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Sarah s’éveilla en sursaut, le cœur frappant à tout rompre contre sa poitrine. Son téléphone sonnait sur l’oreiller. Juste à côté d’elle, sa main froissa une feuille de papier sur laquelle avait été esquissé un visage à la bouche grande ouverte et sur le front duquel on pouvait lire l’inscription « 488 ». Mais le dessin était à peine visible, comme plongé dans la pénombre alors qu’on était en plein milieu de journée.

Sa blessure au visage ! Elle s’était infectée. Elle était en train de perdre la vue ! Sarah saisit son téléphone au moment où la sonnerie s’arrêtait. Le regard trouble, elle vit que l’appel provenait du légiste, Thobias Lovsturd. C’est là qu’elle distingua l’heure sur l’écran du portable.

Elle se leva d’un bond et ouvrit si vite les rideaux qu’elle manqua les déchirer. En un éclair, elle eut la confirmation de ce qu’elle redoutait et l’explication de son voile gris devant les yeux. Son œil allait très bien, seulement il faisait nuit.

Dehors, les lampadaires éclairaient tristement l’enseigne lumineuse du Haraldsheim Hotel dans lequel elle s’était arrêtée. La neige s’était remise à tomber.

Il était 23 h 36. Sarah avait dormi près de douze heures. Le surplus d’émotions associé au Lexomil l’avait assommée.

Sur son téléphone, douze appels manqués, sept messages. Sarah enfila sa parka, ramassa la clé de sa chambre, dévala l’escalier menant à la réception, déposa sa clé sur le comptoir et sortit dans le froid glacial tout en consultant ses messages.

Le premier était un SMS l’informant que les clichés de la scène de crime de la cellule C32 étaient disponibles et qu’elle pouvait les regarder depuis son téléphone. Le second message, vers 17 heures, était de son adjoint, lui annonçant que l’incendie avait été maîtrisé, mais que l’on comptait seize victimes, sans pouvoir déterminer encore s’il s’agissait de patients ou de membres du personnel. Il ajoutait que les deux infirmiers, Elias Lunde et Leonard Sandvik, avaient chacun passé un appel à leur conjointe et attendaient toujours en cellule de garde à vue.

Le troisième message, vers 20 heures, était encore de Norbert Gans qui s’inquiétait de ne pas avoir de nouvelles et l’informait que la femme du directeur, Helena Grund, avait demandé à voir son mari à l’hôpital. Requête qui lui avait été pour le moment refusée dans le cadre de l’enquête en cours.

Sarah approuva intérieurement jusqu’à ce que le quatrième message lui fit se frapper le front et souffler un « merde » étouffé.

— Salut, c’est moi. Bon, bah, on t’attend pour dîner comme prévu et Mira est impatiente de te voir. Même si c’est son anniversaire, elle t’a préparé une surprise et n’arrête pas de demander quand tu arrives pour te la donner. J’espère que tout va bien. À tout de suite !

Sarah ouvrit la portière de sa voiture, s’installa sur son siège et appréhenda le message qui allait suivre rien qu’au ton des premiers mots.

— Bon, Sarah, il est 21 h 30, Mira a dû aller se coucher. Elle a laissé la couronne qu’elle t’avait faite devant sa chambre, persuadée que tu viendrais la chercher pendant son sommeil. Elle était déçue, mais, t’as de la chance, elle n’a pas l’air de t’en vouloir. Bref, on aurait aimé que tu sois là pour l’anniversaire de ses cinq ans. J’imagine que t’es encore au boulot et que t’as oublié… Parfois, je me demande comment Erik fait pour supporter ton égoïsme.

Sarah tourna la tête vers la vitre où s’écrasaient des flocons de neige. Elle posa le téléphone sur le siège passager et enclencha le haut-parleur au moment où le troisième message de sa sœur débutait.

— Euh… Sarah, excuse-moi pour ce que je viens de te dire. C’était nul, méchant et tout sauf vrai. En fait, je suis hyper inquiète. Dis-moi que t’es pas concernée par cet incendie à Gaustad. Rappelle-moi, s’il te plaît… Je t’embrasse.

Enfin, le dernier message, enregistré à 23 h 34, se fit entendre.

— Inspectrice Geringën, c’est Thobias à l’appareil. Écoutez, je viens seulement de terminer l’autopsie de la victime. Ça a été beaucoup plus compliqué que prévu. La cause de la mort… n’est pas vraiment ce à quoi on s’attendait. Rappelez-moi ou venez à l’hôpital, ce sera encore mieux. C’est un peu compliqué à expliquer par téléphone.

Sarah enclencha le contact et fonça en direction de l’hôpital de l’université d’Oslo, situé à quelques centaines de mètres de l’hôpital psychiatrique de Gaustad.

En chemin, elle contacta Norbert Gans en lui expliquant qu’elle avait passé sa journée dans les sous-sols de la bibliothèque de l’université de psychologie à la recherche d’informations sur certaines pathologies qui auraient pu expliquer la mort du patient dit 488. Elle n’avait pas vu le temps passer et, ne captant pas en sous-sol, elle venait seulement d’avoir ses messages.

Son adjoint ne sembla pas surpris par l’explication de l’inspectrice et conclut qu’il était justement là pour lui laisser le temps de réfléchir tranquillement. Sarah raccrocha en sachant qu’il avait beau être sympathique, Norbert Gans ne lui pardonnerait pas une seconde fois ce genre de manquement. Juste après s’être garée sur le parking de l’hôpital, elle envoya un SMS à sa sœur.

 

Mille pardons pour mon absence. L’incendie de Gaustad a été un enfer. Je ne quitte que maintenant la fournaise. Tout va bien. Fais de vrais gros bisous d’anniversaire à Mira de ma part, prends le cadeau qu’elle a laissé pour moi et dis-lui que je suis passée le chercher cette nuit. Je viendrai demain matin et tu me le donneras en cachette ;-). P.S. : le cadeau de Mira est prêt… J’espère que ça lui fera plaisir. Je vous aime.

 

Sarah appuya sur « envoyer » et un autre message s’afficha sur son écran pour lui indiquer que le téléchargement des clichés de la police scientifique était terminé.

Sarah ouvrit le dossier. Elle passa sur les photos du cadavre et de la première cellule pour s’arrêter sur les murs noirs de graffitis de la chambre C32. Elle zooma à plusieurs reprises dans l’image sans y distinguer a priori une quelconque forme intelligible. Pourquoi le directeur aurait-il voulu l’empêcher de découvrir ces graffitis s’ils ne représentaient rien de particulier ? Peut-être qu’elle devrait y passer plus de temps. Elle verrait cela plus tard. Thobias l’attendait.

Elle rabattit sa capuche fourrée et se hâta de rejoindre l’aile de l’hôpital abritant l’Institut médico-légal.

À cette heure, l’établissement aurait dû être désert, mais les blessés de l’incendie avaient tous été rassemblés ici pour être soignés dans les plus brefs délais. Loin d’être en effectif réduit, le personnel soignant grouillait dans les couloirs.

Une infirmière sortit d’une pièce et bouscula Sarah. Alors qu’elle se retournait pour s’excuser, elle manqua basculer sur un brancard où gisait un corps recouvert d’un drap. Une des victimes de l’incendie qu’un infirmier pressé emmenait probablement au funérarium.

Troublée, Sarah finit par gagner un secteur plus calme de l’hôpital où l’on entendait même les talons de ses bottines résonner sur les dalles de lino. Parvenue devant la porte du cabinet d’autopsie, Sarah entra sans frapper.

Sur la table d’examen reposait le corps nu du patient 488. Sur le mur du fond, un bloc lumineux de visionnage de radiographies éclairait plusieurs clichés de cage thoracique de sa lumière blanche. À côté, une table métallique permettait de ranger une série d’outils de travail encore ruisselants d’hémoglobine.

Assis devant son ordinateur, Thobias se retourna en entendant qu’on entrait dans son cabinet.

— Inspectrice Geringën ! Ravie de vous voir à une heure si tardive. Je fais partie des privilégiés ? Comment allez-vous ?

Sarah s’adossa au mur.

— Thobias, vous m’avez fait venir ici pour me parler de la cause de la mort du patient… Alors, de quoi est-il mort ?

— Ah oui, c’est vrai, j’oubliais que vous ne répondiez qu’à une question sur trois. De toute façon, ce que je vais vous annoncer va provoquer une avalanche de questions ! Cette affaire n’est vraiment pas ce à quoi on pouvait s’attendre. Je vais vous montrer.

*

Le légiste traversa la salle d’examen vers un bureau sur lequel étaient amassés plusieurs clichés de la victime. Il isola ceux sur lesquels apparaissait en gros plan la cicatrice frontale.

— La cause de la mort est peut-être la pire qui doit exister et en même temps la plus incompréhensible. Mais il faut que je vous explique comment j’ai abouti à cette conclusion, sinon vous ne me croirez pas.

Thobias désigna du doigt une photo du cou de la victime.

— Bon, passons aux choses sérieuses, maintenant. Ce type a à l’évidence essayé de s’étrangler, mais, comme on s’en doutait, il n’est pas mort par strangulation. L’os hyoïde n’est pas fracturé et, à la dissection, la trachée ne présente pas de signes traumatiques très profonds. Pour résumer, on a eu affaire à un début d’autostrangulation qui a surtout laissé des marques superficielles.

Sarah battit une fois des paupières en signe d’acquiescement.

— Partant de là, reprit le légiste, j’ai exploré la piste fournie par les infirmiers de Gaustad. À savoir l’arrêt cardiaque. Le cœur présente bien des zones de nécroses et de fibroses, signes d’une crise cardiaque.

Sarah allait ouvrir la bouche pour poser une question, mais Thobias l’arrêta.

— Mais ! s’emporta-t-il, je vous voyais déjà rétorquer : OK, on finit tous par mourir d’un arrêt du cœur de toute façon, donc ça n’explique rien du tout. Qu’est-ce qui a pu déclencher cet infarctus, Thobias ? À peu de chose près, c’est ce que vous alliez dire, non ?

Sarah approuva d’un mouvement de tête à peine perceptible et posa une fesse sur le bureau.

Thobias désigna une des radiographies du thorax glissées sur le mur d’examen.

— Quand j’ai disséqué le cœur, j’ai identifié des taches sur ses poumons. Vous voyez là et là sur la radio ? La prise de sang a révélé que ces taches étaient des traces d’une légère silicose. Autrement dit, la présence de poussière minérale dans les poumons. De la poussière qu’il avait dû respirer et avaler il y a quelques années. Mais rien qui puisse causer la mort ou déclencher un infarctus. Ça pouvait tout au plus le faire tousser. En revanche, les résultats de la prise de sang m’ont intrigué sur deux points : la victime avait dans le corps une forte quantité d’une molécule que je n’ai identifiée que grâce à mon ancienneté dans le métier. Comme quoi, vous avez eu du bol de tomber sur un vieux croûton comme moi. Ça vous change des quarantenaires qui passent leur temps à se demander comment vous décrocher un sourire pour espérer passer la nuit avec vous !

Sarah aurait volontiers souri à la boutade de Thobias si elle n’avait pas eu le cœur aussi lourd. La sonnerie de son portable lui évita d’avoir à répondre. Un agent de police du commissariat central l’informa qu’il était à la tête des recherches en périphérie de l’hôpital, mais que, pour le moment, aucun véhicule correspondant à la description qu’elle en avait faite n’avait été interpellé. Déçue, Sarah raccrocha et redirigea son attention vers le légiste.

— Quelle est cette molécule, Thobias ?

— Un médicament qui ne se fabrique plus aujourd’hui : le LS 34. Un traitement utilisé à la fin des années soixante dans de rares cas de psychiatrie. Je dis rare parce que ce produit était instable et son usage risqué. Il a été interdit il y a quarante et un ans, et c’est donc tout à fait anormal de le trouver en dose si concentrée dans le corps de cet homme.

— J’imagine que ce n’est pas ça qui a causé l’infarctus, puisque vous avez parlé de deux points bizarres.

— Ah, j’aime cette perspicacité, inspectrice Geringën. J’aurais eu quelques années de moins, je crois que… je me serais pris un vent comme les autres en vous invitant à dîner.

Sarah hocha la tête poliment.

— Excusez-moi, mais je suis obligé de me détendre un peu… Avant d’aborder la suite.

Sarah enregistra le nom LS 34, attentive à la suite des déductions de ce légiste, trop bavard à son goût, mais dont elle louait l’expérience et la précision.

Thobias saisit un tube de sang fiché dans un support vertical et le porta à hauteur du regard de l’inspectrice.

— C’est dans ce deuxième tube d’échantillon sanguin que j’ai découvert la cause de la mort, dit-il, en exposant à la lumière le liquide rougeâtre. En plus du LS 34, les analyses ont relevé un taux de calcium anormalement élevé. Ce que l’on appelle une hypercalcémie aiguë. Qui, je vais peut-être vous l’apprendre, peut être une cause d’arrêt cardiaque.

— Et d’où venait ce calcium en surdose ?

Thobias leva une main en signe de patience.

Il reposa l’échantillon et s’appuya sur le rebord du bureau, l’air désormais très concentré.

— On y vient. Plusieurs causes possibles à cette hypercalcémie : absorption de médicaments contenant de la vitamine D++. Mais peu de chances que cet homme ait pris des médicaments contre le rachitisme. Peu de chances non plus qu’il ait bu du lait en si grande quantité. Dernière possibilité, l’homme aurait été victime d’une dégénérescence osseuse. Parfois, le corps réagit en surproduisant du calcium. Mais ses ossements ne montrent aucun signe de métastases ostéolytiques. En gros, pas de destruction de tissu osseux.

— Qu’est-ce qu’il reste ?

Sans s’en rendre compte, Thobias baissa la voix, et dut cette fois s’asseoir. Sarah vit qu’il devenait de plus en plus pâle au fur et à mesure de l’explication.

— Sarah, est-ce que vous vous souvenez du visage de ce pauvre homme lorsque nous l’avons trouvé dans sa cellule ?

Sarah se rappelait fort bien le malaise qu’avait suscité en elle ce regard plongé dans le vide et cette bouche ouverte comme dans un dernier cri. Elle agréa en silence.

— Donc, vous vous rappelez que ses traits témoignaient d’une forte émotion, résuma Thobias. Or, lors d’une émotion intense, notre système nerveux fabrique de l’adrénaline qui rend le corps prêt à réagir plus rapidement. Cette adrénaline génère une production d’ions de calcium directement dans le cœur pour qu’il se contracte et donne plus d’oxygène à nos muscles. Malheureusement, si la dose d’ions produite est trop élevée, le cœur se contracte, mais ne se relâche pas. C’est la mort. Et ce genre de surdose ne survient que dans un seul cas.

— Lequel ?

Thobias hocha la tête, comme s’il devait approuver sa propre conclusion pour parvenir à y croire lui-même.

— Dans le cas d’une très forte peur.

Le légiste regarda Sarah dans les yeux, et confirma :

— La victime est morte de terreur, madame l’inspectrice.

Sarah frissonna.