CCXXXIV – Où Pétrus voit que ses pressentiments ne l’avaient pas trompé.

 

Le comte Herbel s’accommoda du mieux qu’il put dans son fauteuil, car le vieux sybarite aimait à être à son aise pour moraliser. Pétrus le regarda faire avec une certaine inquiétude. Le comte tira sa tabatière de sa poche, aspira voluptueusement sa prise de tabac d’Espagne, chiquenauda son gilet pour en chasser les atomes odorants, et, changeant complètement de ton et de manières :

– Eh bien, mon cher neveu, dit-il, nous avons donc suivi les conseils de notre bon oncle ?

Le sourire revint sur les lèvres de Pétrus, qui avait déjà pris une figure de circonstance.

– Quels conseils, mon cher oncle ? demanda-t-il.

– Eh ! mais... à l’endroit de madame de Marande.

– De madame de Marande ?

– Oui.

– Je vous jure, mon oncle, que je ne sais pas ce que vous voulez dire.

– De la discrétion ? Bien, jeune homme ! c’est une vertu que nous ne pratiquions pas de notre temps, mais que je ne déteste pas de voir pratiquer chez les autres.

– Mon oncle, je vous jure...

– De notre temps, continua le général, quand un jeune homme de noblesse portant un grand nom avait le malheur d’être un cadet de famille, c’est-à-dire de ne pas avoir le sou, ma foi ! s’il était beau garçon, bien fait de corps, élégant de manières, il tirait parti de tout cela. Il faut bien, quand la nature a été prodigue et la fortune avare, il faut bien utiliser les dons de la nature.

– Mon cher oncle ! je vous avoue que je vous comprends de moins en moins.

– Allons donc ! veux-tu me faire accroire que tu n’as pas vu jouer l’École des Bourgeois ?...

– Si fait, mon oncle, je l’ai vu jouer.

– Et que tu n’as pas applaudi le marquis de Moncade ?

– J’ai applaudi à son jeu, parce qu’Armand joue bien ce rôle, mais je n’ai pas applaudi à son action.

– Ah ! vraiment, vous êtes prude, monsieur mon neveu ?

– Non pas, mon cher oncle ; mais, entre être prude et admettre qu’un homme puisse recevoir de l’argent d’une femme...

– Bah ! mon cher ami, quand on est pauvre soi-même et que cette femme est riche comme madame de Marande ou la comtesse Rappt...

– Mon oncle ! s’écria Pétrus en se levant.

– Tout beau, mon neveu ! tout beau ! Ce n’est plus la mode ! N’en parlons plus, les modes changent. Mais que veux-tu ! je te quitte, il y a quatre mois, avec un atelier orné de tes esquisses et une petite chambre y attenante, le tout soigné par la portière, décorée fastueusement du nom de femme de ménage ; je m’essuie à ta porte les pieds sur un paillasson qui n’est pas neuf, et je te vois tranquillement gagner à pied le quartier latin pour dîner à vingt-deux sous chez Flicoteaux ; je me dis : « Mon neveu est un pauvre diable de peintre qui gagne quatre ou cinq mille francs avec son pinceau, qui ne veut pas faire de dettes, qui ne veut pas être à charge à son pauvre père ; mon neveu est un honnête garçon, mais un niais. En conséquence, il faut que je donne un bon conseil à mon neveu. » Or, je lui donne le conseil que M. de Lauzun donne à son neveu ; je lui dis : « Garçon, tu es beau, tu es élégant ; voilà une princesse ; elle ne s’appelle pas la duchesse de Berry, elle n’est pas la fille du régent, mais elle nage dans les millions... »

– Mon oncle !

– Je reviens, je trouve la cour transformée en jardin ; au milieu du jardin, un parterre de plantes rares... oh ! une volière avec des oiseaux de l’Inde, de la Chine, de la Californie... oh ! oh ! des écuries avec des chevaux de six mille francs et des harnais aux armes de Courtenaux... oh ! oh ! oh ! – Et je monte tout joyeux en me disant : « Eh bien, mon neveu est un homme d’esprit, ce qui vaut mieux quelquefois que d’être un homme de talent. » Je vois des tapis au dernier étage, un atelier comme celui de Gros ou d’Horace Vernet, et je me dis : « Allons, allons, tout va bien. »

– Je suis désespéré de vous dire, mon oncle, que vous vous trompez complètement.

– Alors tout va mal ?

– Mais non, mon oncle ; seulement, je vous prie de croire que je suis trop fier pour devoir ce luxe, dont vous avez la bonté de me féliciter, à autre chose que mes propres ressources.

– Ah ! diable ! je comprends : on t’a commandé un tableau que l’on t’a payé d’avance ?

– Non, mon oncle.

– On t’a chargé de décorer la rotonde de la Madeleine ?

– Non, mon oncle.

– Tu es nommé peintre ordinaire de Sa Majesté l’empereur de Russie avec dix mille roubles d’appointements ?

– Non, mon oncle.

– Alors tu as des dettes ?

Pétrus rougit.

– Tu as donné des acomptes au sellier, au carrossier, au tapissier ; et, comme tu leur as donné ces acomptes sous le nom du baron Herbel de Courtenay, qu’on te connaît pour mon neveu, on t’a fait crédit.

Pétrus baissa la tête.

– Seulement, continua le comte, tu comprends ceci : c’est que, quand tous ces gens-là se présenteront chez moi avec leurs billets, je dirai : « Le baron Herbel ? Je ne le connais pas ! »

– Mon oncle, soyez tranquille, dit Pétrus, on ne se présentera jamais chez vous.

– Et chez qui se présentera-t-on ?

– Chez moi.

– Oui, et, à présentation, tu seras en mesure ?

– Je m’y mettrai.

– Tu t’y mettras, en passant la moitié de la journée au bois pour rencontrer madame la comtesse Rappt, en passant tous les soirs à l’Opéra et aux Bouffes pour saluer de loin madame la comtesse Rappt, en passant toutes les nuits au bal pour serrer la main de madame la comtesse Rappt ?

– Mon oncle !

– Ah ! oui, c’est difficile a écouter, la vérité, n’est-ce pas ? Tu l’entendras, cependant.

– Mon oncle, dit fièrement Pétrus, du moment où je ne vous demande rien...

– Pardieu ! c’est bien ce qui m’inquiète, que tu ne me demandes rien. Du moment où tu ne demandes rien ni à ta maîtresse ni à moi, et que tu dépenses trente ou quarante mille francs par an, c’est que tu demandes à ton pirate de père.

– Oui, et je dois même dire, mon cher oncle, que mon pirate de père, non seulement ne me refuse rien de ce que je lui demande, mais encore me fait grâce de ses moralités.

– Ce qui veut dire que tu me l’offres en exemple ? Soit, je tâcherai de ne pas être plus chatouilleux que lui ; seulement, il faut que je te dise maintenant pourquoi j’étais de mauvaise humeur en entrant, et pourquoi je t’ai parlé un peu durement d’abord.

– Vous ne me devez pas d’explication.

– Si fait ; car tu as raison, du moment où tu ne me demandes rien...

– Votre amitié toujours, mon oncle.

– Eh bien, pour que tu me continues la tienne, il faut donc que je te dise la cause de ma mauvaise humeur.

– J’écoute, mon oncle.

– Connais-tu ?... Au fait, il est inutile que tu le connaisses... je vais te raconter l’histoire ; nous appellerons le héros ***. Écoute et comprends la cause de ma mauvaise humeur. – Un brave ouvrier de Lyon est venu à Paris, il y a trente ans, à peu près, à pied, sans le sou dans sa poche, sans bas à ses pieds, sans chemise sur le dos. À force de misère et de patience, au bout de cinq ans, il est arrivé à la place de chef d’une filature avec trois mille francs d’appointements. Il est riche, n’est-ce pas ? Un homme qui est arrivé à Paris sans souliers et qui a trois mille livres de rente est un homme riche ; car celui-là est riche, que le travail a soustrait aux passions, aux besoins, aux caprices de son tempérament ou de son imagination. Seulement, au bout de deux ans de séjour à Paris, sa femme lui a donné un fils ; puis elle est morte.

« – Que ferai-je de ce fils ? se demanda le père, quand le fils eut quinze ans.

« Il va sans dire qu’un seul instant l’idée ne lui vint pas de faire de son fils ce qu’il avait été lui-même, un ouvrier. – Au reste, vous savez qu’on m’accuse en haut lieu d’être jacobin, et je dois dire que cet orgueil bien situé, cet orgueil paternel, qui consiste à élever toujours son fils au-dessus de soi, c’est une idée de la révolution de 1789, et, si elle n’en avait eu que de pareilles à celle-là, je ne lui en voudrais pas trop... Or, ce père se dit donc :

« – J’ai sué sang et eau pendant toute ma vie ; j’ai souffert comme un misérable ; il ne faut pas que mon fils souffre comme moi. Sur trois mille francs d’appointements ou de rente que j’ai, j’en vais consacrer quinze cents à l’éducation de mon fils ; puis, son éducation achevée, il sera ce qu’il voudra, avocat, médecin, artiste ; peu m’importe ce qu’il sera, pourvu qu’il soit quelque chose.

« En conséquence, on mit le jeune homme dans une des premières pensions de Paris. Le père vécut avec les quinze cents francs qui lui restaient... non pas avec les quinze cents francs ! avec les mille ; car tu admets bien que l’entretien et l’argent de poche coûtaient au moins cinq cents francs... »

– M’écoutes-tu, Pétrus ?

– Avec la plus grande attention, mon cher oncle, quoique je ne sache pas où vous voulez en venir.

– Tu vas le savoir tout à l’heure ; suis seulement mon récit avec attention.

Le comte tira sa tabatière de sa poche, et Pétrus s’apprêta à ne pas perdre un mot de ce que son oncle allait dire, comme il n’avait point perdu un mot de ce qu’il avait dit.