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Plus tard, Sarah ne se souviendrait jamais clairement comment elle était parvenue à sortir vivante du souterrain et à rejoindre la cage d’ascenseur qui l’avait ramenée à la surface. Elle se rappelait simplement avoir couru, être tombée et avoir senti le sol trembler sous ses pieds à plusieurs reprises.
Quand, au bout de sa course pour la survie, les portes de la cage d’ascenseur s’ouvrirent en grinçant, Sarah fut immédiatement prise en charge par un pompier qui l’entraîna vers une ambulance en lui demandant comment elle se sentait.
Le parking, désert à peine une demi-heure plus tôt, était saturé de camions de pompiers dont les gyrophares rouges se reflétaient sur les casques luisants de l’armée de sauveteurs.
— Asseyez-vous. Je vais vous ausculter, dit le pompier quand ils furent à côté de l’ambulance.
L’inspectrice s’assit et se laissa faire, hébétée.
Le pompier retira les écouteurs de stéthoscope, vérifia la dilatation des pupilles avec une lampe dirigée sur l’iris et prit la tension de sa patiente.
— Votre rythme cardiaque est très élevé, mais la tension est bonne. Vous êtes solide, conclut-il en retirant le brassard du tensiomètre. Restez ici. Un policier va venir vous voir. Ça va aller ?
Sarah hocha machinalement la tête et resta sans bouger, indifférente à l’activité autour d’elle, ses yeux ignorant les silhouettes qui circulaient, les voix qui criaient des ordres.
— Madame, que s’est-il passé ? lui demanda une voix pressante et presque enjouée.
Sarah se retourna pour voir la caméra braquée sur elle et le micro tendu sous son visage. La journaliste qui voulait recueillir son témoignage l’encourageait d’un regard faussement compatissant.
Sarah fit signe qu’on la laisse tranquille et tourna le dos à l’équipe de télévision. La reporter et son cameraman tentèrent leur chance avec un autre survivant.
Plusieurs minutes s’écoulèrent. Et puis Sarah crut entendre un pompier crier que l’ascenseur remontait. Elle se redressa. Quatre pompiers sortirent en hâte avec deux civières sur lesquelles gisaient les corps brûlés et ensanglantés de deux personnes.
Lorsque les sauveteurs passèrent à côté d’elle en courant, elle reconnut deux touristes qui étaient avec eux lors de leur descente. Un des pompiers informa son collègue qu’il n’y avait plus personne de vivant en bas.
Un policier s’approcha d’elle.
— C’est bon, je n’ai rien, dit Sarah.
— Nous avons besoin de votre déposition, madame.
Sur le parking, l’agitation avait laissé place à une activité intense, mais désormais concentrée sur le soin à apporter aux blessés. Sans espoir, Sarah regarda en direction de l’ascenseur. Les portes étaient fermées.
Elle tourna de nouveau son regard vers le policier et répondit à ses questions en jouant la touriste venue faire une visite de la mine. Elle ne savait pas ce qu’il s’était passé et voulait seulement rentrer chez elle. L’homme prenait des notes et finit par lui demander ses papiers.
Sarah lui tendit son passeport. Le policier l’examina puis le lui rendit. Il lui notifia une convocation pour venir faire une déposition plus complète le lendemain au commissariat de la ville. Puis l’agent s’en alla en direction d’autres blessés.
Dévastée, Sarah toucha la clé USB au fond de sa poche. La vie de Simon ne dépendait plus que d’elle. Et même si elle n’était plus que l’ombre d’elle-même. Même si bouger, penser, respirer lui était invivable, elle avait promis.
Elle consulta sa montre. L’avion qui aurait dû les ramener elle et Christopher à Paris décollait dans moins de deux heures. Mue par sa volonté hors du commun, elle se leva et rejoignit leur voiture de location comme un automate.
Elle passa devant l’équipe de télévision qui annonçait une terrible explosion au centre de recherche de Soudan, dont le responsable serait selon les premiers témoignages le célèbre Mark Davisburry, que la police était actuellement en train d’interpeller à sa sortie des décombres.
Elle entra dans la voiture, enfonça les clés dans le démarreur et fondit en larmes, brisée.
Se ressaisissant, elle s’apprêtait à démarrer quand elle devina une agitation parmi les sauveteurs. Des pompiers se dirigeaient vers l’ascenseur. Sarah s’arrêta et, dans la poussière soulevée par les allées et venues des secours, elle aperçut la porte de l’ascenseur s’ouvrir et deux silhouettes s’effondrer dans les bras des secouristes.
Sarah quitta son véhicule et marcha d’un pas de plus en plus rapide.
L’une des deux victimes, allongée sur un brancard, passa à côté d’elle. Elle portait une blouse blanche déchirée, maculée de sang et de poussière. Sarah ne la reconnut pas.
Son cœur s’accéléra. Elle se mit à courir, mais impossible de voir le visage du second blessé, les pompiers s’affairant autour de lui.
— Madame, s’il vous plaît ! l’interpella le policier. Où allez-vous ?
Sarah ignora l’injonction, parcourut les derniers mètres qui la séparaient de l’équipe de secours, les mains jointes en prière, et s’agenouilla. Le blessé dut percevoir sa présence et tourna lentement la tête vers elle. Sarah étouffa une exclamation de joie.
Les joues noyées de larmes, elle colla son front à celui de Christopher et sentit qu’il posait à son tour sa main tremblante sur sa nuque.
Le pompier qui avait failli intervenir pour demander à Sarah de s’en aller comprit que ses soins ne feraient jamais autant de bien à son patient que la présence de cette femme. Il s’arrangea pour poursuivre son travail malgré elle. Christopher avait les vêtements en lambeaux, des éraflures plein le visage, mais sa jambe n’était pas cassée.
— Combien de temps ? murmura Christopher.
— Une heure trente-cinq…
L’un comme l’autre savaient qu’ils n’atteindraient jamais l’aéroport dans les délais.
Et c’est probablement pourquoi ils eurent la même idée en regardant l’ambulance.
*
Comme prévu, les secours conduisirent Christopher et Sarah à Minneapolis en moins d’une heure. Les infirmiers à bord fixèrent une attelle sur la jambe de Christopher.
Ce dernier en profita pour envoyer à Lazar la vidéo de tout ce que Sarah avait filmé pendant l’activation du capteur de neutrinos. On n’y distinguait pas clairement les visages des protagonistes, mais le son était bon.
Une dizaine de minutes plus tard, alors que Christopher était traversé de sueurs froides à l’idée d’avoir échoué, le téléphone sonna.
— Et le commanditaire ? demanda Lazar d’une voix qui n’était plus qu’un rauque raclement de gorge.
— L’homme qui a commandité les expériences sur vous et d’autres patients depuis 1960 s’appelle Mark Davisburry. Et à défaut d’être mort, il passera le reste de ses jours en prison.
— Les preuves, Clarence !
— Branchez-vous sur n’importe quelle chaîne d’informations américaine…
Lazar garda Christopher en ligne tandis qu’il connectait son ordinateur portable à CNN. Dans le haut-parleur, Christopher distingua le débit si caractéristique des voix de reporters américains.
Lazar fut saisi d’une émotion dont lui-même fut surpris lorsqu’il reconnut sur son écran le visage de l’un de ses tortionnaires. Une photo officielle de Davisburry était présentée en encart dans le coin de l’écran tandis que des images filmées à la volée montraient la police encadrant un brancard. Le présentateur expliquait que le millionnaire Mark Davisburry, ancien agent de la CIA reconverti dans l’industrie médicale, était le suspect principal dans l’explosion criminelle qui venait de détruire le centre d’expérimentation de la mine de Soudan.
— 130, chemin Saint-Pierre-de-Féric, à Nice.
Et Lazar raccrocha.
Christopher demeura bouche bée jusqu’à ce que Sarah lui demande ce que Lazar avait dit.
— 130, chemin Saint-Pierre-de-Féric, à Nice. On a réussi, Sarah.
Elle le serra dans ses bras en posant la tête dans le creux de son épaule tandis que Christopher répétait l’adresse à voix haute pour être certain de ne pas l’oublier.
Quand ils parvinrent à Minneapolis, Christopher signa une décharge et demanda aux infirmiers qu’on le laisse partir. Ils embarquèrent dans un taxi et, trente minutes plus tard, ils passaient les portes de l’embarquement pour le vol AF 93021 Minneapolis-Paris de 13 h 45.
Ce n’est qu’après avoir décollé que Sarah prit le temps de demander à Christopher par quel miracle il avait réussi à sortir vivant de la mine.
Il lui raconta alors comment un des membres de l’équipe de Davisburry avait survécu aux éboulements grâce à son casque de sécurité et l’avait sauvé. En cherchant un moyen de s’enfuir, le scientifique était passé par le bureau de Davisburry et avait vu Christopher blessé et prisonnier. Il avait fait levier avec une hache de secours qu’il avait avec lui et était parvenu à le libérer puis à le soutenir jusqu’à la sortie.
Sarah détourna le regard pour observer les rebonds nuageux du ciel, meurtrie de ne pas avoir été celle qui l’avait sauvé.
— Tu n’avais aucun moyen de m’aider, la consola Christopher. Aucun. Surtout, ne t’en veux pas. Je te dois tout.
Il posa sa main sur la sienne. Leurs doigts se nouèrent et se serrèrent. Malgré l’angoisse sourde qui continuait à résonner en lui en attendant de pouvoir tenir Simon dans ses bras, Christopher entrevit un bonheur immense aux côtés de cette femme qui l’avait accompagné jusqu’en enfer.
Après quelques instants, Sarah se tourna vers Christopher et inspecta son visage. Elle semblait recenser le nombre de coupures et de bleus sur sa peau et embrassa chacune de ses blessures de la pulpe de ses lèvres. Puis elle serra de nouveau la main de Christopher.
Ils restèrent ainsi, se nourrissant mutuellement de la douceur et de la chaleur de l’autre sans que ce contact parvienne pour autant à vaincre les affres de l’inquiétude. Lazar tiendrait-il parole ? Avait-il dit la vérité en affirmant que Simon était encore vivant ?