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Christopher suffoquait, le cœur sur le point de s’arrêter. Confrontée à l’absurde, sa conscience décrocha du présent et flotta dans un espace vide et sans douleur. Cette douce antichambre de la folie qui vous épargne la souffrance en vous faisant sournoisement perdre la raison. Il y serait peut-être resté éternellement si ses années de reporter de guerre ne l’avaient pas partiellement accoutumé à la violence. Et puis il y avait Simon. Et il avait le devoir d’essayer de le protéger.

Christopher tourna la tête vers son père. Le menton relevé, les yeux frémissants, le vieil homme était impassible, affichant l’attitude terrifiante de celui qui accepte sa souffrance pour accomplir son devoir.

— Je vois que tu n’as pas changé, Nathaniel, soupira Lazar. La quête du savoir et le devoir avant… l’humanité. Bien… je regrette de devoir en arriver là, Nathaniel, mais peut-être tiens-tu plus à tes enfants qu’à ta femme ?

Sergueï darda son lourd regard broussailleux en direction de Christopher et s’approcha de lui, son arme encore tachée du sang de sa mère.

Christopher le suivit des yeux, le cœur battant si vite que son corps entier tremblait.

— Écoutez, il doit y avoir une autre solution… bégaya-t-il. Peut-être que…

Il s’arrêta de parler en sentant le contact glacial du métal sur sa tempe. Edward tourna la tête pour la première fois et regarda son fils.

— Ne fais pas ça, Lazar, menaça-t-il à la surprise de Christopher. Ou crois-moi, tu le regretteras.

— Qu’aurai-je à regretter ? Je vais mourir d’ici quelques jours.

— Justement, tu le regretteras d’autant plus.

— Pardon ?

— Profite de tes derniers instants pour te repentir. Tu me remercieras.

— Cesse tes insinuations ! Parle clairement !

— Pour la première fois de ta vie, fais-moi confiance. Ne t’en prends pas à mon fils ou tu le paieras cher, très cher…

Lazar ne répondit pas. Comme s’il réfléchissait. La nuque raide presque paralysée, Christopher jeta un bref regard à Simon. L’enfant était toujours inconscient.

Le canon de l’arme s’enfonça un peu plus dans sa peau et le força à pencher la tête sur le côté.

— Si tu ne le fais pas pour moi, fais-le pour Simon, supplia Christopher en regardant son père. Lui, j’en suis sûr, tu l’aimes.

— Je n’ai plus de temps à perdre, s’impatienta Lazar. Sergueï, tue le gamin si Nathaniel ne répond pas à ma question.

— Quoi ?! Non, non, non ! Pitié, cria Christopher. Vous ne pouvez pas faire ça ! Pas un enfant ! (Puis, faisant volte-face, il fixa son père :) Papa ! Papa !

Le tueur russe pointa l’arme sur la petite tête de l’enfant évanoui. Christopher en pleura de rage.

— Non !

— Je reprends donc, dit Lazar en élevant sa voix fatiguée. Que cherchiez-vous à découvrir à travers vos expériences sur les patients 488 et qu’avez-vous trouvé ? Je veux tout savoir, Nathaniel ! Un !

Christopher se débattait comme un animal enragé sur sa chaise. Les sangles lui sciaient les chairs, ses articulations craquaient sous la tension de ses muscles.

— Quelle que soit la raison pour laquelle tu te tais, aucune, aucune ne vaut la vie de Simon ! hurla Christopher.

Son père osa regarder son petit-fils en face. Des larmes coulèrent le long de ses yeux. Il y a encore quelques heures, il lui lisait une histoire de chevaliers et de dragon pour l’endormir en mimant les scènes, et encore un peu plus tôt, il faisait une partie de ping-pong avec lui.

— Deux ! assena Lazar d’une voix agacée.

— Arrêtez ! cria Christopher.

— Qu’il parle ! rétorqua Lazar.

Edward regarda son fils. Dévasté, Christopher pleurait, le corps tendu, comme s’il voulait se glisser entre le canon de l’arme et Simon.

— Dernier avertissement, Nathaniel.

— Comment peux-tu nous avoir enseigné la prière et laisser faire ça ?! Tu n’as pas le droit de te renier à ce point !

Edward regardait dans le vide.

— C’est toi qui porteras cette responsabilité, conclut Lazar.

Sergueï se recula et visa la nuque de l’enfant. Christopher tira avec une telle rage sur ses liens qu’il écorcha la peau de sa main. Le tueur arma son pistolet.

— Trois, lâcha Lazar.

— Stop, dit Edward sans élever la voix.

Christopher vit le doigt du tueur appuyer sur la détente et s’arrêter juste avant que le coup ne parte.

— Je t’écoute, trancha la voix de Lazar à l’intention d’Edward.

— Les réponses sont dans un dossier que je garde ici, répondit le père de Christopher.

— Où ?

— Dans la commode qui est derrière moi.

— Sergueï, va le chercher !

— Il ne pourra pas ouvrir le coffre. Il est à reconnaissance digitale. Et si l’envie te venait de me sectionner un doigt comme tu avais l’habitude de le faire lorsque tu travaillais encore pour les Russes, sache qu’il capte aussi les pulsations.

— Sergueï, détache-le et fais-lui ouvrir ce coffre. Sois méfiant.

Le tueur passa derrière Edward et, tandis qu’il tenait pointée son arme sur sa tête, défit les liens d’un coup de couteau.

— Ne tente rien ou je tue le gamin en premier, lança le Russe.

Edward se leva lentement et s’approcha de la commode en acajou sur laquelle se trouvait une sculpture de mouettes que Christopher voyait depuis qu’il était tout petit. Puis il s’accroupit pour ouvrir l’une des portes et déplaça des cartons de verres qu’il posa par terre à côté de lui. Il plaqua la paume de sa main sur la paroi digitale du fond de la commode qui s’escamota et révéla la porte d’un coffre-fort.

Edward composa un code à quatre chiffres et en sortit une pochette grise cartonnée avec une délicatesse que Christopher ne lui connaissait pas. Puis il se releva.

— Libérez Simon et mon fils, dit-il en tenant la pochette du bout des doigts.

Sergueï ne se donna même pas la peine d’attendre la réponse de son supérieur. Il arracha la chemise grise des mains d’Edward.

— Tu l’as ? s’inquiéta Lazar.

— Oui.

— Ouvre-la !

Sergueï recula et, sans quitter Edward des yeux, il ouvrit le dossier.

— Il y a une enveloppe.

— Qu’est-ce qu’il y a dedans ? s’agaça Lazar.

Le tueur russe décacheta l’enveloppe et Christopher remarqua que son père surveillait chaque mouvement du tueur.

À l’instant où il déchirait le papier kraft, le Russe poussa un cri de dégoût et tituba en arrière, lâchant son arme. Même de là où il était, Christopher sentit l’odeur âcre qui émanait de l’enveloppe. Et avant qu’il ne comprenne ce qu’il se passait, Edward avait couru vers le pistolet tombé à terre.

Sergueï reprit ses esprits plus vite que prévu et décocha un coup de pied dans le bras d’Edward. Le vieil homme lâcha l’arme en tombant à la renverse. Le Russe toussa et se frotta les yeux en essayant de se relever. Mais il perdit l’équilibre, s’appuya sur une table basse qui bascula dans un fracas de bibelots brisés.

Le père de Christopher se releva et se précipita vers la porte donnant sur le jardin de derrière. Il laissa tomber sa robe de chambre sous laquelle il était déjà habillé, jeta un dernier coup d’œil par-dessus son épaule, puis ouvrit la porte et partit en courant.

— Sergueï ! Qu’est-ce qu’il se passe ?! Sergueï, braillait Lazar dans le combiné.

Plié en deux, le tueur vomit avant de répondre d’une voix affaiblie.

— Nathaniel s’est enfui… la lettre… piégée…

— Rattrape-le ! ordonna Lazar.

Le Russe tenta de se redresser, mais il ne tenait pas debout.

— Je… je ne peux pas.

Un moment de silence, puis la voix de Lazar reprit, tranchante :

— Christopher Clarence. Rattrapez votre père et ramenez-le ici. Ou Simon ira rejoindre votre mère.

Le tueur tituba jusqu’à Christopher, tira un couteau de sa poche et trancha les liens qui le retenaient attaché à la chaise.

Christopher se leva, envisagea l’espace d’une seconde de s’attaquer au tueur russe affaibli par la substance contenue dans l’enveloppe. Mais le risque était bien trop grand.

— Dépêche-toi, s’énerva Lazar, si tu veux que je tienne ma promesse.

— Et vous, ne vous avisez pas de faire du mal à mon fils, répliqua Christopher en partant en courant. Ou jamais vous n’aurez vos réponses ! S’il le faut, je tuerai mon père moi-même.

Christopher avait déjà ouvert la porte donnant sur la forêt et aperçut de justesse la silhouette de son père se faufiler en dehors du jardin par la grille du fond.

Cette fameuse grille que ni lui ni son frère n’étaient autorisés à franchir lorsqu’ils étaient petits. La forêt étant, selon leur père, trop dangereuse.

*

Christopher traversa le jardin à toutes jambes, mais dut brutalement ralentir sa course en pénétrant dans la forêt. Il y faisait sombre et il risquait de se cogner contre un arbre. À quelques mètres devant lui, il entendait les bruits de pas de son père fouler le sol jonché de feuilles mortes et de brindilles.

Edward se déplaçait vite, comme s’il voyait dans le noir ou qu’il connaissait le chemin par cœur.

Christopher progressait plus lentement, se baissant parfois au dernier moment pour éviter une branche, ou sautant de justesse par-dessus un trou.

Il finit par déboucher à la lisière de la forêt et aperçut au loin la silhouette de son père traverser un champ sous la lumière blafarde de la lune. Il prenait la direction de ce qui, dans la pénombre, ressemblait à de petites cabanes de jardin alignées les unes à côté des autres.

Ses yeux s’étant habitués à l’obscurité, Christopher s’élança à toute vitesse à la suite de son père. Mais ce dernier refermait déjà la porte de l’un des cabanons dans lequel il venait de disparaître.

Christopher y pénétra une dizaine de secondes plus tard.

Il n’y avait qu’une toute petite pièce aux murs de planches, encombrée d’outils posés par terre ou suspendus à des crochets. Mais, en dehors des équipements de jardinage, l’endroit était vide. Essoufflé, Christopher avança sur la vieille moquette verte déchirée recouvrant le sol, regarda derrière un grand bidon vide, souleva une bâche en plastique et dut se rendre à l’évidence : son père avait disparu. Il ressortit de la cabane, en fit le tour à la recherche d’une porte dérobée, mais ne trouva rien. Il retourna à l’intérieur et envisagea la seule solution possible.

Il s’agenouilla, souleva le morceau de moquette qui recouvrait le sol et découvrit la poignée d’une trappe. Prudent, il s’allongea et colla son oreille contre la dalle de bois.

Il distingua la voix étouffée de son père.

— Non, je n’ai rien dit… et tout sera détruit.

Christopher retenait sa respiration pour ne pas perdre un mot.

— Non… Christopher n’y survivra pas… Mais je préférais vous prévenir, que vous preniez vos dispositions. D’autant que Parquérin m’a dit qu’une inspectrice d’Oslo enquêtait sur 488. Et sur l’île… Il se peut qu’il reste des éléments que l’on a dû abandonner… Oui, monsieur, oui, je suis désolé, j’aurais dû tout détruire en partant, mais vous comprenez, nous avions mis tant de temps à construire tout cela et je comptais y retourner… Oui, monsieur, je suis désolé… Je vais essayer de partir… Bien, monsieur… Au revoir, monsieur.

Christopher souleva brutalement la trappe. Son père leva les yeux et croisa le regard de son fils qui sauta dans l’ouverture pour atterrir lourdement au pied d’une petite échelle. Edward recula vers une petite table en acajou. Christopher saisit d’un coup d’œil la pièce meublée d’un fauteuil et d’un bureau vide au-dessus duquel avaient été punaisées quelques photos de visages et de bâtiments inconnus.

— Qui es-tu ? assena-t-il.

Son père le regarda sans rien dire. Christopher se précipita sur lui et le saisit par le bras.

— Et puis on s’en fout, tu rentres avec moi à la maison et tu donnes à ces hommes ce qu’ils veulent !

— Lâche-moi, aboya Edward en se dégageant d’un mouvement brusque.

Christopher l’attrapa par le col et planta son visage devant le sien.

— Tu es une ordure ! Une ordure qui se croit plus intelligente et au-dessus de tout ! Mais tu n’es qu’un malade mental, un sadique !

Et, d’un geste brutal, il tira son père jusqu’au bas de l’échelle.

— Monte ! lui ordonna Christopher.

Son père le regarda sans bouger.

— Monte cette putain d’échelle !

Edward détourna le regard.

Christopher le menaça d’un poing.

— Exécuter ta femme, ça ne te suffit pas ! Tu veux aussi tuer ton petit-fils ?! C’est ça ? Monte !

— Tu crois quoi ? Que j’ai passé ma vie à vivre dans le secret pour tout révéler maintenant ?

Christopher écrasa son poing dans l’estomac de son père qui se courba en deux.

— Monte cette échelle, répéta froidement Christopher.

Le souffle court, Edward leva des yeux amusés vers son fils.

— Tu vois que toi aussi tu uses de la force pour obtenir ce que tu ne peux avoir…

Et il se laissa tomber à terre.

Dans un sursaut de rage, Christopher souleva son père et le chargea sur son dos. Mais l’homme était trop lourd et il se débattit avec hargne. Le corps glissa, Christopher perdit l’équilibre et lâcha son père dont la jambe heurta le sol dans un sinistre craquement d’os. La plainte d’Edward résonna dans la petite pièce.

À bout de forces et de nerfs, Christopher s’appuya contre un mur. Ses lèvres se mirent à trembler et des larmes lui brûlèrent les yeux.

— Pourquoi tu fais ça ? demanda-t-il entre deux pénibles inspirations.

Edward se redressa sur les coudes et se traîna jusqu’à un mur en grimaçant. En se tortillant, sa chemise s’ouvrit et Christopher remarqua que quelque chose en dépassait.

Sans laisser à son père le temps de réagir, il lui arracha ce qu’il avait semble-t-il essayé de cacher sous ses vêtements.

— C’est quoi, ça ? dit-il en brandissant une petite liasse de feuilles.

Edward regarda ailleurs.

Christopher feuilleta rapidement les documents. Il y vit à plusieurs reprises le mot patient 488, des colonnes de chiffres entrecoupées d’annotations manuscrites. Des dates figuraient en haut de chaque page. Elles partaient d’aujourd’hui et remontaient jusqu’à l’année 1976. Il y reconnut aussi les graffitis similaires à ceux qu’il avait déjà vus sur les photos présentes dans le dossier compilé par Adam. Sauf qu’ici, toutes les images avaient été agrandies et les contours des trois formes de poisson, d’arbre et de feu surlignées de couleurs différentes afin de mieux les identifier.

— C’est quoi ?

Edward soupira.

— Parle ou je te jure que la douleur que tu ressens n’est rien… le menaça Christopher en levant le pied au-dessus de la jambe brisée de son père.

Le vieil homme grimaça et leva une main en signe de renoncement.

— OK… Derrière toi, sous le bureau, il y a un buffet. Ouvre-le, dit Edward.

Christopher se retourna.

— Avec une enveloppe piégée aussi ?

— Non. Je n’avais pas prévu que quelqu’un vienne jusqu’ici.

Christopher ouvrit le buffet avec prudence.

Il s’y trouvait seulement une bouteille d’alcool et une boîte à cigares.

— Tu te fous de moi ?

— Donne-moi la bouteille de whisky et la boîte à cigares !

— Parle ! s’emporta Christopher.

— Tu n’as pas l’étoffe d’un bourreau, Christopher. Et moi, j’ai vécu à une époque où chacun d’entre nous a été préparé à souffrir pour garder ses secrets. Donne-moi cette bouteille, un verre et un cigare pour me soulager, et je te parlerai.

Christopher ne cessait de compter les secondes qui le séparaient de Simon qu’il avait dû abandonner avec ce tueur sans âme.

Pris en otage, il remplit un verre de whisky qu’il posa sans ménagement à côté de son père. Ce dernier le prit d’une main hésitante et avala une gorgée du liquide ambré. Christopher le regarda faire, brûlant d’impatience.

— Le cigare si tu parles, dit-il d’une voix pleine de mépris.

Son père reposa le verre à côté de lui en poussant un soupir d’aise.

— Le dossier que tu as pris sur moi est le suivi médical et psychologique du patient 488 de Gaustad depuis 1977. Ses analyses sanguines mensuelles, son comportement au jour le jour et ses dessins…

— C’est donc bien toi qui le surveillais ?

— Oui…

— À quoi cela te servait-il ? Qu’est-ce que tu cherchais ? Dépêche-toi !

— Les recherches que nous avons effectuées et les résultats que nous avons obtenus dépassent tout ce que tu peux imaginer, Christopher, commença Edward comme s’il avait savamment dosé l’attente que son fils était capable d’endurer. Et ces recherches méritent tous les sacrifices.

— C’est quoi ces recherches qui valent la vie de ta femme et de ton petit-fils ?

— Un cigare, demanda Edward.

— Réponds !

Edward détourna la tête. Christopher décocha un coup de pied dans la jambe de son père qui hurla de douleur. Mais son cri terminé, il s’enferma de nouveau dans son mutisme d’un air de défi.

Christopher céda. Il prit un cigare et le briquet plaqué or rangé dans la boîte et les jeta à son père. Ce dernier ramassa les objets un à un et alluma son cigare. Il tira une bouffée.

— Maintenant, parle. C’est quoi cette foutue découverte que Lazar veut connaître ?

Une volute de fumée flotta dans l’air, dissimulant un instant Edward. Quand le nuage se dissipa, le visage du vieil homme n’était plus le même.

— Ce que j’ai vu et compris fait qu’aujourd’hui, je ne peux plus regarder un humain normalement. Voici le résultat de nos recherches. Chaque fois que je vois quelqu’un, je me dis : s’il savait…

Pour la première fois, Christopher distingua chez son père une expression qu’il ne lui connaissait pas. Son regard s’était animé. Quelque chose de passionné brûlait en lui, une flamme qu’il leur avait cachée toutes ces années sous un masque d’indifférence et d’austérité.

Christopher avait peut-être encore une chance d’obtenir ce que Lazar voulait entendre. Mais il allait devoir faire preuve de beaucoup d’habileté pour amener son père à la faute.

— S’il savait quoi ?

Edward inspira une nouvelle bouffée, ignorant la question de son fils.

Christopher garda son calme et poursuivit :

— Tu as dit nos recherches. Je croyais que tu étais seul.

Edward orienta son regard de façon à peine perceptible vers un point situé au-dessus de son bureau, avant de baisser les yeux.

Habitué à scruter les réactions des personnes qu’il interviewait dans le cadre de son métier, Christopher remarqua ce détail et se retourna à son tour vers le mur couvert de photos qu’il n’avait vu que brièvement.

On y reconnaissait des clichés de constructions antiques d’apparence grecque, asiatique et certainement égyptienne. Une carte des constellations et même des peintures rupestres d’une grotte préhistorique.

Seule une image était différente parmi toutes ces représentations. Une photo en noir et blanc punaisée au-dessus de toutes les autres, où l’on voyait trois hommes vêtus de blouse blanche et portant des lunettes aux montures épaisses si typiques des années soixante. Ils souriaient tous à l’objectif, et Christopher reconnut son père, plus jeune, au centre.

— C’est quoi cette photo ? Qui sont ces hommes avec toi ?

Edward se contenta de poser un regard impassible sur son fils.

— Donne-moi la bouteille de whisky en entier, j’ai trop mal.

— Ce sont eux que tu appelais au téléphone ? rétorqua Christopher, ignorant la question. Et puis c’est quoi cette île à laquelle tu faisais allusion et où se trouvent d’autres documents ?

Edward se massa le haut de la jambe dans une grimace de douleur.

— Tu es au moins aussi perspicace que ton frère. Mais tu devrais savoir que cela ne paye pas…

Christopher sentit un vertige lui tourner la tête.

— Oui… j’ai été obligé de le faire.

Christopher écrasa ses ongles dans la paume de ses mains, tremblant de rage.

— Comment as-tu pu faire ça ?

Edward considéra son fils avec une moue navrée.

— Tout est la faute de ta mère.

— Quoi ?

— Quand ton frère n’arrivait pas à trouver du travail après ses études de finances, ta mère était très angoissée. Elle me harcelait en permanence pour que j’intervienne et que j’aide ton frère. Cela a fini par m’empêcher de travailler sur mes projets personnels. Si bien qu’un jour, j’ai fait ce que je n’aurais jamais dû faire : aider Adam à entrer chez Gentix. La seule société dans laquelle j’avais des relations. Adam n’en a jamais rien su, mais c’est moi qui ai demandé à Parquérin d’accepter sa candidature. Pas une seconde je n’aurais pu imaginer ce qui allait se passer ensuite…

— Adam a découvert que le LS 34 était encore produit et livré à un hôpital psychiatrique d’Oslo, enchaîna Christopher.

— C’est exact. Et quand j’ai appris que ton frère commençait à fouiner de ce côté-là, j’ai plusieurs fois essayé de l’en dissuader, anonymement bien sûr, mais il n’a rien voulu entendre. Malgré les menaces que j’ai fait peser sur Nathalie et Simon…

Christopher frissonna d’effroi. Mais il garda le silence, laissant son père se confier sur ses crimes et, il l’espérait, sur l’objet de ses recherches qui intéressait tant Lazar.

— Il n’était pas prévu qu’Adam meure, maugréa Edward en admirant les reflets ambrés dans son verre. L’accident n’était pas prévu… Ce soir-là, il devait juste prendre conscience que ceux qu’il aimait étaient vulnérables. Vu que je l’avais menacé dans une lettre anonyme de représailles sur son fils, lorsqu’il a entendu parler des vomissements inexpliqués de Simon, il a paniqué.

— Tu as rendu Simon malade pour faire peur à Adam ?

À chaque révélation, Christopher peinait à croire au machiavélisme glacial de son père.

— Le vomitif que je lui ai donné n’a eu d’effet que pendant deux heures. Ce n’était rien, repartit Edward d’un geste agacé. Ton frère a seul pris des risques en conduisant comme un fou sur la route pour revenir de chez ses amis au plus vite. C’est lui seul le responsable de sa mort et de celle de sa femme. C’est lui qui a rendu Simon orphelin. Pas moi.

Christopher luttait contre une dévorante pulsion de violence à l’égard de son père. Mais la vie de Simon passait avant sa soif de vengeance.

— Pourquoi vos recherches doivent-elles à ce point rester secrètes ? Pourquoi tant de morts pour les protéger ?

— Parce qu’en révéler la teneur ferait plus de morts encore… et parce que j’ai juré fidélité à ceux qui ont financé ces recherches.

— Dans le cadre du projet MK-Ultra ?

— J’ai soif. Donne-moi la bouteille.

— Réponds d’abord.

Edward haussa les épaules. Christopher prit un air navré.

— Et dire que tu fais preuve d’une loyauté dont ils n’ont que faire. Il m’a fallu deux jours pour découvrir que le projet patient 488 était financé par la CIA via le programme MK-Ultra. S’ils avaient vraiment voulu que cela reste secret, ils y auraient consacré des moyens plus efficaces. Tu te bats pour une cause qui n’en est plus une et pour des gens qui se fichent de toi.

Le père de Christopher tira une nouvelle bouffée sur son cigare et soupira.

— Donne-moi la bouteille de whisky ou tu ne sauras plus rien.

Christopher se leva, déposa la bouteille d’alcool par terre et revint s’adosser au mur, à moitié vaincu. Comment briser la carapace d’indifférence de son père, comment le forcer à sauver son petit-fils ? Comment toucher le cœur de cet homme qui avait malgré tout été son père ?

— Tu sais… même si tu as partagé notre vie pendant toutes ces années, même si tu nous as portés dans tes bras quand nous étions encore petits, Adam et moi… je veux bien croire qu’au fond, tu ne nous aimais pas. En tout cas pas assez au regard de ton ambition professionnelle, et tu sais quoi, je ne t’en veux pas. Mais de là à provoquer la mort de ton fils et à laisser tuer maman ? D’ailleurs, pourquoi tu n’as pas utilisé ton enveloppe piégée lorsque ce Lazar menaçait de la tuer ? Tu n’avais pas besoin d’attendre qu’il pointe son arme sur Simon…

— Parce que, si on s’en sortait, ta mère serait devenue une menace pour la confidentialité de mes recherches. J’ai laissé Lazar faire ce que j’aurais eu à faire moi-même.

Un coup de poing dans l’estomac lui aurait fait le même effet.

— Mais tu es intervenu pour sauver Simon… reprit Christopher, la gorge nouée. Parce que je sais que tu es différent avec lui… D’ailleurs, il l’a toujours senti et Dieu sait s’il t’aime. Après la mort d’Adam et de Nathalie, tu lui as offert tout ce que son père n’avait pas eu le temps de lui transmettre et que j’étais incapable de lui donner… Ta vie a peut-être été consacrée à tes recherches, mais aujourd’hui, ce qui donne du sens à ton existence, c’est Simon et la profonde affection que vous avez l’un pour l’autre.

Christopher termina de parler sans bouger, le regard flou de larmes.

Dans le silence qui succéda, Edward se pencha en avant et tira plusieurs feuilles qu’il avait cachées dans son dos.

— L’humanité a besoin de gens comme nous pour progresser, dit-il en étalant les feuillets autour de lui. Des gens qui font passer la science et son pouvoir avant leurs sentiments.

— Il y a quoi sur ces documents ? demanda Christopher.

Son père prit la bouteille de whisky et la vida sur ses jambes et les feuilles.

Christopher comprit alors trop tard comment son père l’avait manipulé tout au long de la conversation. D’un geste vif, Edward saisit le briquet avec lequel il avait allumé son cigare et enflamma ses vêtements et les feuilles trempées d’alcool. En l’espace d’un clin d’œil, le corps du vieil homme s’embrasa, comme s’il avait été frappé par un cocktail Molotov.