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Deux heures et demie plus tôt, dans le Minnesota

 

Le 4 × 4 Dodge noir aux vitres teintées tressauta lorsque les roues quittèrent la 90 qu’il suivait depuis Columbus pour s’engager sur la large avenue privée bordée de sapins et d’une pelouse fraîchement tondue.

— Nous venons d’entrer sur le campus de Liberty University, monsieur. Il est 19 h 46. Votre conférence commence dans un quart d’heure. Nous serons pile à l’heure. Préférez-vous que je vous laisse vous concentrer ou souhaitez-vous être informé de vos derniers messages ?

Le jeune homme qui venait de parler portait un costume noir se confondant avec le cuir des sièges de la voiture. Les cheveux courts, le visage en pointe à peine arrondi par des lunettes au cerclage doré, il dégageait en temps normal une certaine assurance proche de l’arrogance du jeune premier. Mais à cet instant, il paraissait seulement attendre la réponse de son patron avec fébrilité.

Assis à l’autre extrémité de la banquette, Mark Davisburry jouait avec sa chevalière, contemplant l’immensité verdoyante du campus.

Les cheveux blancs peignés en arrière, la cravate finement nouée sur un costume taillé sur mesure, il avait dans le regard la distance de ceux qui laissent à leur entourage la tâche de gérer la trivialité du quotidien pour ne penser qu’à l’usage stratégique qu’ils vont faire de leur pouvoir.

— Prenez rendez-vous avec le ministre de la Santé. Dites-lui que j’ai trouvé la solution pour lui faire économiser les vingt-cinq milliards qui lui manquent pour boucler son budget. À combien est notre action à l’instant ?

L’assistant tapota rapidement sur sa tablette tactile et afficha le cours boursier de Medic Health Group sur son écran.

— Nous venons de passer les 49,36 dollars, monsieur. Ce qui nous fait une moyenne de…

— … + 5 % sur la semaine. Rédigez un communiqué de presse assez vague, mais formel, sur la sortie imminente de notre future IRM à bas coût. Cela évitera de trop grosses prises de bénéfices. Qu’avons-nous d’autre à régler ?

Alors que l’assistant réfléchissait aussi vite qu’il le pouvait, son écran lui signala l’arrivée d’un nouvel e-mail. Il parcourut le contenu du message à toute vitesse et sentit une petite poussée de chaleur lui rougir le visage. S’efforçant de paraître calme, il passa un doigt entre son cou et le col de sa chemise et posa discrètement sa main sur les commandes de la climatisation de son accoudoir pour baisser la température d’un degré.

— Eh bien, vous devez répondre au conseil d’administration qui a demandé une session extraordinaire le 23 février prochain… Le même jour que… l’anniversaire de la disparition de votre mère.

— Nous verrons plus tard. Maintenant, quelle est la mauvaise nouvelle, Jonas ?

— Pardon, monsieur ?

— Vous avez baissé la température parce que le dernier mail que vous avez lu vous a donné chaud. N’est-ce pas ? Que disait-il qui risque de me déplaire ?

Jonas décolla son dos du dossier en cuir. Son patron avait fêté ses quatre-vingts ans il y a quelques mois, mais il faisait encore preuve d’une vivacité physique et intellectuelle qui obligeait Jonas à être en permanence sur le qui-vive.

— Eh bien, un nouveau sondage sur la place de la religion pour nos concitoyens vient de paraître dans le Daily Tribune, monsieur. Il est inquiétant, mais il donne raison à votre combat.

Jonas guetta une réaction de son patron, qui ne vint pas.

— Donc, poursuivit-il la bouche sèche, une série de plusieurs enquêtes menées de septembre à décembre sur plusieurs dizaines de milliers d’individus révèlent que la part des protestants aux États-Unis vient de passer sous la barre historique des 50 %, à 48 %. Ce pourcentage était de 50 en 2011, et de 53 en 2007. Nous assistons à une véritable désaffection. Et il en va de même pour les autres religions puisque, désormais, un de nos compatriotes sur cinq déclare (Jonas sembla troublé par ce qu’il allait dire) n’avoir aucune appartenance religieuse…

Davisburry posa les lèvres sur sa chevalière à l’effigie de saint Michel terrassant le dragon et regarda par la fenêtre. Bientôt, tous ces sondages feraient sourire. Lui le premier.

Gonflé de contentement à l’idée de ce qu’il préparait, il se laissa aller à la nostalgie.

Lorsque le SUV noir passa devant l’immense stade qui faisait la fierté sportive de l’université, Mark Davisburry se souvint que la première fois qu’il était venu ici, il avait aperçu les joueurs des deux équipes de football américain un genou à terre, tête baissée. Au départ, il avait cru qu’ils s’apprêtaient à se lancer les uns contre les autres. Mais le coup de sifflet n’était jamais venu et les deux équipes étaient restées ainsi immobiles, têtes penchées pendant au moins une minute. Ce n’est qu’en s’approchant un peu plus près qu’il avait compris que les joueurs priaient avant de débuter le match.

Avec ses douze mille étudiants, son site de huit hectares, Liberty University était la plus grande, mais aussi la plus performante université évangélique du monde. Une puissance affichée en toutes lettres sur le panneau d’entrée de son campus du Minnesota : « Liberty University : Training champions for Christ ».

Le véhicule de luxe ralentit et se gara devant le bâtiment principal de l’université, une majestueuse architecture romaine à colonnades, surmontée d’un fier fronton triangulaire.

Le directeur adjoint de Liberty attendait son hôte de marque en bas des marches, les bras croisés dans le dos, avec un sourire contrit. C’était un homme d’une soixantaine d’années, aux cheveux probablement teints en brun et dont le double menton se trouvait à l’étroit dans son col de chemise.

— Nous sommes arrivés, monsieur, précisa Jonas dans l’habitacle feutré du cross-over. Il vous reste deux minutes avant le début de votre intervention.

Mark Davisburry tapa sur la vitre qui le séparait de l’avant du véhicule, ajusta son nœud de cravate pourtant impeccable et sortit de la voiture lorsque son chauffeur lui ouvrit la porte.

— Soyez le bienvenu, monsieur Davisburry. Nous sommes très heureux et très honorés de votre présence parmi nous aujourd’hui, dit le directeur adjoint en tendant la main à son hôte.

— Je vous en prie, Mac, répondit Davisburry en distribuant une poignée de main rapide. D’autant que je crois qu’il nous reste peu de temps pour les politesses d’usage.

— Oui, bien sûr. Si vous voulez bien me suivre, le doyen va très certainement vous annoncer d’une seconde à l’autre.

Mark Davisburry fut conduit dans les coulisses de l’amphithéâtre principal.

Derrière le rideau qui le séparait de la scène, il observa le doyen conclure une prière pour remercier les généreux donateurs qui avaient permis à l’université d’atteindre cette année le budget record de cinquante-quatre millions de dollars. Les deux mille étudiants présents terminèrent leur prière par un amen collégial et applaudirent avec ferveur. Quand le silence fut de retour, le doyen se retourna et aperçut son invité en coulisses. Il lui adressa un signe de la main et un sourire auquel Davisburry répondit chaleureusement.

— Et aujourd’hui, mes chers étudiants, reprit le doyen, nous avons l’honneur de recevoir parmi nous non seulement notre plus fidèle et conséquent donateur, mais aussi un homme dont la vie et le parcours sont à eux seuls une contribution à la grandeur de notre sainte religion. Pour la première fois et à l’occasion de notre fête de fin d’année, il a accepté de venir nous faire part de son témoignage et de son expérience. Je vous demande d’accueillir comme il se doit Mark Davisburry.

Alors que la salle se levait en applaudissant à tout rompre, l’homme d’affaires traversa la scène sous les feux puissants des projecteurs. Le doyen, un grand homme très mince et voûté au visage long, lui serra la main et lui donna une accolade avec un sourire sincère.

Mark Davisburry lui rendit la politesse, puis se tourna vers l’assemblée alors que le doyen s’éclipsait en coulisses.

Les deux mains posées sur le pupitre, dominé dans son dos par une immense croix suspendue devant un épais rideau grenat, Davisburry contempla son auditoire. Les applaudissements s’atténuèrent et il ne parla qu’une fois la vaste salle plongée dans le silence le plus complet.

— Je ne crois pas en Dieu, lança-t-il avant de se taire.

On entendit des cris choqués suivis de murmures. Un brouhaha de malaise commença à bruisser dans l’assemblée. Sur le côté de la scène, le doyen pâlit.

— Je ne crois pas en Dieu. Voilà la phrase que l’on m’a forcé à répéter chaque jour lorsque j’étais enfant, reprit Mark Davisburry.

Il aperçut quelques sourires soulagés sur les visages des premiers rangs et perçut le bruissement enthousiaste des étudiants qui se chuchotaient à l’oreille.

— Je suis né à Saint Anthony, dans le Minnesota. C’est là-bas que mon père avait choisi d’établir le siège social de son entreprise de fabrication de matériel médical Medic Health Group que vous devez connaître. À l’époque, c’était une entreprise familiale d’une dizaine d’employés. Mais mon père était déjà très fier de sa création. Et j’ai bien dit sa création, qu’il pensait ne devoir qu’à lui et à lui seul. Ainsi, chaque matin, lorsqu’il me condamnait à avaler mon porridge, il me demandait en même temps si je croyais en Dieu. Et je n’avais qu’une réponse possible : « Non, père, je ne crois pas en Dieu. » Il me répondait : « C’est bien, dans ce cas, tu iras loin, comme moi. »

L’homme d’affaires marqua une pause, laissant l’assemblée contester les propos de son père en murmurant.

— Ma mère, qui était professeur de mathématiques, était croyante. Au début de leur mariage, mon père était amoureux et lui avait fait croire que lui aussi était croyant pour la séduire. Jusqu’à ce que le masque tombe et qu’il lui interdise d’aller à l’église, de porter un signe religieux ou même de posséder une bible à la maison. Pour lui, croire en Dieu était une perte de temps et un signe de bêtise. Un jour, il a surpris ma mère en train de cacher un petit crucifix dans une boîte à bijoux. Il l’a frappée en lui hurlant que, la prochaine fois, il la mettrait dans le même état que son idiot de Jésus sur la croix.

Ignorant cette fois l’indignation des étudiants, Mark couvrit la rumeur en élevant la voix.

— Mais comme vous le savez, la foi est plus forte que la peur. Alors, ma mère a fait mine de renoncer devant lui. Mais en cachette, elle me faisait chaque soir découvrir les merveilles de Dieu, Notre-Seigneur. Comme mon père avait jeté tous les ouvrages religieux, elle avait appris des passages entiers de la Bible par cœur et elle me les récitait. Avant de m’endormir, nous priions tous les deux pour que mon père soit délivré du Mal. Pour mes douze ans, elle m’offrit une bible miniature que je pus cacher sans que mon père la trouve jamais.

L’homme d’affaires tira de sa poche un ouvrage pas plus haut qu’un pouce et à peine plus épais qu’un livre de poche.

— Lorsque j’avais seize ans, ma mère est morte dans un accident de bus.

Malgré lui, Mark se sentit ému. Il réprima un trémolo dans sa voix et continua son récit.

— Pendant quatre ans, je n’ai vécu qu’avec mon père. À vingt ans, je suis parti de la maison, en lui faisant croire que j’avais trouvé du travail comme représentant commercial itinérant. Il sembla satisfait que je me fasse les dents sur un métier difficile. En réalité, je devenais pasteur dans un petit village du Texas. L’expérience dura cinq ans jusqu’à…

Mark soupira.

— Jusqu’à ce qu’un soir, après le service, je rentre chez moi en passant par le jardin public et que je croise une bande de voyous s’apprêtant à violer une de mes jeunes paroissiennes. Je vous mentirais si je vous disais que je n’ai pas eu peur. Je tremblais lorsque je leur ai ordonné d’arrêter. Je savais ce qu’ils allaient me faire et c’est ce qu’ils ont fait, à coups de barre de fer et de chaussures à coque. Mais la fille a pu s’échapper.

À ce stade du récit de sa vie, Mark savait qu’il allait en partie mentir à ses auditeurs. Mais il était encore trop tôt pour dire la vérité.

— Je suis resté plusieurs jours dans le coma et Dieu a voulu que je me réveille. À l’instant où j’ai ouvert les yeux, j’ai eu une certitude : plutôt que de demander de l’aide à Dieu, il fallait que je l’aide à accomplir son dessein sur terre. Nous étions alors en 1956, en pleine guerre froide, et la CIA se surpassait pour gagner la bataille contre les Russes. J’ai su que c’était là que je devais être pour aider Dieu à protéger le peuple américain.

Mark allait reprendre quand il sentit une vibration sur sa poitrine. Il était pourtant persuadé d’avoir éteint son téléphone.

— J’ai travaillé à l’agence pendant vingt-trois ans, et puis mon père est décédé et m’a légué son entreprise, devenue la vingt-deuxième fortune américaine. Dieu me montrait le chemin. J’avais entre les mains la richesse pour répandre l’Évangile au plus grand nombre. J’ai quitté la CIA, repris le flambeau paternel et consacré une large partie de mes bénéfices…

Pour la première fois de sa vie, Mark s’arrêta en plein milieu d’un discours. Le téléphone s’était remis à vibrer. Et soudain, il comprit. La vibration venait de sa poche gauche. Là où il rangeait son second téléphone. Celui dont une seule personne détenait le numéro.

Il vit les regards étonnés des étudiants qui ne comprenaient pas pourquoi il s’était arrêté de parler en plein milieu d’une phrase.

Il leva la main en signe d’excuse et quitta la scène sans un mot. Il sortit le téléphone de sa poche, ignora les regards ahuris de son assistant et du doyen, leva un doigt pour qu’on le laisse tranquille et décrocha.

— Nathaniel, qu’est-ce qu’il se passe ?