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La porte se referma sur l’habitacle sec et feutré de la voiture. Christopher essuya l’eau qui ruisselait dans ses yeux en laissant échapper un soupir. Puis il tendit l’enveloppe de documents à Sarah.

— Tout y est, preuve de la production de LS 34 par Gentix, menace de mort sur mon frère et… implication de la CIA dans un projet d’expérimentation mentale des années soixante qui devait semble-t-il profiter à l’armée.

Sarah observa Christopher, ses cheveux trempés d’où glissaient les gouttes de pluie sur son front et entre les poils de sa barbe naissante. Son regard avait définitivement perdu son éclat d’ironie et de distance amusée. Il semblait accablé, dépassé et particulièrement soucieux.

Comme pour chacune de ses affaires, Sarah ressentit la douleur et la peine de son témoin. Sauf que cette fois, elle eut envie de l’aider. Plus que les autres. Elle s’avouait de plus en plus l’admiration qu’elle avait pour cet homme.

Pour le bouleversement qu’il avait dû opérer dans sa vie en choisissant d’élever Simon. Tout en lui respirait l’ancien célibataire, libre de ses mouvements, habitué à plaire et à multiplier les conquêtes sans engagement et sans se soucier de l’avenir. Et pourtant, il avait refusé de placer Simon en famille d’accueil ou même chez ses parents. Non, il l’avait pris sous son aile, comme s’il s’agissait de son propre fils. Et si l’on ajoutait ce qu’elle avait vu de lui lors de la conférence, elle était à peu près certaine qu’il était un père de substitution soucieux d’éveiller l’esprit de son enfant adoptif.

Face à Christopher, Sarah venait de comprendre que c’était à cet engagement qu’elle évaluait finalement le véritable courage d’un homme. Non pas à sa capacité à prendre des risques ou à affronter des dangers extrêmes. Mais à la force inouïe dont il devait faire preuve pour trouver un jour la force de devenir le veilleur d’une famille.

— Vous imaginiez que cette affaire remontait si loin ? demanda Christopher alors que Sarah terminait d’examiner le dernier document contenu dans l’enveloppe.

— Vous voulez parler de la CIA ? le relança-t-elle en tapotant un texto.

— La CIA, l’armée américaine, vous vous rendez compte de quoi on parle ? Si vous n’étiez pas flic et là, à côté de moi, j’aurais l’impression que… cela n’arrive pas vraiment.

La pluie continuait de frapper sur le toit et les vitres de la voiture avec l’acharnement du déluge.

Sarah consulta les photos de la façade de l’hôpital de Gaustad.

— Votre frère n’a pas dû être autorisé à entrer dans la cellule du patient 488.

— Pourquoi vous dites ça ?

— Sinon, il aurait forcément pris en photo les graffitis sur les murs.

— Quels graffitis ?

Sarah afficha les clichés sur l’écran de son téléphone et tendit l’appareil à Christopher.

— C’est censé représenter quelque chose ?

— Il s’agit toujours des trois mêmes formes reproduites à l’infini. Regardez bien et vous verrez le contour d’un poisson, d’une flamme et d’un arbre.

Christopher agrandit les photos d’un écart de l’index et du pouce et finit par voir ce que Sarah venait de lui expliquer.

— Oui, je les vois… Mais ça peut vouloir dire quoi ?

— Cela fait partie des mystères de cette enquête…

Christopher essuya les gouttes de pluie qui tombaient dans ses yeux.

— Et puis ce projet MK-Ultra, ça ne vous dit rien ? ajouta-t-il en rendant son téléphone à Sarah.

— Écoutez, Christopher, je vais faire mes propres recherches. À partir de maintenant, vous devriez vous occuper de Simon. Merci de m’avoir aidée. Je vous tiendrai au courant de la suite.

— MK-Ultra… Je suis sûr d’avoir déjà vu ça quelque part, poursuivit Christopher. Il faut que je creuse cette piste.

— OK, mais en attendant, partez loin d’ici avec Simon, dans un endroit inattendu, jusqu’à ce que je vous dise de revenir. D’accord ?

— OK, OK… Je vais voir comment je m’organise. Mais vous allez faire quoi avec tout ça ? C’est quoi la suite de votre enquête ?

Sarah savait exactement ce qu’elle allait faire dans la minute qui suivrait le départ de Christopher. Mais elle tut sa pensée, pour le protéger.

— Moins vous en saurez, moins vous vous exposerez au danger. Vous avez déjà fait beaucoup. Bon courage… Prenez soin de vous et de Simon.

Sarah s’apprêtait à ouvrir la portière quand Christopher la rattrapa par le bras.

— Il pleut fort, il est plus de minuit, nous sommes en banlieue, vous ne trouverez pas de taxi. Je vous accompagne jusque chez Parquérin… et promis je m’en vais. J’ai autant envie que vous que l’affaire avance vite.

Sarah faillit sourire d’étonnement. Comment avait-il deviné ?

— Je sais que c’est là que vous allez vous rendre maintenant que vous avez la preuve qu’il a bien produit du LS 34 après les années soixante-dix. N’est-ce pas ? Vous avez un levier pour le faire parler…

Sarah coiffa ses cheveux mouillés vers l’arrière, dégageant complètement son front et sa figure. Malgré la pénombre, Christopher distingua la partie brûlée du visage de l’inspectrice. Sa paupière abîmée et l’absence de cils et de sourcils.

— Vous prenez un trop grand risque en m’accompagnant.

— Qu’est-ce qui vous est arrivé ?

— L’incendie que le directeur de Gaustad a déclenché était fait pour tuer.

Christopher fronça les sourcils.

— Et vous croyez que je peux retrouver une vie normale après tout ce que j’ai découvert en deux jours ? Vous croyez que je vais reprendre mon métier et attendre les hypothétiques conclusions de votre enquête ?

— C’est ce que les gens font en général.

— Et vous, vous feriez quoi ?

Sarah sonda Christopher quelques instants de ses yeux bleu clair. Elle savait qu’elle n’agissait pas comme elle l’aurait dû. Mais c’était plus fort qu’elle. Elle lui fit signe de changer de siège pour se placer derrière le volant. Alors qu’elle descendait pour changer de place, elle reçut une réponse à son texto, mémorisa le message et s’assit à la place du chauffeur.

Puis elle régla le siège et les rétroviseurs à sa convenance et programma le GPS.

— Comment savez-vous où habite Parquérin ?

— Il est sur liste rouge, mais mes collègues de la police d’Oslo ont heureusement accès à ce type de données confidentielles, répondit-elle en désignant son portable du menton. À partir de maintenant, vous avez trente-trois minutes pour me dire tout ce que vous savez sur le projet MK-Ultra, dit Sarah en découvrant le temps de trajet indiqué par le GPS.

Elle refit tomber sa mèche de cheveux devant ses yeux et s’apprêta à démarrer.

— Laissez votre visage dégagé, ça vous va mieux, dit Christopher en se baissant pour regarder le ciel gorgé de pluie par la fenêtre.

Sarah ouvrit la bouche pour répliquer, mais se ravisa. Elle considéra Christopher un instant avec toute l’intensité de son regard.

Puis elle secoua la tête, noua ses cheveux en arrière et démarra en direction de la riche ville de Marnes-la-Coquette.

*

— Je vous écoute. Qu’est-ce que vous savez du projet MK-Ultra ? dit Sarah avant de s’engager sur le périphérique sud.

Les yeux rivés sur son smartphone, Christopher leva la main pour lui demander de patienter. L’alternance d’obscurité et de lumière au gré des lampadaires rendait difficile la lecture des sites qu’il consultait.

— À la prochaine sortie, tournez à droite, dit le GPS. Il vous reste seize kilomètres.

Il fallut encore quelques minutes à Christopher pour terminer la lecture des notes qu’il avait prises il y a quelques années sur le projet MK-Ultra. Puis il éteignit son smartphone.

— C’est un truc de dingue…

— Quoi ?

— Tout ce que je viens de lire est cohérent avec les documents que l’on a trouvés, mais aussi avec tous les bouquins sur la guerre froide de mon frère.

Sarah laissa Christopher poursuivre sans le presser.

— Bon, je vous lis texto ce que je viens de dénicher sur le site du New York Times. C’est un peu scolaire, mais ça a au moins le mérite d’être clair. Le projet MK-Ultra est la diminution de l’expression Mind Kontrol. Ce programme secret a justement été révélé au grand public par un article du New York Times en 1974 puis par une commission d’enquête du Sénat américain en 1977. Bref, il est tristement officiel et avéré que pendant près de vingt ans, de 1950 à 1970, la CIA a conduit des expériences sur des sujets non consentants dans le but de contrôler l’esprit humain. Cela se faisait à base d’injections de drogues, notamment du LSD, mais aussi de stimulations électriques, sensorielles et psychiques sur des patients d’hôpitaux psychiatriques sans famille, des prostituées ou des prisonniers de guerre. Le but avoué, ou en tout cas premier, était de réussir à faire parler les espions russes et si possible de parvenir à les retourner contre leur propre camp. La commission sénatoriale chargée d’enquêter sur ce projet a mis au jour vingt mille documents relatifs à ces expériences et révélé qu’il avait bénéficié d’un budget de vingt-cinq millions de dollars en dehors de…

Le téléphone de Sarah sonna et Christopher s’arrêta de parler. L’inspectrice regarda brièvement l’écran. C’était Stefen Karlstrom, son supérieur. Elle laissa son répondeur se déclencher sans un mot.

Christopher, qui commençait à comprendre le langage a minima de Sarah, en conclut qu’elle attendait qu’il poursuive.

— Ce programme de contrôle mental a donc coûté vingt-cinq millions de dollars en dehors de tout contrôle étatique. Bref, pendant vingt ans, ils ont fait ce qu’ils voulaient sans que personne vienne leur demander des comptes, ni financiers ni scientifiques et encore moins éthiques. Budget quasi illimité pour des expériences sur des sujets humains sans aucun contrôle. On imagine jusqu’où ils ont pu aller…

Christopher, qui venait de relever la tête, reconnut la zone du périphérique sur laquelle ils se trouvaient.

— Ne suivez pas le GPS. Sortez porte de Saint-Cloud, indiqua-t-il à Sarah. On va passer par Boulogne. C’est plus court et je connais bien le chemin.

Sarah s’assura d’un coup d’œil dans le rétroviseur qu’elle pouvait tourner et se rangea sur la file de droite du périphérique pour sortir.

— Je venais de temps en temps dans la forêt de Marnes-la-Coquette pour aller courir avec mon frère quand nous étions encore ados, poursuivit Christopher. C’est le seul moment où notre père daignait faire un effort pour nous emmener en balade parce qu’il y avait un golf pour lui juste à côté. Un sport auquel il n’a d’ailleurs jamais jugé bon de nous initier. Bref. Je ne sais pas pourquoi je vous parle de ça. C’est juste que passer par là me fait bizarre, c’est un moment qu’Adam et moi on aimait bien et…

Christopher sentit sa gorge se nouer et serra les poings.

— Ce Charles Parquérin a intérêt à parler. Si c’est lui qui a tué Adam, je…

— Je suis là pour trouver et arrêter ceux qui ont fait ça à votre frère, Christopher. Vous connaissez très bien votre métier, mais celui-ci n’est pas le vôtre.

Sarah avait parlé d’une voix douce et Christopher s’apaisa provisoirement.

— Que sait-on d’autre sur le programme MK-Ultra ? reprit-elle alors qu’elle venait de stopper à un feu rouge.

— Eh bien, l’enquête a estimé que le projet MK-Ultra contenait environ cent cinquante projets, mais dont il ne reste pas grand-chose puisque, en 1972, Richard Helms, le directeur de la CIA, a ordonné la destruction de toutes les archives du programme.

Le feu passa au vert et Sarah tourna en suivant la direction de Marnes-la-Coquette.

— Des détails sur l’ambition de ces projets ?

— Vous espérez que l’un d’eux explique l’état de celui que vous appelez patient 488 ?

— Peut-être.

— Je vous donne les plus frappants de la petite liste qui a pu être obtenue grâce à un carton d’archives oublié par ceux qui étaient chargés de détruire les preuves : injection de substances provoquant un raisonnement illogique et une impulsivité au point que le sujet se discrédite en public, de substances augmentant les capacités mentales et les capacités de perception, de substances produisant les signes et symptômes de maladies connues de façon réversible, pouvant être ainsi utilisées pour simuler des maladies, de substances rendant la persuasion de l’hypnose plus facile, de substances altérant la personnalité de telle façon que la tendance du sujet à devenir dépendante d’une autre personne est augmentée… et un dernier projet évoque des expériences menées dans des camps de vacances sur des enfants sans en préciser l’objet.

Christopher s’arrêta de lire, bouleversé. Sarah s’efforça de rester concentrée sur son enquête.

— Voilà, termina Christopher, c’est en synthèse tout ce qu’il y a de connu sur cet ignoble projet MK-Ultra qui a été définitivement et officiellement arrêté en 1988 seulement.

Pendant quelques instants, on n’entendit que le bruit du moteur et des roues sur le bitume.

— Vous êtes arrivé dans deux cents mètres, indiqua la voix du GPS.

Plus aucune lumière communale n’éclairait la route et les phares rendaient l’obscurité de la forêt encore plus profonde.

— Je vais me garer devant l’entrée de la maison et vous pourrez repartir chez vous. On est bien d’accord ?

Christopher hocha la tête.

Sarah ralentit en repérant les numéros affichés sur les devantures des maisons. Après avoir longé un mur qui semblait interminable et qui les éloignait des autres pavillons, ils trouvèrent le numéro 23 accroché en caractères de fer forgé au sommet d’une haute grille. De l’autre côté des barreaux, on discernait une allée bordée de sapins qui menait à un manoir.

— Nous y sommes… Prenez ma place et rentrez vite chez vous.

Sarah coupa le moteur et sortit de la voiture. L’air frais de la nuit lui fouetta le visage. Elle regarda vers la grille en se demandant si Parquérin lui ouvrirait facilement ou si elle devrait s’introduire chez lui clandestinement.

C’est là qu’elle remarqua que le portail était légèrement entrouvert. Christopher sortit à son tour du véhicule pour en faire le tour et reprendre la place du conducteur.

Il n’avait pas fait trois pas dehors qu’il entendit un martèlement rapide derrière lui.

— Poussez-vous ! cria Sarah.

Mais il était loin d’être aussi entraîné qu’elle. Il eut à peine le temps de se retourner que sa tête fut projetée contre la carrosserie. La bouche en sang, à moitié évanoui, il s’agrippa à la portière au moment où son agresseur s’apprêtait à lui planter un couteau dans le ventre. Sarah glissa sur le capot et arriva juste à temps pour bloquer le bras assassin.

— Fuyez ! cria-t-elle à Christopher.

Complètement sonné, le regard embrumé et une douleur insupportable irradiant dans toute la tête, Christopher se dirigea là où ses pas le menèrent. Il tituba à tâtons et se retint sur la grille d’entrée de la maison. Il se laissa glisser par l’entrebâillement sans réfléchir ni savoir où il allait. Il prenait seulement le premier chemin venu pour fuir la mort.

Aveuglé par la douleur et l’obscurité, il sentit des branches lui griffer le visage, entendit des bruits de lutte et de vitre brisée derrière lui. Il trébucha sur une racine et s’écroula de tout son long dans la boue.

— Cours ! hurla Sarah avant de pousser un cri de douleur.

Du sang coulant sur ses yeux, Christopher se redressa péniblement sur ses jambes. Il tenta de marcher, d’un pas ivre, et chuta de nouveau lourdement. Il chercha à se relever, mais s’effondra de nouveau à terre.

À bout de forces, il se traîna dans la boue jusque sous les branchages d’un bosquet avant de laisser retomber sa tête dans la terre en gémissant.

C’est là qu’il entendit des pas s’approcher. Il n’eut même pas le temps de bouger que les feuillages s’écartèrent au-dessus de sa tête. Christopher se protégea instinctivement le visage.

— C’est moi, murmura Sarah.

— Putain, j’ai cru que c’était…

Sarah s’accroupit aux côtés de Christopher en reprenant son souffle.

— Comment vous vous sent… Comment tu te sens ? chuchota-t-elle.

Christopher avait du mal à analyser son état. Son front le lançait comme s’il allait exploser.

Sarah ausculta son visage.

— Appuie fort sur la plaie, là sur le front, pour stopper le saignement, et parle plus doucement…

— Où est le type qui nous a agressés ? murmura Christopher en compressant sa blessure de la paume de sa main.

— Neutralisé.

Il la regarda comme si elle n’était pas vraiment humaine. Comment avait-elle fait pour se débarrasser d’un type qui avait manqué le tuer ?

— C’est là que je me dis qu’on n’a pas tous les mêmes chances de survie dans la vie… Vous croyez… Tu crois qu’il y en a d’autres ?

— Probable.

— C’était qui ? Un membre de la sécurité de Parquérin ?

— Ça me semblerait bizarre. Ce type appartient à la mafia russe si j’en crois les tatouages qu’il porte au bras, chuchota Sarah. Et puis la grille de la villa n’a pas été ouverte, elle a été forcée. Non, ce type est entré chez Parquérin par effraction.

— C’est bizarre. Qui d’autre que nous pourrait en vouloir au directeur de Gentix ?

— C’est la bonne question, mais pas le temps d’y réfléchir. Pour le moment, tu ne retournes pas vers la voiture et tu restes près de moi. Ce type n’est certainement pas venu tout seul et il doit y en avoir d’autres qui rôdent dans les environs. Je sais pas si on aura une deuxième chance de leur échapper.

Sarah examina la blessure de Christopher. Le sang s’était arrêté de couler et un hématome commençait à se former.

— Si tu t’agites pas trop, ça ira.

Sarah tendit la main à Christopher pour l’aider à se relever, et sortit l’arme qu’elle avait récupérée sur son agresseur. Elle la pointa vers le sol et avança à pas comptés entre les branches en direction de la maison, un manoir d’allure ancienne qui aurait pu ressembler de loin à un relais de chasse.

Ils quittèrent l’abri des feuillages et s’engagèrent à pas de loup sur le gazon de l’immense jardin. La lune était à moitié pleine et permettait de voir jusqu’à une dizaine de mètres de façon à peu près distincte. Au-delà, c’est l’imagination qui prenait le pouvoir.

D’ailleurs, quelques mètres devant eux se dressait une silhouette immobile. Après s’être assuré qu’elle ne bougeait vraiment pas, ils la contournèrent avec prudence. Drapée dans une tunique flottant au vent, elle toisait ses contemplateurs de toute sa hauteur, son visage squelettique enfoui sous un capuchon, une main au doigt tendu, l’autre empoignant une faux.

Un souffle de vent fit bruisser les feuilles des arbres et Sarah stoppa net, scrutant l’obscurité. Cachée derrière un tronc d’arbre, elle montra à Christopher la porte d’entrée du manoir qui n’était plus qu’à une dizaine de mètres.

Elle lui fit signe de rester accroupi et de ne pas bouger en attendant son signal. Puis elle fila comme une ombre. Ses pas foulaient l’herbe humide tandis qu’elle avançait courbée. Le talon de ses bottines se déroula sur les lattes de bois de la terrasse et elle parvint à se coller au mur juste à côté de la porte d’entrée.

Elle la poussa du bout de la main. Comme elle le redoutait, le battant s’ouvrit tout seul. Elle attendit quelques secondes, passa une main rapide dans l’embrasure. Rien.

Elle ordonna à Christopher de la rejoindre et, quand il fut à son tour plaqué contre le mur, elle lui intima l’ordre de patienter tandis qu’elle se glissait seule dans le manoir, son arme braquée devant elle, l’œil dans le viseur.

Elle fit irruption dans un hall d’entrée haut de plafond, avec sur la gauche une porte en vitrail d’église donnant sur un salon marbré, en face, un couloir qui s’enfonçait vers le cœur de la maison, et sur la droite un escalier couvert d’un tapis rouge menant à l’étage. Elle pivota sur elle-même et faillit appuyer sur la détente : une silhouette était allongée par terre, à plat ventre.

L’inspectrice lui décocha un coup de pied. Aucune réaction. Elle s’agenouilla. Pas de pouls. Elle retourna le cadavre. Un homme brun d’une trentaine d’années qu’elle n’avait jamais vu. Probablement un membre de la sécurité personnelle de Parquérin.

D’un vif mouvement de main, elle autorisa Christopher à entrer. Elle lui désigna un très léger filtre de lumière qui passait sous une porte donnant sur le couloir en face d’eux. Ils s’approchèrent en silence et leur cœur s’emballa lorsqu’ils entendirent des voix.

Sarah poussa le battant de la porte, révélant un escalier s’enfonçant dans le sol et d’où remontaient des éclats de voix.

On distinguait au moins deux personnes, dont l’une parlait fort et l’autre avec une faiblesse maladive.

Sarah posa un pied sur les marches et pencha la tête. Sur la droite, à mi-parcours, l’escalier s’ouvrait sur la pièce du sous-sol. Elle s’allongea sur les marches avec la félinité d’une lionne et observa.

Dans ce qui était manifestement une cave, elle vit un vieil homme assis dans son fauteuil roulant, les bras ligotés dans le dos, le visage tuméfié et la tête reposant sur son menton, comme un morceau de chair trop lourd. Malgré les blessures, elle reconnut Charles Parquérin dont elle avait vu le visage sur Internet.

Devant lui, un homme de haute stature, glabre, au cou large, était en train de s’essuyer les mains sur un chiffon maculé de sang. Derrière le P-DG de Gentix, un autre homme, plus petit, le menton terminé par une barbichette, tenait un téléphone portable devant le visage du supplicié.

— Bien, monsieur Parquérin, dit une voix sortie du haut-parleur du téléphone. Vous résistez plus longtemps que je ne l’aurais imaginé. Mais voyez-vous, l’état dans lequel vous devez vous trouver, si mes hommes ont bien fait leur travail, n’atteint même pas le centième des souffrances que vous et vos amis m’avez infligées pendant toutes ces années. Donc, je réitère ma question : que cherchiez-vous à savoir en me faisant subir toutes ces expériences et, surtout, qu’avez-vous trouvé ?

La voix était chevrotante, comme si la personne avait du mal à respirer.

Comme évanoui, Charles Parquérin ne releva pas la tête. Le plus grand des deux bourreaux lui saisit la mâchoire et lui redressa sèchement le menton.

— Réponds, ou j’appuie plus fort…

— Je vous en prie, arrêtez, parvint à ahaner Parquérin. Je sais ce que vous cherchez, mais je ne connais pas les réponses à vos questions. Je vous le jure.

— Je ne vous crois pas ! s’emporta la voix dans le haut-parleur. Mais reprenons alors au début : combien étions-nous de patients 488 ?

Charles Parquérin entrouvrit ses lèvres collantes de sang.

— Vous… étiez plusieurs. Mais deux seulement ont survécu… Vous et un autre dont j’ai appris la mort très récemment.

— Bien, reprit la voix chancelante dans le haut-parleur tandis que le bourreau relâchait la mâchoire du P-DG de Gentix. Vous voyez que vous pouvez répondre. Continuez comme ça et votre calvaire prendra rapidement fin. Donc… que cherchiez-vous sur nous et qu’avez-vous trouvé ? J’ai subi vingt ans de tortures ! Et je suis en train de crever dans des souffrances que vous n’imaginez pas ! Vous me devez des réponses ! À quoi tout cela a-t-il servi !?

Le colosse aux mains tachées de sang frappa Parquérin au visage dans un bruit mat, puis il s’empara d’un couteau et lui enfonça lentement la pointe sous la rotule. Le vieux dirigeant poussa un cri qui fit tressaillir Sarah.

— Si vous ne savez pas, qui sait ?! Répondez et tout s’arrêtera ! hurla l’homme dans le téléphone.

Sarah s’apprêtait à intervenir pour profiter de la diversion, mais elle sentit la main de Christopher la saisir avec une fermeté inattendue. Elle le toisa. Il tourna doucement la tête en signe de négation. Surprise, elle lut au fond de son regard une détermination qu’elle n’imaginait pas.

— Si on intervient, on le sauve, il prend des avocats et on ne connaîtra jamais la vérité, murmura-t-il.

Même si l’idée n’était pas digne, Christopher avait raison : ils en apprendraient plus en écoutant ce que Parquérin allait dire sous la torture qu’en lançant une procédure judiciaire.

Elle se rassit et regarda Christopher par-dessus son épaule. Il tremblait et ses yeux étaient rouges. Elle se demandait combien de temps il allait tenir.

— Je vous jure que je ne sais pas ce qu’ils cherchaient. Je leur fournissais seulement le LS 34, jusqu’à aujourd’hui… c’est tout.

— Mensonge !

— Ils voulaient explorer des domaines scientifiques vierges… pousser la recherche plus loin qu’elle n’était jamais allée… et à n’importe quel prix. C’est tout ce que j’ai compris au cours des années où je les ai fournis. J’ignorais qu’ils vous faisaient souffrir…

Un pesant silence succéda à l’aveu de Parquérin. On discernait à peine le souffle fatigué de l’homme qui posait les questions.

— Alors, je vous le demande une dernière fois, monsieur Charles Parquérin. Qui m’a fait ça ?

Parquérin resta silencieux, laissant seulement échapper des gémissements de douleur.

L’homme aux mains tachées de sang alla chercher une pince dans une petite sacoche posée sur une table. Puis il l’approcha des yeux de Charles Parquérin. Le vieil homme hoqueta de terreur.

— Un seul nom et j’arrête tout, dit la voix dans le téléphone.

Le vieil homme tremblait de tout son corps, ses dernières résistances sur le point de céder. Le bourreau approcha la pince des mains, saisit un ongle et tira non pas d’un coup sec, mais lentement, si bien que la peau se déchira en emportant d’épais morceaux.

Le hurlement fut insoutenable. Christopher se retourna brutalement et vomit dans sa main.

— Qui ?! relança l’homme malade dans le combiné.

La pince saisit le bout d’un autre ongle. Le vieil homme s’affaissa complètement.

— Nathaniel Evans, lâcha-t-il dans un souffle d’agonie.

— Qui ça ?

— Nathaniel Evans.

Sarah croisa le regard de Christopher. Ils venaient tous deux de reconnaître le nom de celui qui avait rédigé le mémo de la CIA contenu dans les documents rassemblés par Adam.

— Il vit encore ? reprit la voix dans le combiné.

— Je… Je crois… répondit le vieux dirigeant.

— Où est-il ?

Charles Parquérin tourna la tête sur le côté, comme s’il luttait une dernière fois pour ne pas parler.

— Où est-il ?

— En France.

— Son adresse !

— Je ne l’ai pas vu depuis longtemps.

— Son adresse !

— 113, rue des Peupliers… À Rosny-sous-Bois.

Sarah sentit Christopher se crisper derrière elle. Elle se retourna. Il était livide, la bouche entrouverte, les yeux écarquillés de terreur.

— Quoi ? chuchota-t-elle.

Il ne bougeait plus.

— Christopher ! Qu’est-ce qu’il se passe ?

— C’est… l’adresse de mes parents.