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Six mois plus tard.

 

Assis à son bureau, devant l’écran de son ordinateur, Christopher terminait d’envoyer un mail. Dans la salle de bains, il entendait l’eau du robinet couler alors que Simon se brossait les dents avant d’aller se coucher. Pendant ces six derniers mois, le petit garçon avait dormi dans le lit de Christopher, collé à lui et se réveillant plusieurs fois par nuit en pleurant ou en criant.

Chaque fois, Christopher devait allumer la lumière, lui dire qu’il était à la maison, lui montrer un objet familier, lui expliquer qu’il avait juste fait un cauchemar et qu’il n’y avait aucun méchant. Et ce soir, pour la première fois, il avait demandé à redormir seul dans sa chambre.

— Alors, c’en est où ce brossage ? s’exclama Christopher depuis son bureau.

— Chai bienyo fishni… répondit Simon, du dentifrice plein la bouche.

— Couche-toi, demain, on a une grosse journée.

— Je veux une histoire ! Celle du furet qui se trompe de maison, lança Simon en faisant irruption dans le bureau.

— Encore ? Mais je te l’ai racontée hier. Et puis t’es peut-être un peu grand pour cette histoire maintenant, non ?

— Oui, mais elle est trop rigolote avec le furet qui va chez la vache et après chez le cochon… J’ai envie.

Christopher soupira. Simon le regarda d’un air embarrassé.

— Pourquoi t’as l’air triste ? C’est encore à cause de Sarah qui t’a aidé à venir me chercher ? Elle t’a pas répondu ?

— Mais non ! Je suis seulement un peu fatigué de dormir à côté d’un autocollant en forme de petit garçon. Allez, au lit !

Simon rigola.

— T’aurais préféré que ce soit un autocollant en forme de femme rousse, c’est ça ?

— Eh bah, t’as sacrément grandi en quelques mois. Va dans ta chambre. J’arrive.

Le petit garçon quitta le bureau. Christopher consulta une dernière fois ses mails, comme il le faisait maladivement depuis six mois, en espérant un message de Sarah. Mais, à part quelques documents administratifs qu’elle avait fait envoyer par d’autres, il n’avait reçu aucune nouvelle.

À regret, il éteignit son ordinateur et considéra un instant la somme de papiers qui s’accumulait sur son bureau.

En quelques mois, il avait dû gérer les nombreuses auditions policières, l’enterrement de sa mère et de son père, la succession, le traumatisme de Simon et le sien tout en reprenant son travail et en essayant d’offrir à son neveu la vie la plus équilibrée et la plus sécurisante possible.

— Hé, je suis prêt ! s’impatienta Simon.

Christopher sursauta. Il venait d’avoir un de ces moments d’absence dont il était victime depuis son retour. Qu’il le veuille ou non, il avait été très affecté par les événements. Et même si la violence et les peurs finissaient par s’estomper, restaient les révélations vertigineuses dont il avait été témoin et dont il ne pouvait encore parler à personne.

Parfois, il s’arrêtait dans la rue et regardait les gens marcher, discuter et vaquer à leurs occupations quotidiennes sans s’imaginer une seule seconde que l’histoire de l’univers était inscrite en eux. Sans savoir que oui, les âmes existent autour de nous, nous survolent, nous traversent chaque seconde. Et que oui, leur âme leur survivrait à leur mort physique pour rejoindre l’immensité invisible de la matière noire.

— Christopher ! appela Simon.

Christopher se leva et entra dans la chambre de Simon, éclairée par la lampe de chevet champignon qui diffusait une lueur tamisée et apaisante.

Il s’assit à côté du petit garçon dans le lit et lui raconta son histoire préférée en mimant tous les personnages. Voir Simon les yeux grands ouverts imaginer chaque scène et rire des situations le rendit heureux.

Quand il eut terminé, il éteignit la lumière et aida Simon à remonter sa couverture avant de lui caresser le front. Le petit garçon tourna la tête vers la fenêtre dont il ne voulait pas que l’on ferme les volets. Dans la pénombre de la chambre, on voyait bien les étoiles brillant dans le ciel.

— Tu crois que maman, papa, grand-père et grand-mère sont dans les étoiles et nous regardent ?

Christopher leva à son tour les yeux vers la voûte étoilée et sourit.

— Je crois que oui, mon chéri.

— Mais avant tu disais que tu savais pas. Pourquoi tu dis plus la même chose ?

Christopher fut étonné de constater que le petit garçon se souvenait de cette réponse alors qu’ils n’avaient eu cette conversation qu’une seule fois avant le drame.

— C’est vrai, je ne disais pas tout à fait la même chose. C’est parce qu’avant je ne savais pas.

— Et pourquoi tu sais maintenant ?

— Parce qu’avant je n’avais pas bien cherché…

— Comme quand tu trouves pas les clés de la voiture ?

Christopher sourit.

— Oui, c’est à peu près ça. Tu peux dormir tranquille, tous ceux que tu aimes veillent sur toi.

Le petit garçon se pelotonna sous sa couette.

Christopher l’embrassa sur le front et Simon tira sur le pull que Christopher portait.

— Tu veux que je reste encore un peu à côté de toi, c’est ça ?

Simon fit non de la tête.

Alors Christopher comprit. Il retira son pull et le donna à Simon qui le serra contre lui comme un doudou, avant de fermer les yeux, le visage apaisé.

Ému, Christopher contempla Simon jusqu’à ce qu’il s’endorme. Puis il s’éclipsa de la chambre sur la pointe des pieds. Il s’assit dans son canapé, partagé entre la joie immense d’avoir pleinement un fils et le sentiment d’être pourtant si seul.

Il prit une douche, choisit un livre d’anticipation scientifique et s’installa dans son lit. Après une vingtaine de pages, il plongea dans le sommeil.

 

Une bonne heure s’était écoulée lorsque la clochette de son téléphone le réveilla, lui annonçant l’arrivée d’un message. Il songea que son portable était dans le salon et qu’il avait la flemme de se lever. Il se retourna et entreprit de se rendormir. Mais une intuition diffuse le maintint éveillé. Il rassembla son courage et gagna le salon. L’écran du téléphone projetait son éclat bleuté dans la pièce. C’était un SMS d’un numéro inconnu. Encore de la publicité, se lamenta-t-il. Il ouvrit malgré tout le message. Son cœur se gonfla aussitôt et il crut littéralement qu’il rêvait.

C’était une photo de Sarah, emmitouflée sous un bonnet de laine et une grosse écharpe d’où s’échappaient quelques mèches rousses. Elle avait le nez un peu rougi par le froid et ses yeux bleus pétillaient de plaisir. Elle avait posé de sorte que la partie droite de son visage soit bien exposée et que l’on puisse voir que ses cils et ses sourcils avaient complètement repoussé.

En guise de légende, elle avait écrit : « S’il n’est pas trop tard, cette fois, c’est moi qui t’attends. P.S : tu m’en voudras pas si je ne suis pas épilée. »

Christopher alluma toutes les lumières du salon pour être certain d’être bien éveillé. Et c’est seulement à ce moment-là qu’il s’autorisa à libérer, du plus profond de lui, un sentiment encore plus vertigineux que tout ce qu’il avait vécu au cours de sa vie.