Nos lecteurs voudront bien – du moins telle est notre espérance – ajourner pour quelques instants l’explication qui va avoir lieu entre Pétrus et Régina, afin de suivre dans son pèlerinage un des héros de cette histoire, héros abandonné depuis longtemps et auquel il nous a paru qu’ils voulaient bien prendre quelque intérêt.
Comme il nous est impossible de le suivre dans sa longue course à travers les Alpes, le long des Apennins, nous supposerons que six semaines se sont écoulées depuis que frère Dominique a pris congé de Salvator sur la route de Fontainebleau ; qu’il est arrivé depuis huit jours à Rome ; que, soit hasard, soit précaution prise d’avance, il a fait d’inutiles efforts pour parvenir jusqu’au pape Léon XII, et qu’en désespoir de cause, il est résolu à recourir à la lettre que lui a remise à cet effet Salvator.
Le lecteur entrera donc avec nous dans la cour du palais Colonna, situé via dei Santi-Apostoli ; il montera al piano nobile{21}, c’est-à-dire au premier étage ; il se glissera, grâce au privilège que le romancier a de pénétrer partout, par les deux battants d’une porte entrebâillée, et il se trouvera dans le cabinet de l’ambassadeur de France.
Le cabinet est simple, tendu de papier vert, avec des rideaux de damas et des meubles de même étoffe et de même couleur.
Le seul ornement qu’il y ait dans ce cabinet, autrefois l’un des plus riches en tableaux de Rome, est un portrait du roi de France Charles X.
Autour de l’appartement, appuyés aux murailles, sont des tronçons mutilés de colonnes, un bras de femme, un torse d’homme, arrachés à la terre par des fouilles récentes ; près d’eux, un énorme bloc de marbre grec, et, en face du bureau, un modèle de tombeau.
Ce tombeau, d’une forme très simple, est surmonté d’un buste du Poussin.
Le bas-relief représente les Bergers d’Arcadie.
Au-dessous du bas-relief, on lit cette inscription :
F.-R. DE CH.
À NICOLAS POUSSIN
Pour la gloire des arts
et l’honneur de la France.
Au bureau, un homme est assis et écrit une dépêche d’une écriture longue et lisible.
Cet homme est âgé de soixante ans, à peu près ; son front large et proéminent est ombragé de quelques cheveux gris ; ses sourcils noirs abritent un œil qui jette des regards pareils à des éclairs ; le nez est mince et long, la bouche est mince et fine, le menton est bien dessiné ; les joues, brunies par le soleil des longs voyages, sont légèrement marquées de petite vérole ; l’ensemble de la physionomie est fier et doux à la fois ; tout indique l’homme de haute intelligence, aux aperçus lumineux et aux décisions rapides ; poète ou soldat, il appartient à la vieille race française, à la race militante.
En effet, cet homme, c’est le poète qui a écrit René, Atala, les Martyrs ; c’est l’homme d’État qui a publié le pamphlet intitulé Bonaparte et les Bourbons, et qui a critiqué la célèbre ordonnance du 5 septembre dans la brochure De la monarchie selon la Charte ; c’est le ministre, qui, en 1823, a déclaré la guerre d’Espagne, le diplomate qui a successivement représenté la France à Berlin et à Londres ; c’est le vicomte François-René de Chateaubriand, ambassadeur à Rome.
Sa noblesse est vieille comme la France.
Jusqu’au XIIIe siècle, ses ancêtres ont eu pour armes un semis de plumes de paon au naturel ; mais, depuis la bataille de Mansourah, Geoffroy, quatrième du nom, qui portait devant saint Louis le drapeau de la France, s’étant enveloppé dans son drapeau plutôt que de le rendre aux Sarrasins, et ayant reçu plusieurs blessures qui déchirèrent à la fois l’étendard et la chair, saint Louis lui accorda le privilège de l’orner de gueules aux fleurs de lis d’or sans nombre, avec cette devise :
Mon sang a teint les bannières de France
Cet homme, c’est le grand seigneur et le poète par excellence ; la Providence l’a placé sur la route de la monarchie comme ce prophète dont parle l’historien Joseph, et qui, pendant sept jours, fit le tour des murailles de Jérusalem en criant : « Jérusalem, malheur à toi ! » et qui, le septième, cria : « À moi malheur ! » puis qu’une pierre partie des murailles coupa en deux.
La monarchie le hait comme tout ce qui est juste et dit la vérité ; aussi l’a-t-elle éloigné d’elle, tout en ayant l’air de récompenser son dévouement. On a spéculé sur l’artiste : on lui a offert l’ambassade de Rome ; il n’a pu résister à l’aimant des ruines, et le voilà ambassadeur à Rome.
Que fait-il à Rome ?
Il suit des yeux la vie de Léon XII, qui s’éteint.
Il écrit à madame Récamier, la Béatrix de cet autre Dante, la Léonor de cet autre poète ; il prépare un monument au Poussin, dont Desprez fera le bas-relief et Lemoyne le buste ; enfin, dans ses moments perdus, il fait des fouilles à Torre-Vergata, non point avec l’argent du gouvernement, mais avec le sien, bien entendu, et les débris d’antiquités que vous apercevez dans son cabinet, ce sont les produits de ses fouilles.
Vous le voyez heureux comme un enfant : la veille, il a gagné à cette loterie des morts, comme il l’appelle, un bloc de marbre grec assez considérable pour faire son buste du Poussin. C’est dans ce moment de joie, que la porte s’ouvre, qu’il relève la tête, et qu’il demande à l’huissier qui garde cette porte :
– Qu’y a-t-il, Gaetano ?
– Excellence, répond l’huissier, c’est un moine français qui a fait à pied le voyage de Paris à Rome, et qui désire vous parler pour une affaire, dit-il, de la plus haute importance.
– Un moine ! répéta l’ambassadeur étonné ; et de quel ordre ?
– Dominicain.
– Faites entrer.
Et aussitôt il se leva.
Il avait, comme tous les grands cœurs, comme tous les grands poètes, le respect profond des choses saintes et des hommes religieux.
On put voir alors qu’il était petit de taille, que sa tête était un peu trop grosse pour son corps, et que, comme tous les descendants des races guerrières dont les ancêtres ont trop porté le casque, il avait le cou légèrement rentré dans les épaules.
En apparaissant sur le seuil de la porte, le moine le trouva donc debout.
Les deux hommes n’eurent besoin que d’échanger un regard pour se connaître, disons-mieux, pour se reconnaître.
Certains cœurs et certains esprits sont de la même famille : partout où ils se rencontrent, ils se reconnaissent ; ils ne se sont jamais vus, c’est vrai ; mais les âmes qui ne se sont jamais vues ne se connaîtront-elles pas au ciel ?
Le plus vieux des deux tendit les mains.
Le plus jeune s’inclina.
Puis le plus vieux dit au plus jeune avec un sentiment de profond respect :
– Entrez, mon père.
Frère Dominique entra.
L’ambassadeur fit de l’œil un signe à l’huissier, afin que celui-ci refermât la porte et veillât à ce que nul ne vînt les déranger.
Le moine tira de sa poitrine une lettre et la remit à M. de Chateaubriand, qui eut à peine jeté les yeux dessus, qu’il reconnut sa propre écriture.
– Une lettre de moi ! dit-il.
– Je n’ai pas trouvé de meilleur introducteur près de Votre Excellence, répondit le moine.
– À mon ami Valgeneuse !... Comment cette lettre est-elle entre vos mains, mon père ?
– Je la tiens de son fils, Excellence.
– De son fils ? s’écria l’ambassadeur ; de Conrad ?
Le moine fit de la tête un signe affirmatif.
– Pauvre jeune homme ! dit mélancoliquement le vieillard ; je l’ai connu beau, jeune, plein d’espérance : il est mort bien malheureusement, bien fatalement !
– Comme les autres, vous croyez qu’il est mort, Excellence ; mais à vous, l’ami de son père, je puis dire : il n’est pas mort, il vit et met son respect à vos pieds.
L’ambassadeur regarda le moine d’un air stupéfait.
Il doutait que ce dernier jouît de sa raison.
Le moine comprit le doute qui venait de naître dans l’esprit de son interlocuteur. Il sourit tristement.
– Je ne suis pas fou, dit-il ; ne craignez rien, et surtout ne doutez pas : vous, l’homme initié à tous les mystères, vous devez savoir que la réalité va au-delà de toutes les fictions.
– Conrad vit ?
– Oui.
– Et que fait-il ?
– Ce n’est pas mon secret, c’est le sien, Excellence.
– Quelque chose qu’il fasse, ce doit être une chose grande ; je l’ai connu, c’était un grand cœur... Maintenant, comment et pourquoi vous a-t-il remis cette lettre ? Que désirez-vous ? Disposez de moi.
– Et Votre Excellence se met ainsi à ma disposition sans savoir à qui elle parle, sans me demander qui je suis !
– Vous êtes un homme : donc, vous êtes mon frère ; vous êtes un prêtre : donc, vous venez de Dieu ; je n’ai pas besoin d’en savoir davantage.
– Oui ; mais, moi, je dois tout vous dire. Il est possible que mon contact soit fatal à qui me touchera.
– Mon père, rappelez-vous le Cid... Saint Martin, caché sous les haillons d’un pauvre lépreux, l’appelait à son aide du fond d’un fossé, lui disant : « Seigneur chevalier, prenez pitié d’un pauvre lépreux tombé dans cette fosse, d’où il ne peut sortir ; tendez-lui la main : votre main ne risque rien, couverte qu’elle est d’un gantelet de fer. » Le Cid descendit de cheval, s’approcha du fossé, et, tirant son gantelet de fer : « Avec l’aide de Dieu, dit-il, je te donnerai bien la main nue. » Et il lui donna sa main nue, et le pauvre lépreux se transforma en un saint qui le guida vers la vie éternelle. Voici ma main, mon père ; quand on ne veut pas que j’aille au danger, il ne faut pas me dire : « Le danger est là. »
Le moine garda sa main cachée dans sa longue manche.
– Excellence, dit-il, je suis le fils d’un homme dont le nom est sans doute venu jusqu’à vous.
– Dites ce nom.
– Je suis le fils de... Sarranti, condamné à mort il y a deux mois par la cour d’assises de la Seine.
L’ambassadeur fit malgré lui un mouvement en arrière.
– On peut être condamné à mort et être innocent.
– Pour vol suivi d’assassinat ! murmura l’ambassadeur.
– Rappelez-vous Calas, rappelez-vous Lesurques ; ne soyez pas plus sévère, ou plutôt ne soyez pas plus incrédule que ne l’a été le roi Charles X.
– Le roi Charles X ?
– Oui ; quand j’ai été le trouver, quand je me suis jeté à ses pieds, quand je lui ai dit : « Sire, j’ai besoin de trois mois pour prouver l’innocence de mon père », il m’a répondu : « Vous avez trois mois ; pas un cheveu ne tombera de la tête de votre père avant trois mois. » Et je suis parti, et me voici devant Votre Excellence, à qui je dis : Sur l’honneur du serment, sur la sainteté de ma robe, sur le sang de Notre-Seigneur Jésus-Christ, qui a coulé pour nous, je jure à Votre Excellence que mon père est innocent et que la preuve de son innocence est là.
Le moine frappa sa poitrine.
– Vous avez là, sur vous, contre votre cœur, la preuve de l’innocence de votre père, et vous ne la mettez pas au jour ! s’écria le poète.
Le moine secoua la tête.
– Je ne le puis, dit-il.
– Qui vous en empêche ?
– Mon devoir, la robe que je porte ; le sceau de fer de la confession est posé sur mes lèvres par la main de la fatalité.
– Mais alors il faut voir le saint-père, il faut voir le souverain pontife, il faut voir Sa Sainteté Léon XII. Saint Pierre, dont il est le successeur, a reçu du Christ lui-même le droit de lier et de délier.
– Eh ! s’écria le jeune moine, le front éclairé d’une joie subite, voilà justement ce que je viens chercher à Rome ; voilà pourquoi je suis ici, près de vous, dans votre palais ; je viens vous dire : Depuis huit jours, on multiplie les obstacles sous mes pas ; on me refuse mon entrée au Vatican ; et cependant le temps s’écoule ; le couteau est suspendu sur la tête de mon père ; chaque minute l’en rapproche ; des ennemis puissants veulent sa mort ! Je m’étais promis de ne venir à Votre Excellence qu’à la dernière extrémité ; mais la dernière extrémité est arrivée ; me voici à vos genoux, comme j’ai été aux genoux du roi que vous représentez ; il faut que je voie Sa Sainteté le plus tôt possible, ou, comprenez-vous bien ? quelque diligence que je fasse, j’arriverai trop tard !
– Dans une demi-heure, mon frère, vous serez aux pieds de Sa Sainteté.
L’ambassadeur sonna. L’huissier reparut.
– Qu’on mette les chevaux à la voiture, dit-il, et que l’on vienne dans ma chambre m’aider à m’habiller.
Puis, se retournant vers le moine :
– Je vais passer mon uniforme d’ambassadeur, dit-il ; attendez-moi, mon père, dans votre habit de combat.
Dix minutes après, le moine et l’ambassadeur débouchaient par la via del Passeggio, traversaient le pont Saint-Ange, et roulaient vers la place Saint-Pierre.