CCXLIII – Le mariage d’un corsaire.
Jusqu’à la paix qui succéda à la bataille de Marengo, le capitaine Herbel tint la mer.
Pendant les dix ans qui suivirent les événements que nous avons racontés – afin de donner, selon notre habitude, par des faits et non par un simple récit, une idée du caractère de nos héros –, le capitaine Herbel, dont on a vu la manière de procéder, ne fit que marcher plus avant dans la voie où il s’était engagé.
Nous nous contenterons, en ce qui concerne le rude marin, de faire, dans les journaux du temps, le relevé de ses prises :
Le Saint-Sébastien, vaisseau portugais allant de Sumatra à l’île de France, et dont la cargaison valait trois millions. Pour sa part, Herbel eut quatre cent mille livres.
La Charlotte, navire hollandais de trois cent soixante tonneaux, douze canons et soixante et dix hommes d’équipage. La Charlotte fut vendue six cent mille livres.
L’Aigle, goélette anglaise de cent soixante tonneaux, vendue cent cinquante mille livres.
Le Saint-Jacques et le Charles III, navires espagnols, vendus six cent mille livres.
L’Argos, bâtiment russe de six cents tonneaux.
L’Hercule, brick anglais de six cents tonneaux.
Le Glorieux, cutter anglais, etc.
À cette liste, publiée par les journaux officiels du temps, nous pourrions joindre encore la nomenclature de trente ou quarante autres prises ; mais notre intention n’a jamais été de faire une biographie du capitaine Herbel : nous désirons seulement donner à nos lecteurs une idée de son caractère.
Rentré à Saint-Malo pendant l’hiver de 1800, avec son fidèle Pierre Berthaut, il reçut de ses compatriotes tous les témoignages possibles de sympathie. En outre, une lettre du premier consul l’attendait, l’invitant à venir à l’instant à Paris.
Bonaparte commença par féliciter le brave Malouin sur ses fabuleuses croisières ; puis il lui offrit les épaulettes de capitaine et le commandement d’une frégate de la marine républicaine.
Mais Pierre Herbel secoua la tête.
– Que désirez-vous donc ? lui demanda le premier consul étonné.
– Je serais bien embarrassé de vous le dire, répondit Herbel.
– Vous êtes donc ambitieux ?
– Au contraire, je trouve que ce que vous m’offrez est trop haut pour moi.
– Vous ne voulez donc pas servir la République ?
– Si fait ; mais je veux la servir à ma façon.
– Comment cela ?
– En corsaire... Tenez, laissez-moi vous dire la vérité.
– Dites.
– Du moment où j’ordonne, je suis un excellent marin ; du moment où il me faudra obéir, je ne vaudrai pas le dernier de mes matelots.
– Il faut cependant toujours obéir à quelqu’un.
– Ma foi, dit le capitaine, jusqu’à présent, citoyen consul, je n’ai guère obéi qu’à Dieu, et encore, quand il me faisait dire par son premier officier d’ordonnance, monseigneur le vent, de carguer les voiles et de courir à sec, il m’est arrivé plus d’une fois, tant je suis enragé du démon de la désobéissance, de tenir la mer avec mes basses voiles, mon foc et ma brigantine. Ce qui veut dire que, si j’étais capitaine de la frégate, je devrais obéir non seulement à Dieu, mais encore à mon vice-amiral, à mon amiral, au ministre de la marine, que sais-je, moi ? et que cela fait trop de maîtres pour un seul serviteur.
– Allons, dit le premier consul, je vois bien que vous n’avez pas oublié que vous êtes de la famille des Courtenay, et que vos ancêtres ont régné à Constantinople.
– C’est vrai, citoyen premier consul, je ne l’ai pas oublié.
– Mais je ne puis cependant pas vous nommer empereur de Constantinople, quoique j’aie bien manqué de faire tout le contraire de ce qu’a fait Beaudoin, c’est-à-dire de revenir de Jérusalem par Constantinople, au lieu d’aller par Constantinople à Jérusalem ?
– Non, citoyen ; mais vous pouvez faire autre chose.
– Oui, je peux vous constituer un majorat pour votre fils aîné, vous faire épouser la fille d’un de mes généraux si vous voulez vous allier à la gloire, d’un de mes fournisseurs si vous voulez vous allier à l’argent...
– Citoyen premier consul, j’ai trois millions à moi, ce qui vaut bien un majorat, et, quant à me marier, j’ai mon affaire.
– Vous épousez quelque princesse palatine, quelque margrave allemande ?
– J’épouse une pauvre fille qu’on appelle Thérèse, que j’aime depuis huit ans, et qui m’attend depuis sept.
– Diable ! fit Bonaparte, je n’ai pas de chance : Saint-Jean-d’Acre, là-bas, et vous ici !... Que comptez-vous donc faire, capitaine ?
– Voilà, citoyen : me marier d’abord, j’en suis très pressé, et, si ça n’avait pas été pour vous, je vous réponds que je n’aurais pas quitté Saint-Malo avant les noces.
– Bien ; mais une fois marié ?
– Jouir tranquillement de la paix, manger mes trois millions, et dire comme le berger de Virgile :
O Meliæ ! deus nobis hæc otia fecit{9} !
– Citoyen capitaine, je n’entends pas très bien le latin.
– Oui, quand il s’agit de la paix surtout, n’est-ce pas ? Je ne vous demande pas une paix de trente ans ; non, le temps de mordre un an ou deux dans la lune de miel, voilà tout. Puis, après cela, ma foi, au premier coup de canon que j’entendrai... eh bien, mais la Belle-Thérèse n’est pas encore démolie !
– Je ne puis donc rien pour vous ?
– Ma foi, je cherche.
– Et vous ne trouvez pas ?
– Non ; mais, si je trouve, je vous écrirai, foi d’Herbel.
– Pas même être le parrain de votre premier garçon ?
– Vous jouez de malheur, citoyen consul, ma parole est engagée.
– À qui donc ?
– À Pierre Berthaut, dit Monte-Hauban, mon contremaître.
– Et ce drôle-là ne peut pas me céder son tour, capitaine ?
– Ah bien, oui ! il ne le céderait pas à l’empereur de la Chine ; d’ailleurs, il n’y a rien à dire, il l’a gagné à la pointe de son épée.
– Comment cela ?
– En sautant le second à bord de la Calypso, et, entre nous qui sommes des braves, général, je dirai en y sautant même le premier... Enfin, j’ai fermé les yeux là-dessus.
– N’importe, capitaine, quoique je ne sois pas heureux avec vous, vous permettez bien, n’est-ce pas, que je prenne de vos nouvelles ?
– Ayez la guerre, citoyen premier consul, et je vous en donnerai, je vous le promets.
– Allons ! d’un mauvais payeur, il faut en prendre ce que l’on peut ; au revoir, si nous avons la guerre !
– Au revoir, citoyen premier consul !
Pierre Herbel alla jusqu’à la porte et revint.
– C’est-à-dire au revoir, reprit-il, non, je ne peux pas encore m’engager à cela.
– Pourquoi donc ?
– Mais parce que vous êtes un général de terre et que je suis un marin ; or, il n’y a pas de probabilité que, quand nous serons, vous en Italie ou en Allemagne, et moi dans l’Atlantique ou la mer des Indes, nous nous rencontrions souvent ; ainsi, bonne chance dans vos campagnes, citoyen premier consul.
– Et vous, bonne réussite dans vos croisières, citoyen capitaine. Et, là-dessus, le capitaine et le premier consul se quittèrent pour ne se revoir que quinze ans plus tard, à Rochefort.
Trois jours après sa sortie des Tuileries, Pierre Herbel entrait les bras ouverts dans la petite maison de Thérèse Bréa, située dans le village de Plancoët, sur l’Arquenon, à quatre ou cinq lieues de Saint-Malo.
Thérèse poussa un cri de joie et se jeta dans les bras de Pierre.
Il y avait trois ans qu’elle ne l’avait vu. Elle avait appris son retour à Saint-Malo, puis son départ le même jour pour Paris.
Toute autre que Thérèse eût été au désespoir et se serait demandé quelle affaire importante pouvait, chez son amant, primer le désir de la revoir ; mais elle, confiante en la parole de Pierre, alla s’agenouiller devant Notre-Dame de Plancoët et se contenta de lui rendre grâces du retour, sans penser même à demander compte du départ inattendu qui l’avait suivi.
En effet, comme nous l’avons vu, arrivé à Paris une heure avant son audience, Pierre Herbel en était parti une heure après ; son absence dura donc six jours seulement. – Il est vrai que ces six jours parurent six siècles à Thérèse.
Aussi, quand elle aperçut son amant, le mouvement qui la poussa dans ses bras fut-il bien rapide, et le cri qui s’échappa de sa bouche, ou plutôt de son cœur, fut-il bien joyeux.
– Ah ! fit Pierre Herbel, après avoir pris sur les joues de Thérèse deux bons baisers tout remplis de larmes ; à quand la noce, Thérèse ?
– Quand tu voudras, répondit celle-ci ; il y a sept ans que je suis prête, et nos bans sont affichés depuis trois.
– Nous n’avons donc qu’à prévenir le maire et le curé ?
– Oh ! mon Dieu, oui !
– Allons les prévenir, Thérèse ; je ne suis pas de l’avis de ceux qui disent : « Il a attendu six ans, il peut bien attendre encore. » Non, tout au contraire, je dis, moi : « J’ai attendu six ans, je trouve que c’est assez joli comme cela, et je ne veux plus attendre. »
Sans doute Thérèse était du même avis que son fiancé ; car il n’avait pas achevé ces dernières paroles, qu’elle avait son châle sur les épaules et sa coiffe sur la tête.
Pierre Herbel lui prit le bras.
Quelque diligence qu’y missent le maire et le curé, il fallut attendre trois jours. Pendant ces trois jours, le capitaine fut comme un fou.
Le troisième jour, lorsque le maire lui dit : « Au nom de la loi, vous êtes unis ! »
– C’est bien heureux, dit Pierre Herbel, si cela avait tardé encore, ce soir j’accostais.
Neuf mois après, jour pour jour, Thérèse accoucha d’un gros garçon, dont, selon la parole engagée, Pierre Berthaut, dit Monte-Hauban, fut le parrain ; aussi l’inscrivit-on sur les registres de l’état civil de Saint-Malo sous le nom de Pierre Herbel de Courtenay – sous-entendu vicomte –. Il était deux fois Pierre : Pierre par son père, Pierre par son parrain.
Nous avons dit comment, pour se conformer à la mode de l’époque, le jeune peintre avait latinisé son nom et substitué, au nom un peu vulgaire de l’apôtre renégat, le nom plus aristocratique de Pétrus.
Mais patience, chers lecteurs, nous n’en avons pas encore tout à fait fini avec son corsaire de père, comme l’appelait le général Herbel.