CCLVIII – La rue de Jérusalem.

 

Salvator, en quittant les trois jeunes gens, avait dit : « Je vais tâcher de sauver M. Sarranti, que l’on exécute dans huit jours. »

Après avoir laissé les jeunes gens s’engager chacun de son côté, Salvator descendit rapidement la rue d’Enfer, prit la rue de la Harpe, traversa le pont Saint-Michel, longea le quai, et, au même moment, à peu près, où chacun de ses amis arrivait à son rendez-vous, il arrivait, lui, devant l’hôtel de la Préfecture.

Comme la première fois, le concierge arrêta Salvator en lui demandant :

– Où allez-vous ?

Comme la première fois, Salvator se nomma.

– Pardon, monsieur, dit le concierge, je ne vous avais pas reconnu.

Salvator passa.

Puis il traversa la cour, entra sous la voûte, monta deux étages, et arriva dans l’antichambre où se tenait le garçon de bureau de service.

– M. Jackal ? demanda Salvator.

– Il vous attend, répondit l’huissier en ouvrant la porte du cabinet de M. Jackal. Salvator entra et aperçut le chef de police enfoui au fond d’un immense fauteuil Voltaire.

En voyant apparaître le jeune homme, M. Jackal se leva et alla à lui avec empressement.

– Vous voyez que je vous attendais, cher monsieur Salvator, lui dit-il.

– Je vous remercie, monsieur, répondit Salvator avec assez de hauteur et de dédain, selon son habitude.

– Ne m’avez-vous pas dit, lui demanda M. Jackal, qu’il s’agissait tout simplement d’une petite expédition aux environs de Paris ?

– En effet, répondit Salvator.

– Faites atteler, dit M. Jackal au garçon de bureau.

L’huissier sortit.

– Asseyez-vous, cher monsieur Salvator, dit M. Jackal en montrant au jeune homme un siège. Dans cinq minutes, nous pourrons partir. J’avais donné l’ordre de tenir les chevaux tout harnachés.

Salvator s’assit, non pas sur le siège que lui indiquait M. Jackal, mais sur un autre plus éloigné. On eût dit que le jeune homme aux purs instincts fuyait le contact du limier de police.

M. Jackal remarqua ce mouvement, mais n’indiqua que par un léger mouvement de sourcils qu’il l’eût remarqué.

Puis il tira sa tabatière de sa poche, bourra son nez de tabac, et, se renversant dans son fauteuil en relevant ses lunettes :

– Savez-vous à quoi je pensais quand vous êtes entré, monsieur Salvator ?

– Non, monsieur, je n’ai pas le don de deviner, et ce n’est pas mon état.

– Eh bien, je me demandais où vous pouviez prendre cette puissance d’amour pour l’humanité.

– Dans ma conscience, monsieur, répondit Salvator ; et j’ai toujours admiré avant tout, même avant les vers de Virgile, ce vers du poète de Carthage, qui ne l’a fait peut-être que parce qu’il avait été esclave :

 

Homo sum, et nil humani a me alienum puto{13}.

 

– Oui, oui, dit M. Jackal, je connais le vers : il est de Térence, n’est-ce pas ?

Salvator fit de la tête un signe approbatif.

M. Jackal continua.

– En vérité, cher monsieur Salvator, dit-il, si le mot philanthrope n’était pas inventé, il faudrait le créer pour vous. Le journaliste le plus croyable de la terre – si un journaliste était croyable – écrirait demain que vous êtes venu à minuit me trouver pour m’associer à une bonne action, qu’on ne le croirait pas ; bien plus, on vous soupçonnerait un intérêt quelconque à un acte désintéressé. Vos amis politiques ne manqueraient pas de vous désavouer et crieraient tout haut que vous êtes vendu au parti bonapartiste ; car, enfin, vous acharner à sauver la vie à ce M. Sarranti, qui arrive de l’autre monde, que vous n’avez peut-être jamais vu que le jour où il a été arrêté place de l’Assomption ; mettre cette persistance à vouloir prouver à une cour de justice qu’elle s’est absolument trompée et qu’elle a condamné un innocent, n’est-ce pas, diraient vos amis politiques, faire preuve de bonapartisme ?

– Sauver un innocent, monsieur Jackal, c’est faire preuve d’honnêteté. Un innocent n’est d’aucun parti, ou, plutôt, il est du parti de Dieu.

– Oui, oui, sans doute, et cela est clair et suffisant pour moi qui vous connais de longue date, et qui sais depuis vieux temps que vous êtes, comme on dit, un libre penseur. Oui, je sais que l’on serait mal venu à vouloir entamer des opinions si profondément enracinées. Aussi n’entreprendrai-je point cette tâche. Mais enfin, si quelqu’un l’entreprenait, si l’on essayait de vous calomnier ?

– Ce serait peine perdue, monsieur : personne ne le croirait.

– J’ai eu votre âge, dit avec une légère teinte de mélancolie M. Jackal ; j’ai eu de mes semblables la même opinion que vous en avez. Je m’en suis amèrement repenti depuis, et je me suis écrié comme Méphistophélès – vous avez fait votre citation, cher monsieur Salvator, permettez-moi de faire la mienne –, je me suis écrié comme Méphistophélès : « Crois-en l’un des nôtres : ce grand tout n’est fait que pour un dieu ; pour lui les lumières éternelles ! il nous a créés, nous, pour les ténèbres... »

– Soit ! dit Salvator ; alors je vous répondrai comme le docteur Faust : « Mais je veux ! »

– « Le temps est court, l’art est long ! » continua M. Jackal poursuivant la citation jusqu’aux extrêmes limites{14}.

– Que voulez-vous ! répondit Salvator, le ciel m’a ainsi fait. Les uns sont naturellement poussés au mal ; moi, au contraire, par un instinct naturel, par une puissance irrésistible, je me sens poussé au bien. C’est vous dire, monsieur Jackal, que tous les philosophes les plus pédants et les plus bavards, réunis ensemble, ne parviendraient pas à m’ébranler.

– Oh ! jeunesse ! jeunesse ! murmura avec une sorte de découragement M. Jackal en hochant tristement la tête.

Salvator crut que le moment était venu de donner un autre cours à la conversation. Selon lui, M. Jackal mélancolique déshonorait la mélancolie.

– Puisque vous m’avez fait l’honneur de me recevoir, monsieur Jackal, dit-il, permettez-moi de vous rappeler en quelques mots le but de l’expédition que je vous ai proposée avant-hier.

– Je vous écoute, cher monsieur Salvator, répondit M. Jackal.

Mais, à peine achevait-il ces mots, que l’huissier rouvrit la porte et annonça que la voiture était attelée.

M. Jackal se leva.

– Nous causerons en route, cher monsieur Salvator, dit-il en prenant son chapeau et en faisant signe au jeune homme de passer devant lui.

Salvator s’inclina et passa.

Arrivé dans la cour, M. Jackal, après avoir fait entrer le jeune homme dans la voiture, mit à son tour le pied sur le marchepied en demandant :

– Où allons-nous ?

– Route de Fontainebleau, à la Cour-de-France, répondit Salvator.

M. Jackal répéta l’ordre.

– En passant par la rue Mâcon, ajouta le jeune homme.

– Par la rue Mâcon ? interrogea M. Jackal.

– Oui, par chez moi ; nous avons à y prendre un compagnon de route.

– Diable ! fit M. Jackal, si j’avais su cela, j’aurais ordonné la berline au lieu du coupé.

– Oh ! dit Salvator, soyez tranquille, celui-là ne vous gênera point.

– Rue Mâcon, no 4, dit M. Jackal.

La voiture partit.

Quelques secondes après, elle s’arrêtait devant la porte de Salvator.

Salvator entra en ouvrant la porte de l’allée avec la clef.

À peine avait-il mis le pied sur la première marche de l’escalier tournant, que l’extrémité supérieure s’éclaira. Fragola parut, une bougie à la main et pareille à une étoile que l’on voit du fond d’un puits :

– C’est toi, Salvator ? dit-elle.

– Oui, chérie.

– Rentres-tu ?

– Non, je ne serai ici que demain à huit heures du matin.

Fragola poussa un soupir.

Salvator devina ce soupir plutôt qu’il ne l’entendit.

– Ne crains rien, dit-il, il n’y a aucun danger.

– Prends toujours Roland.

– Je venais le chercher.

Et Salvator appela Roland.

Comme s’il n’eût attendu que cet appel, le chien bondit par les escaliers et vint jeter ses deux pattes au cou de son maître.

– Et moi ? demanda Fragola attristée.

– Viens, dit Salvator.

Nous avons tout à l’heure comparé la jeune fille à une étoile.

Une étoile qui glisse au ciel, et qui, en quelques secondes, parcourt la distance qui s’étend d’un horizon à l’autre, n’y glisse pas plus rapidement que ne fit Fragola le long de la rampe de l’escalier.

Elle se trouva dans les bras du jeune homme.

Là, le sourire calme et l’œil limpide de Salvator la rassurèrent.

– À demain, ou plutôt, à aujourd’hui huit heures ? dit-elle.

– À aujourd’hui huit heures.

– Va, mon Salvator, dit-elle ; Dieu est avec toi !

Et elle suivit des yeux le jeune homme jusqu’à ce que la porte fût refermée. Salvator reprit sa place près de M. Jackal, et, par la portière :

– Suis-nous, Roland, dit-il.

Et, comme si Roland savait où l’on allait, non seulement il suivit, mais encore il prit les devants en s’élançant dans la direction de la barrière de Fontainebleau.