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Mark Davisburry se tenait sur une passerelle surplombant la gigantesque salle du centre d’expérimentation. Un espace voûté de quatre-vingt-deux mètres de long. Presque la dimension d’un terrain de football, s’étalant sur la largeur d’une autoroute à quatre voies et la hauteur d’un immeuble de quatre étages. Au centre reposait une sphère de métal de six mille tonnes, d’un diamètre de huit mètres, recouverte de milliers de photodétecteurs octogonaux, constituant le maillage le plus fin jamais produit de piège à neutrinos.
Par moments, des impulsions de lumière émaillaient la surface sphérique, indiquant qu’une particule chargée électriquement venait de traverser la nasse. Cette décharge était immédiatement analysée pour éliminer les particules de photons, protons et autres matières connues pour ne retenir que l’énigmatique neutrino, qui jusqu’alors n’était apparu sur aucun écran de détecteur parmi la petite dizaine en fonction dans le monde.
Tout autour de la sphère, une vingtaine de personnes équipées de casque de chantier admiraient le chef-d’œuvre de technologie qui allait leur permettre d’entrer dans l’histoire.
Le technicien en chef leva un regard interrogateur vers l’architecte de ce projet titanesque. Gonflé par la solennité du moment, Mark Davisburry inspira.
— Mes collègues et amis, précurseurs et génies infatigables. C’est aujourd’hui que tout votre travail trouve son accomplissement. D’ici quelques heures ou même quelques minutes, l’histoire du monde prendra un nouveau virage.
Davisburry adressa un signe de tête au technicien en chef qui se tenait près d’une console de contrôle. Ce dernier appuya sur un bouton vert. Toutes les lumières du centre s’éteignirent brièvement lorsque le courant fut injecté dans le détecteur et un vrombissement fit trembler le sol. L’équipe, qui avait jusque-là retenu son souffle, laissa échapper une clameur de joie.
Mark Davisburry se revit plus jeune, priant à genoux dans une église de son petit village de Pennsylvanie, sentant vibrer au fond de lui l’existence de cette âme qui ne pouvait mourir. Il revécut l’enthousiasme fou qui s’était emparé de lui lorsqu’il avait décidé de financer et de superviser la folle quête de Nathaniel Evans à la CIA. Puis les images des premières expériences sur les cobayes humains se mêlèrent à ses lectures nocturnes des livres des morts, et enfin les premiers résultats. Les cinq points, ces nuits entières passées à scruter l’espace jusqu’à l’intuition géniale de la matière noire et enfin la preuve qui allait tout changer. Celle qui allait asseoir la religion au sommet de la société. Celle qui allait transformer toutes les peines humaines, toutes les angoisses en espoir.
Un bip bref et particulièrement fort le tira de ses pensées. Comme l’ensemble des scientifiques présents ce jour-là, il savait ce que ce signal voulait dire.
Le technicien en chef contrôlait déjà les écrans et procédait aux vérifications à toute vitesse. Il s’y reprit à deux fois pour être certain, toute l’équipe suspendue à son verdict.
Finalement, il releva la tête, les yeux luisants d’une émotion indicible. Mark Davisburry serra les poings de victoire : en quelques minutes, la puissance de leur capteur s’était avérée sidérante. La sphère géante venait de capturer un neutrino. Une première mondiale qui ne représentait pourtant que la moitié de l’objectif final.
Restait maintenant le dernier test. Celui qui consistait à décrypter le code électrique du neutrino pour voir s’il traduisait une forme de pensée intelligente. Une expérience inédite fondée sur les toutes dernières découvertes de la pensée binaire.
— Procédez à l’analyse, ordonna fébrilement Davisburry en descendant de sa passerelle à toute vitesse.
Le technicien responsable du programme tira une chaise et s’installa devant un autre ordinateur, entouré de toute l’équipe qui regardait par-dessus son épaule. Il pianota quelques instructions sur son clavier et une série de 1 et de 0 envahit brutalement l’écran.
— Il envoie un signal, murmura-t-il les yeux écarquillés. Il envoie un signal…
Mark Davisburry venait d’arriver à son tour près de l’ordinateur, une main écrasée sur la bouche, ne croyant pas lui-même au miracle auquel il assistait.
Dans son équipe d’hommes et de femmes, certains faisaient le signe de croix ou tripotaient leurs médailles et crucifix tandis qu’un autre lisait à voix basse une longue prière qu’il avait écrite exprès pour l’occasion.
L’écran cessa d’afficher sa série de chiffres et un curseur clignotant attendit une validation pour le décodage.
Mark Davisburry leva le doigt solennellement et pressa la touche « Entrée ». Une jauge de calcul s’afficha sur l’écran et commença à grandir, au fur et à mesure du déchiffrage.
D’ici quelques secondes, ils liraient le message inscrit dans la particule de matière noire qu’ils venaient de capturer. Une découverte inouïe qui prouverait l’existence et la survie de l’âme.
La barre venait de dépasser les 50 % de progression et une impatience insoutenable électrisait le groupe de scientifiques. Mark Davisburry lui-même, d’ordinaire calme, ne put s’empêcher de se rogner la peau du pouce.
72 %. L’air semblait manquer à chacun. Une des chercheuses tourna de l’œil. Deux de ses collègues la soutinrent sans pour autant quitter des yeux le décompte. 96 %.
Mark Davisburry s’arrêta de respirer.
À ses côtés, les membres de l’équipe s’étaient instinctivement rapprochés de l’écran. Et soudain retentit un bip annonçant l’affichage du décodage final.
Mark Davisburry n’osait ouvrir les yeux. Autour de lui, il entendit quelqu’un retenir sa respiration de stupeur. Un autre murmura : « Mon Dieu… ça a marché… La vie éternelle est… une réalité… »
— Monsieur, regardez ! Nous avons la preuve que la particule est vivante et… consciente.
— Le Salut du Seigneur existe… chuchota une femme dans une explosion de soulagement. Il existe…
Mark Davisburry venait de saisir le rebord du bureau supportant l’ordinateur, comme quelqu’un essayant de lutter contre un vertige. Il avait réussi.
Il se tourna vers les chercheurs dont les cris d’allégresse s’envolaient dans l’air. Certains s’embrassaient, d’autres pleuraient de joie en s’étreignant.
Davisburry les regarda, d’abord avec de la joie dans le cœur et le regard. Mais lorsqu’il reporta son attention sur l’écran de son ordinateur, la jubilation laissa place à l’inquiétude. La puissante machine qu’ils avaient développée au cours de ces années était parvenue à décrypter une fraction de la mémoire de l’âme capturée. Et ce qu’il y vit le glaça d’effroi.
Cela ne pouvait pas être possible. Il devait y avoir une erreur. Forcément !
Les membres tremblants, Davisburry allait relancer le décodage de la particule capturée lorsque le détecteur signala l’acquisition de cinq autres neutrinos.
Alors qu’autour de lui l’équipe scientifique redoublait d’élans de satisfaction, Davisburry redoutait le pire. Désormais seul à regarder l’écran de contrôle, il réordonna le décryptage de la première particule et exécuta en parallèle le décodage des traces mnésiques des cinq nouveaux signaux électriques.
Les résultats tombèrent l’un après l’autre et seule son immense fierté lui épargna l’évanouissent devant son équipe.
— Mon Dieu, pardonnez-moi, chuchota Davisburry.
Livide, il allait ordonner à tout le monde de se taire, de cesser immédiatement cette débauche pour leur annoncer leur échec, leur monstrueux échec. Mais il se ravisa. L’erreur était trop grave
Alors, sans que personne lui prête attention au milieu des congratulations mutuelles et des esprits grisés, Davisburry s’éloigna lentement du groupe et regagna son bureau.
*
Christopher et Sarah avaient profité de la diversion provoquée par la mise en marche du nouveau capteur géant de neutrinos pour s’introduire dans la vaste salle du module.
Cachés derrière des chariots de matériel, ils avaient attendu que Mark Davisburry descende auprès de son équipe pour emprunter l’escalier et grimper discrètement en haut de la passerelle.
De là, ils avaient pénétré dans son bureau, déverrouillé son ordinateur grâce au mot de passe révélé par Joana et commencé à télécharger l’intégralité du disque dur sur une clé USB.
Désormais accroupi devant l’ordinateur, Christopher surveillait le téléchargement tandis que Sarah continuait à filmer avec fébrilité l’événement qui se déroulait à quelques mètres sous leurs pieds.
— J’ai l’impression qu’ils ont bientôt terminé.
— Allez, allez ! s’impatienta Christopher, voyant qu’il n’en était qu’à 56 % de téléchargement.
Sarah entendit soudain des pas approcher vers le bureau. Elle se positionna juste à côté de la porte et fit signe à Christopher de se cacher sur-le-champ.
Le transfert allait se terminer d’une seconde à l’autre et Christopher avait déjà la main sur la clé USB, prêt à la retirer, quand la porte du bureau s’ouvrit. Sarah attrapa le bras de l’intrus et le jeta à terre avant de lui plaquer une main sur la bouche.
Mark Davisburry laissa échapper un cri de peur et de douleur. Sarah leva la main pour l’assommer.
— Attends, lança Christopher. Vous êtes Mark Davisburry ?
L’homme cligna des yeux.
— Ma coéquipière va retirer sa main de votre bouche. Mais si vous appelez à l’aide, elle vous brise la nuque. C’est clair ?
L’homme d’affaires observa les deux intrus qu’il croyait morts et abaissa de nouveau les paupières en signe d’acquiescement.
Sarah relâcha lentement sa pression.
— Écoutez-moi bien, déclara Christopher, très nerveux… Je ne fais pas ça pour la gloire, l’argent ou je ne sais quoi, je fais ça pour sauver mon enfant. Dites-moi ce que vous avez trouvé en lançant votre nouveau programme. J’en ai besoin pour le sauver.
Davisburry fit non de la tête.
Au même moment, on entendit un bip numérique. Christopher se retourna et vit que le téléchargement sur sa clé USB était terminé. À bout de nerfs, Sarah commit une faute et relâcha elle aussi son attention.
Davisburry profita de ce bref instant pour se dégager, foncer vers un tiroir de son bureau dont il tira une arme à feu.
— Christopher ! cria Sarah en voyant que l’homme d’affaires le visait.
Davisburry pointa son arme vers la tête mais, dans la panique, il rata sa cible. Il mit Sarah en joue et elle se jeta derrière un meuble pour éviter la balle qui siffla au-dessus d’elle.
Quand elle reprit ses esprits, Davisburry avait disparu. Christopher décrocha la clé USB, mais, trop nerveux, elle lui échappa des mains et tomba derrière le bureau.
Mark Davisburry avait fui et descendait les marches de la passerelle à toute allure. Il contourna son équipe qui se remettait à peine de sa joie et traversa la haute salle d’expérimentation en courant.
Il se dirigea vers une porte située tout au fond du hangar. Il glissa la main dans sa poche et en sortit une épaisse clé pour serrure blindée. Il ouvrit, entra, jeta un dernier coup d’œil à son équipe de chercheurs dont l’un des membres le regardait maintenant d’un air perplexe et referma le lourd battant.
La salle était vide, à l’exception d’un capteur magnétique installé sur le mur d’en face. Il y apposa son badge et la paroi s’escamota pour révéler une niche munie seulement d’une serrure dans laquelle il enfonça une clé.
Davisburry prit ensuite une longue respiration.
— Pardon, mon Dieu. Je me suis trompé.
Et il tourna la clé.
*
La première explosion se produisit juste à côté de la gigantesque sphère et secoua tout le laboratoire. Christopher et Sarah sentirent une vague de chaleur monter jusqu’à eux.
En contrebas, les corps ensanglantés et carbonisés de plusieurs scientifiques gisaient à terre tandis que des flammes dévoraient les parois du module.
Sarah eut à peine le temps de rejoindre Christopher qu’une deuxième détonation fit voler en éclats les vitres du bureau.
— Il faut partir, Christopher !
Obsédé par la récupération de la clé USB, Christopher se coucha sur le flanc pour l’attraper. Les vibrations de l’explosion l’avaient rapprochée des bords du bureau et il put la saisir du bout des doigts. Il allait se relever avec l’aide de Sarah quand une nouvelle déflagration leur fit perdre l’équilibre. Christopher tomba à la renverse. Un pan du plafond se détacha, s’écrasa sur le bureau et retomba sur sa jambe. Ses cris de douleur furent couverts par une nouvelle détonation.
Au-dessus de lui, il avisa deux autres morceaux de dalle qui s’apprêtaient à se décrocher. Sarah poussa de toutes ses forces sur la dalle de béton qui retenait Christopher prisonnier. Mais elle était bien trop lourde et elle ne parvint pas à la faire bouger.
Une nouvelle détonation secoua les murs et des pans entiers du plafond se détachèrent dans le hall pour s’écraser sur le gigantesque capteur à neutrinos. D’ici quelques secondes, le hangar souterrain serait enfoui sous les décombres.
— On n’a plus le temps, Sarah ! Prends la clé et va-t’en, lâcha Christopher. Sors d’ici et va sauver Simon. Jure-le-moi !
Sarah força de nouveau sur la dalle en hurlant de rage, mais elle ne bougea pas d’un millimètre. Elle n’y arriverait pas.
D’autres éclats chutaient autour d’eux, chacun menaçant de les achever. Christopher lui mit les clés de la voiture et le support USB dans la main. Elle serra ses doigts. Ses yeux devinrent humides. Ce ne pouvait pas être vrai. Elle ne pouvait pas être en train de vivre cet abominable moment.
— Sauve Simon, dit Christopher. Dis-lui que je l’aime… Dis-lui qu’avec son papa et sa maman, on sera toujours là pour lui.
Sarah ne voyait presque plus le visage de Christopher derrière le voile de larmes qui couvrait ses yeux. Elle lui enveloppa le visage de ses mains et l’embrassa.
— Regarde les étoiles, balbutia Christopher, la mâchoire tremblante. Pour cette vie, il est trop tard, mais de là-haut, j’aurai tous les jours le temps de te dire… je t’aime.
Un morceau de béton effleura le bras de Sarah en lui arrachant un morceau de peau. Christopher la repoussa. Elle desserra son étreinte, tourna la tête et partit en courant.