– ÉPILOGUE –
Les robes du prêtre bruissaient dans le long couloir menant aux cellules des condamnés à perpétuité. Son écharpe violette autour du cou, sa bible serrée dans la main droite, l’homme d’Église aux tempes grisonnantes avait la pénible charge d’écouter les dernières paroles d’êtres monstrueux et demandant parfois l’absolution.
Le gardien qui le précédait s’approcha d’une porte et regarda par le judas. Il referma le clapet d’un geste sec et s’empara de son trousseau de clés. Il déverrouilla la porte dans un vacarme de cliquetis.
— Davisburry, le prêtre est là, dit-il.
Le gardien fit comprendre au visiteur qu’il pouvait entrer.
— Frappez quand vous aurez terminé. Je viendrai vous ouvrir.
Le claquement métallique de la porte qui se refermait résonna avec l’écho d’une caverne. Le prêtre fit quelques pas dans la cellule médicalisée.
Mark Davisburry était allongé sur un lit, respirant difficilement, des pansements recouvrant la moitié de son visage et une grande partie de son corps. Les brûlures qu’il avait subies dans la mine le tuaient lentement.
Les yeux vitreux, amaigri, regardant droit devant lui, il sembla ignorer la venue de son visiteur.
Le prêtre tira un tabouret pour s’asseoir près du prisonnier et attendit.
— Alors, ils vous ont dit que j’allais y passer sous peu, murmura Davisburry d’un ton rauque.
Le prêtre s’éclaircit la voix, gêné.
— Je suis le père Alexander Finn. Votre médecin m’a dit que votre corps fatiguait plus vite ces derniers jours. Bientôt, Dieu sera face à vous et vous devrez affronter son jugement. Il est encore temps de demander pardon.
Davisburry sourit.
— Pourquoi souriez-vous ?
— Je souris parce que Dieu va me remercier.
Le prêtre humecta ses fines lèvres.
— Vous avez tué plus de soixante personnes en déclenchant ces explosions dans la mine. Des hommes et des femmes qui n’avaient commis pour seule faute que de bien faire leur travail de scientifique ou de n’être que de simples visiteurs.
— Un maigre dommage collatéral pour ce que j’ai sauvé.
— Que pensez-vous avoir sauvé ?
Davisburry souffla.
— Vous, Dieu, l’Église, la religion, le monde !
Le prêtre tripota sa bible.
— En tuant des innocents ?
L’ex-homme d’affaires secoua la tête.
— Je vais vous faire une confidence, dit-il. Toute ma vie, j’ai œuvré pour le triomphe de la religion, j’ai consacré ma fortune à vouloir prouver à tous les incroyants à quel point ils se trompaient. J’ai voulu leur démontrer que la religion disait vrai, que l’âme humaine était bel et bien immortelle si l’on croyait en Notre-Seigneur ! J’ai voulu consacrer la religion comme l’ultime vérité, le seul pouvoir qui vaille, alors que je ne faisais que creuser sa tombe, préparer sa défaite cinglante et envoyer le monde vers le chaos et la déchéance.
— Je ne suis pas sûr de bien comprendre.
— Qu’importe. Lui me comprend. Lui sait à quel point je me suis trompé. Mais la vérité n’apparaît parfois qu’au bord du précipice, alors qu’elle était sous mes yeux tout au long du chemin !
Le prêtre se dandina sur son tabouret et lissa son écharpe.
— Permettez-moi d’insister. De quelle vérité parlez-vous ?
Davisburry se laissa le temps de réfléchir avant de parler.
— J’ai cru que la religion avait besoin de preuves pour exister. J’ai cru bon de prouver à l’homme que son âme survivrait s’il avait la foi et qu’alors il adhérerait à la cause religieuse aveuglément et lui rendrait grâce chaque jour. Mais quelle erreur. Ce que j’ai trouvé prouve tout l’inverse : l’âme survit à la mort du corps, qu’elle ait eu la foi ou non ! Voilà la vérité ! L’immortalité de l’âme n’a aucun lien avec nos croyances sur terre. Aucun !
— Calmez-vous, mon fils… et dites-moi plutôt ce qui vous fait dire une chose pareille ?
— Parmi les six âmes que j’ai pu capturer et dont j’ai décodé une partie de la mémoire, pas une n’avait mené une vie de croyant ! Pas une n’avait cru en Dieu. Tout dans leurs traces mnémoniques disait le contraire : ils et elles n’étaient que des athées, sans aucune considération ni respect pour la chose religieuse !
Haletant, Davisburry reprit son souffle avec difficulté.
— L’immortalité de l’âme est une garantie de l’humain, qu’il soit croyant ou incroyant ! C’est là la cruelle vérité que j’aurais dû révéler au monde. Vous imaginez le désastre ? À quoi bon croire si on a la certitude de la vie éternelle ? L’homme n’a plus besoin de Dieu pour espérer l’obtenir ! Il n’a plus à s’imposer aucune discipline, aucun respect pour quoi que ce soit puisqu’il est assuré de voir son âme survivre ! Quoi qu’il fasse, quoi qu’il dise ou qu’il pense, son immortalité est garantie. Rendez-vous compte du chaos, de la débauche, de l’anarchie que j’aurais créés si j’avais prouvé cela ?
Le prêtre Finn s’accorda un instant de réflexion pour mesurer les propos de Davisburry. Il ne pouvait dire qu’il croyait ce qu’il entendait, mais les hypothèses formulées par son condamné le troublaient.
— Alors, vous prétendez que vous avez tué tous ces gens pour protéger… Dieu ?
— Non, lui n’a pas besoin d’être protégé. L’homme, oui. C’est pour l’humanité que j’ai fait ça. C’est pour l’humanité que j’ai enterré ce secret. Car sans la religion, sans la croyance en Dieu, l’homme aurait sombré dans une telle déchéance, une telle anarchie qu’il aurait disparu depuis longtemps de la surface de la Terre. Il doit continuer à croire qu’il sera comptable dans sa vie d’après de ce qu’il a fait dans sa vie terrestre. Et il n’existe qu’une seule chose qui fait que les hommes croient en Dieu, mon père.
— L’espoir ? L’amour ? suggéra le prêtre, ne voyant pas où Davisburry voulait en venir.
— Non, mon père, mais je ne ricane pas de votre naïveté ou de votre hypocrisie, que sais-je. J’ai tenu le même raisonnement pendant tant d’années alors que j’aurais dû m’avouer la vérité : la première et seule raison de la croyance n’est ni l’amour ni la joie ou je ne sais quelle autre réjouissance. C’est la peur. (Davisburry ferma les yeux quelques secondes, puis reprit :) Sans la peur, aucune raison de croire. Sans la crainte du rien après la mort, aucune raison d’avoir la foi. Dieu devient inutile.
Le prêtre sentit une goutte de sueur perler le long de sa tempe.
Par réflexe, il serra sa bible contre lui, récita une prière, mais fut pris d’un malaise soudain.
— Vous ne pouvez pas croire à ce que vous dites. Pas vous qui avez si bien servi Dieu tout au long de votre vie.
Davisburry sourit et aurait même ri s’il en avait encore eu la force.
— Alors, je vais vous le prouver. Je refuse l’absolution. Je refuse votre pardon.
— Mais… vous connaissez les conséquences ?
À ces mots, Davisburry sentit son cœur ralentir.
— Je n’en ai pas besoin, balbutia-t-il. Je suis assuré de la survie de mon âme. Qu’elle soit bonne ou mauvaise…
Le père Finn se sentit déstabilisé pour la première fois de sa vie d’homme d’Église. Davisburry laissa se dessiner un sourire vague au coin de ses lèvres.
— Mais, mon père, si vous aimez les hommes, ne le dites à personne, ou vous serez comptable de la fin des Temps.
Les paupières de Davisburry se fermèrent et sa poitrine cessa de se soulever.
Le prêtre Finn demeura longtemps sans bouger, comme pétrifié par ce qu’il venait d’entendre. Il tenta de se ressaisir en faisant machinalement le signe de croix au-dessus de la tête de Davisburry. Mais il fut incapable d’aller jusqu’au bout.
Mal à l’aise, il frappa à la porte pour signifier au gardien qu’il souhaitait sortir. Le vigile le regarda passer, sans un mot, le visage blafard.
Puis l’homme de Dieu s’éloigna lentement dans le couloir, avec dans la bouche, le goût amer de la vérité.