– 29 –
— Thobias, c’est Sarah Geringën. Rappelez-moi, j’ai besoin de vous.
L’inspectrice raccrocha sous le regard interrogateur de Christopher.
— Explique-moi ? C’est quoi l’indice qu’on a loupé ?
— Son corps.
— Quoi ?
— Le corps du patient 488. Cet homme a passé plusieurs années de sa vie sur cette île que l’on cherche. Son corps a forcément gardé des… disons, des traces de son environnement.
— Comment ça, des traces ?
— Si on analysait la boue qu’il y a encore sous tes ongles, expliqua Sarah en désignant les mains sales de Christopher d’un mouvement du menton, on pourrait probablement remonter jusqu’au manoir de Parquérin.
— Oui, sauf que dans dix ans, cette boue aura disparu de mes ongles et, d’après ce que l’on sait, le patient 488 a été admis à Gaustad dans les années soixante-dix. Ça fait près de quarante ans… Comment veux-tu que son corps ait gardé des, je sais pas comment dire, des… éléments de l’île que l’on cherche ?
— La boue disparaît effectivement parce qu’elle ne pénètre pas à l’intérieur du corps. Mais une pollution à l’amiante, au mercure ou je ne sais quelle autre saloperie reste dans le corps à vie… Tout va dépendre de ce que cet homme aura respiré sur place. Thobias pourra nous en dire plus.
— Thobias ?
— Pardon, c’est le légiste avec qui j’ai travaillé sur l’autopsie de la victime. Il est très bon.
Deux minutes plus tard, son téléphone sonnait.
— Merci de rappeler si vite, Thobias.
— Sarah ? Vous allez bien ?
— Oui. Écoutez, ce serait trop long de tout vous expliquer, mais pour faire bref, comme on le pensait, cette affaire nous emmène bien plus loin que prévu.
— D’accord et, si j’ai bien compris, vous avez besoin de moi. On part quand ?
— Désolée, j’ai seulement besoin de vos connaissances.
— Oui, oui, je m’en doutais, mais que voulez-vous, quand on a mon âge et une si belle femme qui vous parle, on tente le tout pour le tout.
— Thobias, c’est urgent.
— Dites-moi.
— Quand vous avez fait l’autopsie de 488, est-ce que vous avez trouvé des traces d’un polluant ou d’un élément chimique particulier ?
— À part l’excès de calcium qui l’a tué ?
— Oui.
— Un moment, je reprends son dossier. Mais vous cherchez quoi au juste ? demanda Thobias alors qu’on entendait des bruits de feuilles.
Sarah passa son téléphone en mode haut-parleur.
— Thobias, pouvez-vous parler en anglais afin que mon collaborateur puisse suivre la conversation ?
— Je vais essayer. Mais en attendant, bonjour à l’heureux élu.
— Bonjour, répondit Christopher.
— Donc, vous cherchez quoi, me dites-vous ?
— N’importe quoi qui pourrait nous permettre de localiser l’endroit où la victime a subi ses expériences avant d’arriver à Gaustad, reprit Sarah.
— Ah… Pas évident, votre affaire. Attendez, j’ai retrouvé son dossier. Je relis vite fait.
Sarah patientait à l’autre bout du fil. Comment faisait-elle pour rester calme ? se demandait Christopher alors qu’il trépignait de nervosité.
— Ah, oui, vous vous souvenez, je vous avais dit que ce type avait un bon début de silicose.
— Oui, c’est ça, je me rappelle maintenant, une accumulation de particules dans les poumons. Au départ, vous aviez cru qu’il avait pu mourir de cette infection. Et en quoi ça pourrait nous aider ?
— Bah, ça veut dire que pour choper cette pathologie, ce type a vécu dans un endroit très exposé aux poussières de silice, et pendant un certain temps.
— Quel type d’endroit ? Où trouve-t-on de la poussière de silice en grande quantité ?
— Eh bien, dans les mines, les carrières ou, c’est plus rare, dans les endroits chargés en poussière de lave.
— En poussière de lave. Ça veut dire qu’il a certainement séjourné sur une île volcanique, murmura Christopher.
— Qu’est-ce que vous dites, Sarah ?
— Non, rien, je… Que pouvez-vous nous dire d’autre ?
— Eh bien, sans vouloir jouer les rabat-joie, il a aussi pu choper ça quand il était enfant ou même adolescent. Je n’ai jamais dit que sa silicose avait été contractée à l’âge adulte.
— OK, mais nous, on n’a que ça, s’agaça Christopher.
— On pense que la victime a attrapé cette maladie sur une île. Il faut que vous nous aidiez à trouver laquelle.
— Je suis pas géologue, moi ! Mais dites toujours, c’est quoi le nom de vos îles ?
— Les îles Vierges, l’île de l’Ascension, Hawaï et la République dominicaine.
— Vous pouvez rayer la République dominicaine, il n’y a pas de volcan là-bas. J’y vais tous les ans. L’île que vous cherchez est dans les trois qui restent. C’est tout ce que je peux vous dire.
— Merci, Thobias.
— Sarah, quoi que vous soyez en train de préparer, soyez prudente. Je vous ai vue à l’œuvre et je connais votre réputation. Vous allez jusqu’au bout. Mais n’oubliez pas que vous avez un mari et une famille. À bientôt.
— À bientôt, Thobias.
Sarah fit mine d’ignorer l’allusion à Erik et fut soulagée de constater que Christopher semblait bien trop absorbé par sa réflexion pour avoir prêté attention aux recommandations personnelles de Thobias.
— Il nous reste l’île de l’Ascension, Hawaï et les îles Vierges, annonça Christopher. Il nous faut des détails sur la géographie de chacune de ces îles.
Sarah entra le nom des îles une fois de plus sur Google et parcourut les informations géographiques qui apparurent sur son écran.
— À Hawaï et dans les îles Vierges, la terre est grasse et il pleut souvent, les particules ne sont donc pas volatiles et restent au sol. Aucune raison d’en retrouver en grande quantité dans les poumons. Ne reste plus que…
Sarah lui tendit son téléphone. Il résuma sa lecture à voix haute.
— L’île de l’Ascension est sèche comme un désert. Ça veut donc dire que les poussières volcaniques sont extrêmement volatiles et… pénètrent aisément dans les poumons…
Un silence se fit dans la chambre.
À son tour, Christopher tapota fiévreusement le nom de l’île de l’Ascension sur son téléphone. Internet affichait très peu de résultats. Et pour cause, l’île était quasi inconnue. Un bout de caillou d’à peine quatre-vingt-dix kilomètres carrés et de neuf cents habitants situé en plein milieu de l’Atlantique, à des milliers de kilomètres des premières côtes africaines et sud-américaines, juste au-dessous de l’Équateur et à proximité de la célèbre Sainte-Hélène.
— Un des endroits les plus paumés au monde, commenta Christopher.
— D’après ce que je lis, ajouta Sarah, ses yeux déchiffrant les informations à toute allure, c’est là-bas que la Nasa a réalisé ses simulations d’alunissage dans le plus grand secret durant les années soixante, parce que l’environnement est très proche de la géographie lunaire. Mais c’est surtout une base militaire gérée conjointement par les armées américaine et anglaise, qui a été construite durant la Seconde Guerre mondiale.
Christopher sentit son angoisse se muer en fébrilité. Il n’en revenait pas d’avoir trouvé.
— On peut y accéder en dehors d’une affiliation militaire ?
— Oui.
— Comment ?
Sarah pianota sur l’écran de son portable et leva un sourcil de surprise.
— Il faut obligatoirement passer par Londres. Et ensuite…
Christopher ne remarqua même pas que Sarah ne terminait pas sa phrase et se connecta au site de réservation de l’Eurostar, espérant y trouver un train pour un départ dans la soirée. Il consulta sa montre. Il était 21 h 35.
— Et merde ! lança-t-il. Le dernier train est parti il y a vingt minutes ! Va falloir attendre demain matin.
Christopher se mit à remplir le formulaire de réservation pour un aller simple vers 8 heures le lendemain. Mais il était trop nerveux et ses doigts frappaient les mauvaises touches. Le voyant perdre patience, Sarah lui tendit la main.
— Laisse, je vais le faire. Repose-toi pour de vrai ou tu ne tiendras jamais.
— Mais on va se prendre vingt-quatre heures dans la vue alors que chaque minute compte !
— Demain matin, quand on sera dans le train, il nous restera vingt-huit heures. On sera reposés et on réfléchira bien mieux. Va t’allonger.
— Attends, ça, c’est juste pour aller à Londres, après, on fait comment pour rejoindre cette île ?
— Je vais m’occuper de tout ça, OK ?
— T’es sûre ?
— Certaine.
— Et toi, comment fais-tu pour tenir ? demanda-t-il en s’allongeant.
Elle allait lui répondre qu’elle aussi tenait sur les nerfs, mais c’était bien la dernière chose qui le rassurerait.
— C’est mon métier.
Christopher était si fourbu qu’il se contenta de ce mauvais argument pour apaiser sa conscience. Il régla sa montre sur un réveil à 6 heures du matin, s’allongea sur le lit en étirant son corps noué, cala sa tête sur un oreiller et ferma les yeux.
Sarah se renseigna sur les vols en direction de l’île de l’Ascension. Tous partaient d’une petite ville appelée Brize Norton à environ deux heures de route de Londres. Mais le vrai problème, c’est qu’un passeport ne serait pas suffisant. La détention d’un visa était obligatoire pour quiconque voulait se rendre sur l’île.
Elle n’avait pas le choix. Elle allait devoir mentir à un ami.
Elle quitta la chambre et appela Stefen Karlstrom depuis le couloir de l’hôtel. Il décrocha au bout de deux sonneries seulement.
— Sarah ! T’en es où ?
— Écoute, c’est compliqué. Vraiment compliqué…
Stefen poussa un long soupir et Sarah l’imagina se laisser tomber contre le dossier de son fauteuil.
— Je sais à ta voix que tu vas me demander de faire un truc que je ne vais pas avoir envie de faire. Alors pour commencer, tu vas me dire exactement tout ce que tu sais.
Sarah acquiesça. Elle s’attendait à cette réaction et avait préparé sa réponse. Elle raconta à Stefen une version un peu différente de son enquête afin qu’il ne s’alarme pas et qu’il ne lui ordonne pas de rentrer sur-le-champ pour confier l’affaire à une équipe plus étoffée. Elle mit de côté les nombreux morts et l’enlèvement de Simon. Elle présenta Christopher comme le fils de Nathaniel Evans, le seul capable de lui dire où se trouvait la base d’expérimentation de son père sur l’île de l’Ascension. D’où la nécessité qu’il l’accompagne.
Et pour attiser son désir de l’aider, Sarah laissa entendre l’immense bénéfice que la police norvégienne pourrait tirer de la résolution de cette affaire de dimension internationale.
— Et tu comptes aller sur cette île avec ce type ?
— Oui.
— Sarah, je ne peux pas cautionner une opération en solo. On n’est plus aux forces spéciales. Tu rentres à Oslo et on gère ça en équipe.
— Stefen, j’ai besoin d’aller au bout de cette enquête.
— Sarah, c’est n’importe quoi ! Je t’ai fichu la paix jusqu’ici, mais non seulement je sais que tu ne m’as pas dit la moitié de la vérité sur ce qu’il t’est arrivé depuis ton départ, mais en plus tu t’apprêtes à te lancer dans un truc encore plus dingue. Donc c’est un ordre, tu rentres, avec ton gars si tu veux, mais tu rentres et on va s’associer sérieusement avec les autorités françaises pour mener cette affaire dans les règles !
Sarah se pinça les lèvres. Elle devait dire la vérité.
— Erik m’a trompée et quittée la nuit où l’on m’a appelée pour me rendre à Gaustad. Si je m’arrête maintenant, je ne m’en remettrai pas, Stefen. Pas cette fois…
Stefen gardait la bouche à demi ouverte derrière le combiné, traversé par des sentiments contradictoires. Quelque part, il avait toujours espéré que le mariage de Sarah et Erik ne fonctionne pas, comme pour se convaincre que c’est avec lui qu’elle aurait dû faire sa vie. Mais en entendant la voix brisée de Sarah, il ne ressentit que la souffrance de celle pour qui il avait toujours été prêt à mettre sa propre vie en danger. Celle qui l’espace de quelques mois lui avait fait la grâce de l’aimer et qui plus encore lui avait sauvé la vie lors d’une mission en Afghanistan. Celle dont il savait la fragilité derrière la force et la volonté.
Sarah essuya rapidement une larme qui lui avait échappé.
— Stefen, fais-moi confiance.
— Je te fais confiance, Sarah, mais c’est aussi mon devoir de te protéger.
— Tu comprends pas ! Tu comprends pas que si tu me retires cette affaire, je m’effondre ! C’est la seule raison qui m’empêche de sombrer dans le gouffre, Stefen ! C’est ma seule prise !
— Tu es fatiguée, Sarah. Tu sais qu’une fois reposée, tu verras les choses autrement.
— Ne dis plus jamais ça ! Ne me répète plus leurs phrases !
— Quelles phrases ?
— Tu sais très bien. Je préfère crever que de retourner en hôpital psychiatrique ! Et si je reviens à Oslo même pour seulement quelques jours et que tu me colles une équipe, je sais que je m’écroule et… que je retourne là-bas. Sauf que cette fois, je ne le supporterai pas.
Sarah s’était accroupie dans le couloir de l’hôtel, la main écrasée sur le front, recroquevillée sur elle-même.
— Stefen, la dernière fois, c’est toi qui m’as tirée de là quand l’armée m’a forcée à être internée et tu sais mieux que n’importe qui dans quel état tu m’as retrouvée. Si j’y étais restée quelques jours de plus, je ne serais plus là pour te parler. Alors, je t’en supplie, si tu tiens à moi, ne fais pas en sorte que j’y retourne… Aide-moi à obtenir les deux visas dont j’ai besoin. Et si je dois mourir en mission, alors au moins je n’aurais pas attendu la mort dans une cellule capitonnée.
À Oslo, dans son bureau, Stefen se maudissait d’être aussi attaché à cette femme. Mais que pouvait-il y faire ?
— OK… Je vais t’arranger ça. Pour quand ?
— Demain matin.
— Évidemment…
— Stefen, merci.
— Prends soin de toi.
Quand Sarah raccrocha, elle était vidée de toute énergie. Elle s’accorda quelques minutes pour reprendre son calme, puis rentra dans la chambre. Heureusement, Christopher dormait déjà et ne l’avait pas entendue.
Elle fut soulagée de parvenir à réserver deux sièges sur le prochain vol en direction de l’île de l’Ascension. À cette époque pluvieuse de l’année, les touristes étaient heureusement encore rares et les quelques places autorisées aux civils dans les appareils de la Royal Air Force n’étaient pas prises d’assaut. Afin d’être certaine de ne pas perdre de temps le lendemain matin, Sarah descendit à la modeste réception de l’hôtel pour faire imprimer les billets. L’opération lui coûta dix euros qu’elle consentit à donner au réceptionniste malgré l’évidente escroquerie.
Cette première étape franchie, elle regagna la chambre et acheta deux places sur l’Eurostar Paris-Londres de 8 h 37. L’ensemble se chiffrait à pas moins de deux mille neuf cent cinquante-quatre euros. Mais elle paya grâce à la carte de crédit professionnelle que Stefen avait pris soin d’allouer aux inspecteurs d’Oslo pour leur éviter les avances de frais au cours de leurs enquêtes.
Puis, fatiguée, elle s’allongea en laissant échapper un profond soupir. Faisant dos à Christopher, étendu de l’autre côté du lit, elle s’étonna de partager une telle intimité avec un homme qu’elle ne côtoyait que depuis trois jours. Et pourtant, le moment ne lui sembla pas si incongru, comme si elle se sentait en sécurité.
Elle posa son arme sur la table de nuit, cala un coussin sous sa nuque et ferma les yeux, s’empressant de se laisser aller au sommeil avant que ses pensées agitées ne l’empêchent de dormir.