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De son côté, Christopher avait commencé à parcourir les livres de la bibliothèque en espérant cerner la teneur des expériences que son père avait menées sur Lazar et ses autres cobayes. Il avait débuté par le document en apparence le plus simple, la fiche plastifiée montrant la coupe transversale d’un cerveau humain.

L’organe était divisé en trois zones. La partie la plus en surface du crâne était désignée par le terme de « cerveau néo-mammalien », la seconde couche, un peu plus profonde, était nommée « cerveau limbique », et la troisième, la plus petite, la plus enfouie dans le crâne et la plus proche de la moelle épinière, avait été baptisée « cerveau reptilien ». Christopher remarqua que cette dernière zone était plus usée que les deux autres, comme si on l’avait plus souvent touchée.

Christopher retourna l’affichette et y trouva un résumé de la théorie de Paul MacLean publiée, semblait-il, en 1969.

Le neurobiologiste expliquait qu’au cours de l’évolution, le cerveau humain ne s’était pas formé d’un seul bloc et en une seule fois. Il était le résultat d’une addition de trois cerveaux qui se seraient ajoutés l’un à l’autre au cours de millions d’années.

Le plus enfoui, celui qui se trouvait au centre de la spirale, était donc le plus ancien. En l’occurrence le reptilien. Celui qui assure les réflexes de respiration, de battement du cœur. Et qui guide nos réflexes et nos émotions primitives, comme la reproduction, la peur, tout ce qui touche à l’instinct de survie. Cette partie du texte était soulignée, faisant écho à l’usure de la zone concernée sur le schéma au recto.

MacLean décrivait ensuite le cerveau limbique, selon lui plus impliqué dans la fonction de mémoire, et enfin le dernier, le néo-mammalien, qui contrôlait le langage, le raisonnement logique, ce que l’on qualifie grossièrement d’intelligence.

Christopher s’apprêtait à s’emparer de l’ouvrage sur la neurobiologie quand Sarah fit irruption dans la pièce.

— Il y a une salle d’opération au fond. J’y ai trouvé deux trucs qui devraient nous intéresser. D’abord une machine à laquelle je ne comprends rien. Et puis ça…

Sarah tenait dans la main un petit dictaphone d’époque.

— Il était par terre.

— Dis-moi qu’il y a une cassette et que le lecteur fonctionne encore, la supplia Christopher.

— Il y a une cassette à l’intérieur, mais j’ai préféré attendre d’être avec toi pour vérifier si la lecture est encore possible.

Sarah appuya sur lecture et, sans surprise, rien ne se produisit. Elle retira les anciennes piles de leur compartiment puis dévissa le culot de sa lampe torche. Elle en récupéra les piles neuves et poussa un soupir de soulagement en constatant qu’elles étaient compatibles avec l’ancien dictaphone.

Christopher se rapprocha pour être sûr de ne rien rater. Sarah appuya sur la touche Play.

On entendit un son distordu et Sarah stoppa net la lecture.

— Mais qu’est-ce que tu fais ? s’exclama Christopher.

— Ce bruit, ça veut dire que la bande est tordue et qu’elle va se casser ou se déchirer.

— Montre-moi !

Sarah éloigna la cassette de la main de Christopher.

— Il faut remettre la bande droite et ensuite essayer de la rembobiner à la main. Ça demande de la patience et de la minutie. Pas sûre que tu sois en état…

— T’as raison.

Sarah remonta à l’étage, ressortit du bâtiment pour récupérer un tournevis dans la boîte à outils et rejoignit Christopher dans la salle d’étude de son père. Puis elle prit place derrière le bureau, éjecta la cassette et en dévissa la coque.

Christopher s’assit par terre, à côté de sa pile de livres, et consulta avec intérêt le manuel consacré à la neurobiologie. Le livre était si complet, si précis et si technique qu’il ne savait pas par où commencer. Il y reviendrait peut-être plus tard et s’intéressa à l’ouvrage consacré aux Vikings.

Il constata avec soulagement qu’ici, certains paragraphes étaient soulignés. Et ces derniers traitaient tous de la façon dont les Vikings terrorisaient leurs ennemis. L’auteur y développait la façon dont ce peuple parvenait à conditionner leurs enfants en leur inculquant dès le plus jeune âge la peur comme une faiblesse et une faute et non comme un réflexe naturel de protection. À force de répétition et de coups, ils transformaient leur progéniture en véritables machines de combat.

Christopher leva les yeux de l’ouvrage, commençant peut-être à comprendre le thème qui sous-tendait les recherches de son père.

Assise derrière le bureau, tout à son ouvrage de réparation, Sarah manipulait la bande magnétique tordue avec une précision et une précaution qui confinaient à la chirurgie. Elle avait récupéré le crayon à papier qui traînait encore là et l’utilisait pour manipuler la bande sans la souiller de ses doigts. Quand elle l’aurait remise à plat, elle n’aurait plus qu’à la rembobiner en faisant tourner les moyeux grâce au crayon à papier.

Poussant un soupir en se massant la nuque, Christopher regarda sa montre. Dans six heures trente maintenant, Lazar allait les rappeler.

— T’en es où ? pressa-t-il Sarah.

Elle se redressa, prenant elle aussi quelques secondes de répit. La bande s’était avérée beaucoup plus emmêlée et tordue qu’elle ne le croyait. Elle n’avait aucune certitude de parvenir à la rembobiner sans la déchirer.

— Laisse-moi encore un peu de temps, se contenta-t-elle de répondre. Et toi, tu trouves quoi ?

— Il y a quelque chose qui se dessine, mais faut que j’en lise plus.

Christopher se remit au travail et s’empara du Singe nu du zoologiste Desmond Morris. Il fut surpris de voir qu’un seul passage avait été souligné. Le paragraphe sélectionné expliquait que certaines phobies humaines, comme celles des araignées ou des serpents, avaient très probablement une origine évolutive profonde puisqu’elles étaient universelles chez l’homme. En d’autres termes, elles étaient l’héritage de nos ancêtres, qui eux-mêmes n’étaient pas encore des hommes.

À cette lecture, Christopher commença à sentir que son intuition se confirmait.

Il rangea Le Singe nu à ses côtés et ouvrit l’un des derniers livres oubliés sur la bibliothèque : un recueil de témoignages sur les pires moments de vie des soldats de la guerre 14-18. Il lui fallut deux heures supplémentaires pour tous les lire, mais, lorsqu’il eut terminé l’étude du dernier paragraphe, son cœur battait un peu plus vite.

Avant de livrer sa conclusion à Sarah, il voulut être certain de n’avoir rien raté. Et ce qu’il apprit dans les biographies de Marie-Antoinette et de Thomas More faillit lui arracher un cri de victoire. Pour chacune de ces biographies, les seules pages soulignées racontaient la terreur des deux condamnés à mort et comment l’un et l’autre, au fond de leur prison, avaient vu leurs cheveux blanchir en l’espace d’une nuit.

Christopher referma les dernières pages et se tourna vers Sarah.

— Je crois que j’ai compris…

Sarah releva lentement la tête de sa bande magnétique, interrogeant Christopher du regard.

— Leurs recherches concernaient la peur. Avec un grand P. C’est le sujet récurrent souligné dans chacun des ouvrages…

— … et le patient 488 de Gaustad est mort de peur.

Christopher se leva, comme saisi par une révélation, oubliant presque la gravité du moment.

— Mon père et ses associés étudiaient donc les mécanismes de la peur chez l’homme. Mais, en s’intéressant tout particulièrement au cerveau reptilien, ils cherchaient à décrypter non pas les peurs, mais la peur au sens universel. Celle qui se meut au fond du cerveau de toute l’espèce humaine. La peur originelle gravée, qu’on le veuille ou non, dans notre mémoire collective. Et par conséquent, celle contre laquelle on ne peut pas lutter.

Sarah approuva en développant l’idée de Christopher.

— Et on peut aisément supposer que si la CIA était mêlée à ça et que ton frère a soupçonné une application militaire, c’est que les recherches de ton père et de ses associés visaient la fabrication d’une arme. Une espèce d’arme psychologique capable de déclencher une peur incontrôlable chez n’importe quel ennemi.

— Exactement, approuva Christopher, ravi de voir que Sarah aboutissait à la même conclusion que lui. Restent trois questions : comment ont-ils procédé pour essayer d’identifier cette peur ? L’ont-ils trouvée ? Et à quoi ressemble-t-elle ?

— Si la peur qu’a ressentie le patient 488 a pu le tuer, on peut supposer que la réponse à la seconde question est oui, répondit Sarah. Les cobayes qui ont servi ici aux expériences de ton père ont éprouvé la peur absolue.

Elle semblait troublée, mais le moment n’était pas à la réflexion.

— Pour les deux autres questions, reprit-elle, il nous manque des pièces du puzzle. Les seuls éléments tangibles à notre disposition sont cet étrange appareil de mesure dans la salle d’opération et cette bande magnétique.

Christopher regarda sa montre. Il leur restait quatre heures et vingt-deux minutes exactement pour répondre à Lazar.

— Termine ton travail sur la cassette, je vais voir cette machine.

Christopher quitta précipitamment la pièce pour rejoindre la salle d’opération.

À la lueur de sa lampe de poche, il repéra vite l’appareil dont lui avait parlé Sarah.

Il fut lui aussi incapable de donner plus de sens à la deuxième jauge surmontée de la lettre T et graduée de la notion – X jusqu’à l’énigmatique lettre P. Il eut beau imaginer toutes sortes d’hypothèses sur la signification de ces lettres, aucune ne lui sembla cohérente.

Il inspecta de nouveau l’appareil avec une minutie infinie, à la recherche d’une inscription, d’un petit bouton qu’ils n’auraient pas vus. N’importe quoi qui puisse l’aider à percer le mystère de cette boîte.

C’est au cours de ce nouvel examen qu’il souleva la machine et y découvrit une mince plaque de métal vissée.

Il trouva un scalpel avec la pointe duquel il parvint à desserrer les quatre vis, retira la lamelle métallique et révéla deux minuscules boutons. Au-dessus du premier était écrit « reset » et au-dessus du second « memory ».

Christopher fonça vers une des armoires vitrées de la salle d’opération et en ouvrit les tiroirs. La plupart contenaient des restes de bandages, des sachets en plastique et même quelques ustensiles médicaux. Ce n’est que dans un carton abandonné au fond du placard le plus bas qu’il trouva des fournitures de bureau, dont un paquet de rubans d’impression encore sous film. Il déchira le plastique et retourna vers l’imprimante où il remplaça les vieux rubans secs par les nouveaux.

Une fois que tout lui sembla en ordre, il appuya sur le bouton « memory » censé restituer la ou les dernières impressions effectuées. Puis il attendit, les yeux rivés sur l’appareil, retenant son souffle.

Soudain, les rails de l’imprimante se calèrent, comme s’ils s’apprêtaient à lancer une impression. Christopher serra le poing contre ses lèvres.

— Démarre ! Démarre, bordel ! fulmina-t-il.

Sa voix résonna dans la grande salle. Il se pencha au-dessus de l’appareil pour vérifier que rien ne coinçait le mécanisme et retint son souffle quand l’aiguille à imprimer se mit à frapper contre le ruban dans un grésillement aigu.

Quand la première feuille sortit centimètre par centimètre, il mit un peu de temps à saisir ce qu’il voyait. C’est lors de la seconde impression qu’il comprit.

Et lorsque l’imprimante cracha la troisième feuille, il laissa échapper un souffle de stupéfaction.

Il s’empara des trois documents et retourna voir Sarah en courant.

*

Épuisée par son travail d’horloger, Sarah terminait de tendre la bande qu’elle avait enfin redressée sur les têtes de lecture. Un dernier tour de crayon et elle releva la tête en laissant échapper un long soupir. Elle avait terminé.

Christopher déboula au même moment dans la pièce en brandissant des feuilles.

Sarah lui fit signe de ne pas faire de bruit.

— J’ai terminé de rembobiner la bande. Écoute.

Christopher se figea quand l’inspectrice appuya sur la touche « Play » du vieil appareil.

On entendit un souffle, des bruits de manipulation, puis une voix. Christopher frissonna en reconnaissant celle de son père.

« 12 septembre 1968. Deuxième année et quarante-six jours de recherche, Nathaniel Evans. Le LS 34 s’est avéré être un très bon accélérateur de régression sous hypnose sur nos trois patients. Nous avons ce matin atteint le troisième palier temporel que nous ne pensions franchir que dans une quinzaine de jours. Le graphortex fonctionne mieux que nous l’espérions et offre une lisibilité troublante des images le plus émotionnellement impactantes générées dans l’esprit de nos sujets sous hypnose… Les données visuelles imprimées sont… conformes aux étapes évolutives majeures du genre humain… Nous devons cependant pousser plus loin la régression afin d’obtenir le résultat cherché et fournir au département de la Défense des éléments exploitables… »

Il y eut d’autres bruits mécaniques et l’enregistrement se termina.

Christopher et Sarah écoutèrent en silence la fin de la bande, espérant recueillir d’autres confessions, mais on ne percevait plus qu’un souffle. Sarah laissa malgré tout le magnétophone tourner pour être certaine de ne rien rater.

Sans dire un mot, Christopher tendit les trois feuilles qu’il avait imprimées et guetta la réaction de Sarah.

À son tour, elle n’en revint pas. Sur chacune d’elles s’étalait un dessin grossièrement tracé, mais dont la forme était reconnaissable : un poisson, un arbre et des flammes.

— Où as-tu trouvé ça ?

— C’était dans la mémoire de l’appareil, le graphortex, murmura Christopher. Et si j’ai bien compris, ces images viennent du cerveau des cobayes que cette machine a été capable d’enregistrer et de retranscrire.

Sarah mit un temps avant de se reprendre. La découverte était difficile à assimiler.

— Ces impressions sont les images que les cobayes voyaient dans leur tête au cours de leur séance d’hypnose. Celles qu’ils reproduisaient inlassablement ensuite sur les parois de leurs cellules.

Christopher avait peine à y croire lui-même.

Sarah reprit les feuilles et les contempla à nouveau.

— Résumons. Les recherches de ton père tendaient à identifier la peur universelle, celle qui serait commune à toute l’espèce humaine. Et pour cela, il aurait inventé un appareil capable d’enregistrer et d’imprimer les images produites par le cerveau de ses cobayes. Des cobayes soumis, semble-t-il, à une hypnose qualifiée de régressive. Autrement dit qui remonte dans le temps, si je ne me trompe pas. Et ce sont ces trois symboles du poisson, de l’arbre et du feu qui en résultent chaque fois, quel que soit le cobaye…

— Sur l’enregistrement, mon père parle à un moment d’atteindre le troisième palier, dit Christopher en allant chercher la fiche plastifiée présentant la découpe triunique du cerveau humain.

— Autrement dit… tu penses qu’ils ont fait régresser leurs cobayes jusqu’à explorer les souvenirs inconscients contenus dans le cerveau reptilien. À se remémorer des émotions qui ne font pas partie de leur propre vécu, mais de celui de l’espèce humaine… Là où se trouvent les réflexes incontrôlables, et la peur à l’état pur. Admettons, mais la signification des trois symboles, c’est quoi, c’est la représentation de cette peur universelle ?

Christopher ne répondit pas tout de suite. Et puis tout d’un coup, il saisit le manuel de neurobiologie qu’il avait parcouru quelques heures plus tôt sans rien y comprendre.

Il chercha avec succès un chapitre consacré au cerveau triunique. Il lut quelques lignes et s’arrêta.

— Non, ce ne sont pas les symboles de la peur.

— Alors, c’est quoi ? demanda Sarah, inquiète.

— Je…

— Quoi ? Qu’est-ce que t’as lu ?

Christopher se mordit l’intérieur de la joue, regarda Sarah d’un air dépassé, puis se mit à relire le passage qu’il venait de consulter. À voix haute et d’un débit haché.