CCLXXI – Quelles furent les opinions des trois amis sur le capitaine.

 

Après le déjeuner, le capitaine envoya chercher par le garçon une voiture de remise, et, comme Pétrus lui demandait :

– Nous ne rentrons pas ensemble ?

– Bon ! dit le capitaine, et cet hôtel qu’il faut que j’achète.

– C’est juste, répondit Pétrus ; voulez-vous que je vous aide dans vos recherches ?

– J’ai mes affaires et tu as les tiennes – ne fût-ce que de répondre à la petite lettre que tu as reçue ce matin – ; d’ailleurs, je suis un esprit assez fantasque, je ne sais pas même si un hôtel bâti sur mes plans me plairait huit jours ; juge ce que serait un hôtel acheté au goût d’un autre... Je n’y ouvrirais même pas mes malles.

Pétrus commençait à connaître assez intimement son parrain pour comprendre qu’il fallait, pour rester bien avec lui, le laisser maître absolu de sa volonté.

Il se contenta de lui dire :

– Allez, parrain ; vous savez qu’à quelque heure que vous reveniez, vous serez le bienvenu.

Le capitaine fit un petit signe de tête qui voulait dire : « Pardieu ! » et sauta dans son remise{16}.

Pétrus rentra chez lui, le cœur léger comme une plume.

Il rencontra Ludovic, et reconnut à l’instant même, à la tristesse de son visage, qu’il devait lui être arrivé quelque malheur. En effet, Ludovic venait annoncer à son ami la disparition de Rose-de-Noël. Pétrus commença par plaindre le jeune docteur ; puis ces mots s’échappèrent naturellement de sa bouche :

– As-tu vu Salvator ?

– Oui, répondit Ludovic.

– Eh bien ?

– Eh bien, j’ai trouvé Salvator calme et sévère comme toujours ; il savait déjà la nouvelle que je venais lui apprendre.

– Que t’a-t-il dit ?

– Il m’a dit : « Je retrouverai Rose-de-Noël, Ludovic ; mais ce sera pour la mettre dans un couvent où vous ne la verrez que comme médecin ou quand vous serez décidé à la prendre comme femme. L’aimez-vous ? »

– Et que lui as-tu répondu ? demanda Pétrus.

– La vérité, ami : c’est que j’aime cette enfant de toute mon âme ! Je me suis attaché à elle, non pas comme le lierre au chêne, mais comme le chêne au lierre ; je n’ai donc pas hésité. « Salvator, ai-je répondu, si vous me rendez Rose-de-Noël sur ma parole, le jour où elle aura quinze ans, Rose-de-Noël sera ma femme ! – Riche ou pauvre ? » a ajouté Salvator. J’hésitai. Ce n’était pas le mot pauvre qui m’arrêtait, c’était le mot riche... « Comment ! riche ou pauvre ? répétai-je. – Oui, riche ou pauvre, reprit Salvator. Vous savez bien que Rose-de-Noël est une enfant perdue ou une enfant trouvée ; vous savez bien qu’en d’autres temps, elle a connu Roland ; or, Roland est un chien d’aristocrate ; il se pourrait donc que Rose-de-Noël reconnût un jour qui elle est, et il y a autant de chance pour qu’elle soit riche que pour qu’elle soit pauvre ; la prenez-vous les yeux fermés ? – Mais les parents de Rose-de-Noël, en supposant le cas où elle les retrouverait, voudront-ils de moi ? – Ludovic, me dit Salvator, cela me regarde. Prenez-vous Rose-de-Noël, riche ou pauvre, telle qu’elle sera à quinze ans ? » J’ai tendu la main à Salvator, et me voilà fiancé, mon cher ; seulement, Dieu sait où est la pauvre enfant !

– Et Salvator, où est-il ?

– Je l’ignore ; il quitte Paris, je crois ; il m’a demandé sept ou huit jours pour s’occuper des recherches que nécessite la disparition de Rose-de-Noël et m’a donné rendez-vous chez lui, rue Mâcon, jeudi prochain. Mais, toi, voyons, que fais-tu ? que t’est-il arrivé ? Tu as changé d’avis, à ce qu’il paraît ?

Pétrus, dans l’enthousiasme, raconta à Ludovic l’événement de la veille dans tous ses détails ; mais ce dernier, sceptique comme un médecin, ne s’en rapporta pas à la simple parole de son ami, il voulut des preuves.

Pétrus lui montra les deux billets de banque qui lui restaient, des dix que lui avait prêtés le capitaine.

– Eh bien, demanda Pétrus, est-ce qu’il serait apocryphe, par hasard ? et la signature Garat serait-elle fausse ?

– Non, répondit Ludovic ; quoique j’aie, dans ma vie, peu vu et peu touché de billets de banque, celui-ci me paraît de bon aloi.

– Eh bien, après ?

– Je te dirai, cher ami, que je crois peu aux oncles qui arrivent d’Amérique et encore moins aux parrains ; il faudrait raconter cela à Salvator.

– Mais, répliqua vivement Pétrus, ne viens-tu pas de me dire que Salvator sera absent de Paris pendant quelques jours et ne rentrera que jeudi prochain ?

– C’est vrai, répondit Ludovic ; mais tu nous le feras connaître, n’est-ce pas, ton nabab ?

– Pardieu ! c’est de droit, fit Pétrus. Maintenant, qui de nous deux verra le premier Jean Robert ?

– Moi, dit Ludovic : je vais à sa répétition.

– Eh bien, raconte-lui le capitaine.

– Quel capitaine ?

– Le capitaine Pierre Berthaut Monte-Hauban, mon parrain.

– En as-tu écrit à ton père.

– De qui ?

– De ton parrain.

– Tu comprends bien que ç’a été ma première idée ; mais Pierre Berthaut veut lui faire une surprise et m’a supplié de me taire de ce côté-là.

Ludovic secoua la tête.

– Tu continues de douter ? demanda Pétrus.

– La chose me paraît si extraordinaire !

– Elle m’a paru bien plus extraordinaire qu’à toi ; il m’a semblé et il me semble encore que je fais tout simplement un rêve. Chatouille-moi, Ludovic ! quoique, je te l’avoue, j’aie grand-peur de me réveiller.

– N’importe, reprit Ludovic, esprit plus positif que ses deux compagnons, c’est malheureux que Salvator ne soit pas là !

– Oui, sans doute, dit Pétrus en posant la main sur l’épaule de son ami, oui, c’est malheureux ; mais, que veux-tu, Ludovic ! il ne peut pas y avoir pour moi de malheur plus grand que celui auquel j’étais condamné. Je ne sais où les nouveaux événements me mèneront ; mais je sais une chose : c’est qu’ils me détournent de la pente où me faisaient rouler les anciens. Or, au bas de la pente était le malheur. L’autre pente est-elle aussi rapide ? se termine-t-elle par un précipice ? Je n’en sais rien ; mais, sur celle-là, au moins, je roule les yeux fermés, et, si je me réveille au fond de l’abîme, j’aurai, avant d’arriver là, traversé du moins le pays de l’espérance et du bonheur.

– Allons, soit ! Te rappelles-tu Jean Robert, qui, le soir du mardi gras, demandait du roman à Salvator ? En voilà ! Comptons : d’abord Salvator et Fragola – passé inconnu mais roman dans le présent – ; Justin et Mina, roman ; Carmélite et Colomban, roman, roman sombre et triste, mais roman ; Jean Robert et madame de Marande, roman, le plus gai de tous, roman aux yeux de saphir et aux lèvres de rose, mais roman ; toi et...

– Ludovic !

– C’est vrai... roman mystérieux, sombre et doré tout à la fois, mais roman, mon cher, roman ! Enfin, moi et Rose-de-Noël, moi, fiancé à une enfant trouvée, reperdue, et que Salvator promet de me retrouver, roman, mon cher, roman ! Il n’y a pas jusqu’à la princesse de Vanves, jusqu’à la belle Chante-Lilas qui, elle aussi, ne file son roman.

– Comment cela ?

– Je l’ai vue passer avant-hier sur les boulevards dans une calèche à quatre chevaux, conduite à la Daumont{17} par deux jockeys à culotte blanche et à veste de velours cerise. Je ne voulais pas la reconnaître, tu comprends bien, et je m’étonnais de la ressemblance ; mais elle m’a fait un signe de la main, et cette main, gantée chez Pivat ou chez Boivin, tenait un mouchoir de trois cents francs... roman, Pétrus, roman ! Maintenant, lesquels de tous ces romans finiront bien ou finiront mal ? Dieu le sait ! Adieu, Pétrus ; je vais à la répétition de Jean Robert.

– Ramène-le.

– Je tâcherai ; mais pourquoi n’y viens-tu pas avec moi ?

– Impossible ! il faut que je range l’atelier ; j’ai séance dimanche.

– Alors, dimanche ?...

– Dimanche, porte close, cher ami, de midi à quatre heures ; tout le reste du temps, la porte, le cœur, la main, tout ouvert.

Les deux jeunes gens échangèrent encore un adieu et se séparèrent. Pétrus se mit à ranger l’atelier. C’était une grande affaire pour lui que de recevoir Régina. Régina n’était pas venue chez le jeune homme depuis la seule fois qu’elle y fût venue, c’est-à-dire depuis sa visite avec la marquise de la Tournelle. Il est vrai que ce jour-là avait décidé de la vie de Pétrus. Au bout d’une heure, tout était prêt. Au bout d’une heure, non seulement la toile était posée sur le chevalet, mais encore le portrait esquissé.

La petite Abeille, sous un musa{18}, contre un latanier, au milieu de la végétation tropicale de la serre si bien connue de Pétrus, assise sur un frais gazon, s’amusait à faire un bouquet de ces fleurs fantastiques comme les enfants en cueillent en rêve, et cela, tout en écoutant chanter un oiseau bleu à moitié perdu dans le feuillage d’un mimosa.

Si Pétrus se fût laissé aller à sa verve, l’esquisse faite, il eût pris sa palette, et, le jour même, il eût commencé le tableau, qui, huit jours après, eût été fini.

Mais il comprit qu’en procédant ainsi, il escomptait son bonheur, et effaça tout.

Seulement, il s’assit en face de sa toile blanche et vit son tableau complètement terminé, comme parfois le poète, avant qu’un mot de son drame soit écrit, le voit représenter depuis la première jusqu’à la dernière scène.

C’est ce qu’à bon droit on pourrait appeler le mirage du génie.

Le capitaine ne rentra qu’à huit heures du soir.

Il avait couru tous les quartiers neufs pour trouver une maison à acheter ; il s’était informé à tous les écriteaux.

Il n’avait rien rencontré qui lui convînt.

Il se proposait de continuer les mêmes courses le lendemain.

À partir de ce moment, le capitaine Monte-Hauban s’installa chez son filleul comme s’il eût été chez lui.

Pétrus le présenta à Ludovic et à Jean Robert.

Les trois jeunes gens passèrent avec lui la soirée du samedi, et il fut convenu que, tant qu’il resterait chez Pétrus, on lui consacrerait une soirée par semaine.

Quant à la journée, il n’y fallait pas songer.

Sous prétexte de chercher un logement, ou plutôt une maison, le capitaine décampait dès le matin après déjeuner et souvent au petit jour.

Où allait-il ?

Dieu ou le diable le savait sans doute ; mais, quant à Pétrus, il l’ignorait absolument.

Il avait cependant cherché à l’apprendre, et, une ou deux fois, pour le savoir, il avait interrogé son parrain.

Mais celui-ci lui avait fermé la bouche en lui disant :

– Ne me questionne pas, garçon ; car je ne puis te répondre : c’est un secret. Cependant je dois te dire que l’amour n’est pas tout à fait étranger à l’histoire. Ne t’inquiète donc pas de me voir absent pendant des journées entières ; je puis disparaître tout à coup pour un jour, pour une nuit, pour plusieurs jours ou pour plusieurs nuits. Comme tous les vieux loups de mer en général, quand je suis bien quelque part, j’y reste. « Où tu vois ton bien, attache ton lien », dit le proverbe. C’est une façon comme une autre de te dire que, si d’aventure je me trouvais bien un de ces soirs chez certaine connaissance, je ne rentrerais que le lendemain matin.

– Je vous comprends parfaitement, avait dit Pétrus ; mais vous faites fort bien de me donner ce renseignement.

– C’est donc convenu, garçon : nous ne nous sommes à charge ni l’un ni l’autre ; mais, par contre, il se peut que je passe des journées entières à la maison ; j’ai, à certaines heures, besoin de me recueillir et de méditer. Tu serais donc tout à fait gracieux de faire porter dans mon appartement quelques livres de stratégie si tu en as, ou tout simplement d’histoire et de philosophie, en y ajoutant une douzaine de bouteilles de ton graves.

– Tout cela sera chez vous dans une heure. Les conventions ainsi arrêtées, l’affaire marcha comme sur des roulettes. Au reste, l’opinion des trois jeunes gens sur le capitaine était bien différente.

Il était profondément antipathique à Ludovic, soit que Ludovic, partisan du système de Gall et de Lavater{19}, n’eût pas trouvé les lignes de son visage et les protubérances de son front en rapport direct avec ses paroles ; soit que, le cœur rempli des plus chastes pensées, la conversation du capitaine, tout homme de mer qu’il était, le rejetât trop vivement sur la terre. En somme, comme il avait dit à la première vue, il ne pouvait pas digérer ce compagnon.

Jean Robert, fantaisiste à tous crins, amateur passionné du pittoresque, lui avait trouvé un certain cachet d’originalité dans le caractère, et, sans l’adorer précisément, il éprouvait pour lui un certain intérêt.

Quant à Pétrus, il était payé pour l’aimer.

Il eût été assez mal venu, on en conviendra, de disséquer, comme le faisait Ludovic, un homme qui ne lui demandait pas autre chose que de se laisser combler de richesses.

Disons toutefois que certaines locutions familières au capitaine, et surtout celle de loup de mer, lui agaçaient horriblement les oreilles.

En somme, comme on le voit, le capitaine n’avait pas excité chez les trois jeunes gens une sympathie absolue ; et, en effet, même pour Jean Robert et Pétrus, les plus disposés à fraterniser avec lui, il était difficile de se livrer complètement à un personnage si fantastique, si complexe que l’était le capitaine Pierre Berthaut Monte-Hauban, naïf en apparence, admirant tout, aimant tout, se laissant aller franchement à toutes ses impressions.

Certains mots cependant révélaient un homme profondément blasé, n’aimant rien et ne croyant à rien ; jovial par instants, on eût dit, en d’autres occasions, un conducteur de pompes funèbres ; c’était un composé des éléments les plus hétérogènes, un mélange inexplicable des qualités les plus brillantes et des plus immondes défauts, des sentiments les plus nobles et des plus basses passions ; savant, comme nous l’avons dit, parfois jusqu’au pédantisme, il paraissait par moments l’être le plus ignorant de la création ; il parlait admirablement peinture et ne savait pas faire une oreille ; il parlait admirablement musique et ne connaissait pas une note ; il avait, un matin, demandé qu’on voulût bien, le soir, lui lire Les Guelfes et les Gibelins, et, après la lecture, il avait indiqué à Jean Robert le défaut principal du drame avec tant de justesse et de netteté, que celui-ci avait dit :

– Est-ce à un confrère que j’ai l’honneur de parler ?

– Un aspirant confrère tout au plus, avait modestement répondu le capitaine, quoique je puisse revendiquer ma part de collaboration dans quelques tragédies représentées vers la fin du siècle dernier, et notamment la tragédie de Geneviève de Brabant, faite en collaboration avec le citoyen Cécile et représentée pour la première fois au théâtre de l’Odéon, le 14 brumaire au VI{20}.

Huit jours se passèrent ainsi. On conduisit le capitaine dans tous les théâtres de Paris ; on l’emmena faire une promenade à cheval au bois de Boulogne, exercice dans lequel il se montra un écuyer consommé ; enfin on imagina pour lui tous les genres de divertissements possibles, et le capitaine, touché jusqu’aux larmes, fit entendre à Pétrus qu’avant peu ses deux amis recevraient des marques certaines de sa reconnaissance et de son amitié.