur les murs de sa cellule.

— 488 aurait eu des hallucinations représentant la Trinité ? Sous forme symbolique ?

Christopher ouvrit les bras comme pour suggérer que tout était possible.

— La seule chose que je puisse dire, c’est que mon père, ou plutôt Nathaniel Evans, était très croyant, j’en sais quelque chose.

L’Eurostar s’engouffra dans le tunnel sous la Manche et plongea la voiture dans le seul éclairage des plafonniers.

Sarah aperçut le reflet perturbé de son visage dans la vitre. Elle n’avait jamais été croyante, mais, si étrange que cela puisse paraître, l’hypothèse de Christopher semblait cohérente.

— Tu crois que ton père et ses associés cherchaient à provoquer des états de transe mystique ?

Christopher se massa les tempes. Il lui semblait qu’il n’était pas loin de comprendre l’ambition des recherches de son père. Il fallait seulement qu’il pousse la réflexion plus loin que les limites de son esprit cartésien. Mais entre sa peur permanente pour Simon et les violences dont il avait été la victime ces dernières heures, il ne parvenait plus à réfléchir.

— Je ne sais pas. Mais quel projet peut justifier trente années de sacrifices et de secret ?

Il soupira et laissa son regard dériver sur leurs doubles reflétés dans la vitre du train, réalisant que Sarah elle aussi semblait confrontée aux limites de sa réflexion.