CCXXXV – Où il est prouvé qu’il y a plus de ressemblance qu’on ne croit entre les marchands de musique et les marchands de tableaux.
Le comte Herbel aspira voluptueusement sa prise, fit disparaître de son jabot la dernière trace de la poudre sternutatoire, et continua :
– On mit donc l’enfant dans un des premiers collèges de Paris, et, outre l’éducation collégiale, on lui donna maître d’allemand, maître d’anglais, maître de musique ; si bien que la dépense annuelle, au lieu de monter à deux mille francs, monta à deux mille cinq cents. Le père vécut avec cinq cents francs ; que lui importait la nourriture physique, pourvu que son fils reçût abondamment la nourriture morale ?
« Le jeune homme, tant bien que mal, fit ses classes ; c’était même un assez bon écolier, et le père aspirait, comme un dédommagement de tous ses sacrifices, les louanges qui lui arrivaient sur le travail assidu, la bonne conduite et les progrès de son fils.
« À dix-huit ans, il sortit du collège, sachant un peu de grec, un peu de latin, un peu d’allemand et un peu d’anglais. – Remarque bien qu’il n’en savait qu’un peu, pour les quinze mille francs que son éducation coûtait à son père, et qu’un peu, ce n’est point assez. – En échange, il faut le dire, il avait fait de grands progrès sur le piano ; de sorte que, quand son père lui demanda ce qu’il voulait être, il répondit hardiment et sans hésitation : “Musicien !”
« Le père ne savait pas trop ce qu’était un musicien ; l’artiste représenté par ces mots lui apparaissait toujours donnant des concerts en plein vent sur une vielle, sur une harpe ou sur un violon. Mais peu lui importait : son fils voulait être musicien ; il avait bien le droit de choisir son état.
« On demanda au jeune homme chez qui il désirait continuer ses études musicales ; il désigna le premier pianiste de l’époque.
« À grand-peine, le maestro consentit à donner trois leçons par semaine à dix francs ; c’étaient douze leçons, c’est-à-dire cent vingt francs par mois.
« De quatorze cent quarante francs par an à deux mille cinq cents, la différence n’était point si grande que l’on pût diminuer quelque chose sur la pension du malheureux enfant ; et même, que pouvait-il faire avec onze cent soixante francs !
« Par bonheur, vers la même époque, le père obtint une augmentation de six cents francs. Il s’en réjouit fort ; cela faisait dix-sept cent cinquante francs de pension à son fils. Lui, puisqu’il avait vécu jusque-là avec cinq cents francs, pardieu ! il y vivrait bien encore.
« Seulement, il fallait un piano. – On ne pouvait apprendre que sur un piano d’Érard. Le maître de piano dit deux mots au célèbre fabricant ; un piano de quatre mille francs fut réduit à deux mille six cents, et deux ans furent donnés à l’élève pour payer le piano. Il était convenu que l’élève prélèverait cent francs par mois sur les dix-sept cent soixante francs.
« Au bout de deux ans, l’élève était d’une certaine force, excepté pour les voisins, qui, injustes comme on l’est en général pour les progrès que l’on voit ou que l’on entend se développer, trouvaient qu’il fallait que le jeune exécutant fût bien faible pour ne pas surmonter plus vite les difficultés dont il les régalait depuis le matin jusqu’au soir. – Les voisins d’un pianiste sont toujours injustes ; mais le jeune homme ne s’inquiétait aucunement de cette injustice. Il jouait avec acharnement les études de Bertini et les variations de Robin de Bois de Mozart, le Freischütz de Weber, la Semiramide de Rossini.
« Il y eut plus : à force d’en jouer, il eut l’idée qu’il pourrait en faire. De là à l’exécution, il n’y eut qu’un pas ; ce pas, il le franchit avec assez de bonheur.
« Mais, on le sait, les marchands de musique, comme les libraires, ont tous une seule et unique réponse, variable dans la forme, invariable dans le fond, sur les ambitions des romanciers ou des compositeurs qui débutent : « Faites-vous connaître, et je vous publierai. » C’est un cercle assez vicieux en apparence, puisque l’on ne peut être connu que quand on est imprimé. Enfin, je ne sais pas comment cela se fait, mais ceux qui ont vraiment le diable au corps finissent toujours par être connus. – Si, je sais bien comment cela se fait : cela se fait comme fit notre jeune homme.
« Il économisa sur tout, même sur sa nourriture, et finit par amasser deux cents francs avec lesquels il fit imprimer des variations sur le thème Di tanti palpiti.
« La fête de son père approchait ; les variations furent imprimées pour le jour de la fête.
« Le père eut la satisfaction de voir le nom de son fils écrit en lettres grasses au-dessus de petits points noirs qui lui paraissaient d’autant plus respectables qu’il n’y comprenait absolument rien ; mais, après le dîner, le fils posa solennellement le morceau sur l’instrument, et, Érard aidant, il eut un splendide succès de famille.
« Le hasard – à cette époque-là, on disait la Providence –, le hasard fit que le morceau n’était pas mal et qu’il eut un certain succès dans le monde. Notre jeune homme n’y ayant entassé que les difficultés qu’il pouvait vaincre lui-même, et y ayant fait figurer un nombre de croches, de doubles croches et de triples croches qui, aux yeux inexpérimentés, produisaient un effet assez majestueux, les jeunes élèves de seconde force tombèrent sur le morceau, qui s’épuisa rapidement.
« Par malheur, l’éditeur seul pouvait juger du succès, et, comme l’orgueil est un péché mortel, et qu’il ne voulait pas compromettre une âme aussi candide que l’était celle du client qui lui avait confié ses intérêts, il en était à sa troisième édition, qu’il lui disait qu’il lui restait encore en magasin mille exemplaires de la première. Cependant, il consentit à lui faire imprimer sa seconde étude à ses risques et périls ; la troisième, avec partage dans les bénéfices. – Il est bien entendu qu’il n’y eut jamais partage. – Mais, en somme, l’effet se produisait, et le nom de notre jeune homme commençait à courir dans les salons.
« On lui proposa de donner des leçons. Il courut chez son éditeur et le consulta. Lui trouvait qu’en demandant trois francs du cachet, il élevait des prétentions exorbitantes ; mais l’éditeur lui fit comprendre que les gens qui donnent trois francs peuvent en donner dix ; que tout dépendait des commencements, et qu’il était un homme profondément coulé s’il s’estimait moins de dix francs l’heure. »
– Mais, mon oncle, dit Pétrus, qui avait écouté avec beaucoup d’attention et qui était frappé de certaine similitude, savez-vous que cette histoire a de grandes ressemblances avec la mienne ?
– Tu trouves ? fit le comte avec son sourire narquois ; attends, tu en jugeras mieux tout à l’heure.
Et il reprit :
– En même temps que notre jeune homme s’essayait dans la composition, il acquérait une certaine force dans l’exécution. Un jour, son éditeur lui proposa de donner un concert. Le jeune homme regarda l’audacieux marchand de musique presque avec épouvante. Cependant, donner un concert, c’était l’objet de ses vœux les plus ardents. Mais il avait entendu dire que les frais d’un concert s’élevaient à mille francs au moins. Comment oser une pareille spéculation ? Si le concert manquait, il était ruiné ; non seulement lui, mais encore son père !... À cette époque, notre jeune homme craignait encore de ruiner son père.
Pétrus regarda le général.
– Le niais, n’est-ce pas ? continua celui-ci.
Pétrus baissa les yeux.
– Bon ! voilà que tu m’as interrompu et que je ne sais plus où nous en étions, continua le général.
– Nous en étions au concert, mon oncle ; le jeune musicien craignait de ne pas faire ses frais.
– C’est juste... L’éditeur de musique offrit généreusement de se charger de tout, à ses risques et périls toujours. Les entrées que sa musique lui ménageait dans les premiers salons de Paris lui donnaient l’espérance de placer un certain nombre de billets. Il en plaça mille à cinq francs, il en donna généreusement quinze au titulaire : c’était pour sa famille et ses amis.
« Il va sans dire que le bonhomme de père était placé au premier banc. Ce fut sans doute ce qui exalta notre débutant, car il fit des merveilles. Son succès fut immense ; l’entrepreneur eut douze cent cinquante francs de frais et fit six mille francs de recette.
« – Il me semble, dit timidement notre jeune homme à son marchand de musique, que nous avions quelques personnes à notre concert.
« – Billets donnés, répondit l’éditeur.
– Bon ! dit Pétrus en riant, il paraît que c’est en musique comme en peinture. Vous vous rappelez mon succès au salon de 1824, n’est-ce pas, mon oncle ?
– Parbleu !
– Eh bien, un affreux marchand m’acheta mon tableau douze cents livres et le vendit six mille francs.
– Mais encore, dit le général, touchas-tu douze cents francs.
– C’était, dit Pétrus, quelques louis de moins que je n’avais dépensés que pour ma toile, pour mes modèles et pour mon cadre.
– Eh bien, dit le comte avec un air de plus en plus narquois, nouvelle ressemblance, mon cher Pétrus, entre toi et notre pauvre musicien.
Et le général, comme s’il eût été enchanté de cette interruption, tira sa tabatière de son gilet, y pinça une prise du bout de ses doigts aristocratiques, et l’aspira en laissant échapper un ah ! voluptueux.