CCLXVIII – Le parrain d’Amérique.

 

Resté seul, le capitaine Berthaut dit Monte-Hauban s’enfonça dans une causeuse, passa la main dans ses cheveux et dans son collier de favoris ; puis, croisant une de ses jambes sur l’autre et s’accoudant sur le sommet de son genou, il resta ainsi plongé en apparence dans les réflexions les plus profondes jusqu’au moment où Pétrus, soulevant la portière, apparut sur le seuil de l’atelier, sortant de sa chambre.

Il aperçut le capitaine dans la posture que nous venons de dire.

L’entrée silencieuse de Pétrus ne fut point remarquée sans doute du capitaine, car il resta le front appuyé sur sa main et dans la position d’un homme complètement absorbé.

Pétrus le regarda un moment, puis toussa pour tirer le visiteur de sa méditation.

Le capitaine frissonna en entendant cette voix, et, soulevant la tête, il ouvrit les yeux, comme un homme qui se réveille, regardant Pétrus sans sortir de la causeuse ni se lever.

– Vous désirez me parler, monsieur ? demanda Pétrus.

– C’est la voix, la véritable voix de son père ! s’écria le capitaine en se relevant et en allant au jeune homme.

– Vous avez connu mon père, monsieur ? dit Pétrus en s’avançant.

– C’est la démarche, la véritable démarche de son père ! s’écria une seconde fois le capitaine. – Si j’ai connu ton père... votre père ? Je le crois morbleu bien !

Puis, se croisant les bras :

– Mais regarde-moi donc, dit-il.

– Je vous regarde, monsieur, dit Pétrus étonné.

– En vérité, c’est tout le portrait de son père au même âge, continua le capitaine en regardant le jeune homme avec amour, ou, pour nous servir d’une expression populaire qui rend encore mieux notre pensée – en le mangeant des yeux –. Oui, oui, et, à quiconque me dira le contraire, je répondrai simplement qu’il en a menti. Tu ressembles à ton père comme deux gouttes d’eau. – Embrasse-moi donc, mon gars !

– Mais à qui donc ai-je l’honneur de parler ? demanda Pétrus de plus en plus surpris de l’air, du ton et des façons familières de cet inconnu.

– À qui tu parles, Pétrus ?... continua le capitaine en ouvrant les deux bras. Et tu m’as regardé et tu ne m’as pas reconnu ! Il est vrai, ajouta-t-il mélancoliquement, que, la dernière fois que tu m’as vu, tu n’étais pas plus haut que cela.

Et le capitaine, avec la main, mesura un bambin de cinq ou six ans.

– J’avoue, monsieur, dit Pétrus, de plus en plus décontenancé, que, malgré les nouvelles indications que vous venez de me donner... non... je ne vous reconnais pas.

– Je te pardonne, dit d’un air de bonté le capitaine ; et cependant, continua-t-il avec une légère nuance de tristesse dans la voix, j’aurais préféré que tu me reconnusses : on n’oublie pas d’ordinaire un second père.

– Que voulez-vous dire ? demanda Pétrus en regardant fixement le marin, car il se croyait enfin sur la voie.

– Je veux dire, ingrat, répondit le capitaine, qu’il faut que les travaux de la guerre et le soleil des tropiques m’aient bien changé, puisque tu ne reconnais pas ton parrain.

– Comment ! vous seriez l’ami de mon père, Berthaut, surnommé Monte-Hauban, qui vous êtes séparé de lui à Rochefort et qu’il n’a jamais revu depuis ?

– Eh ! pardieu, oui ! Ah ! vous y voilà donc, mille sabords ! ce n’est pas sans peine. Allons, viens donc m’embrasser, mon petit Pierre ; car tu t’appelles Pierre, comme moi, puisque c’est moi qui t’ai donné mon nom.

C’était une vérité incontestable, quoique le nom de baptême du jeune homme eût subi une légère modification.

– De grand cœur, mon parrain, répondit en souriant Pétrus.

Et, comme le capitaine lui ouvrait ses deux bras, il s’y jeta avec une effusion toute juvénile. De son côté, le capitaine le serra sur sa poitrine à l’étouffer.

– Oh ! morbleu ! que cela fait de bien ! s’écria ce dernier. Puis, l’écartant de lui, mais sans le lâcher :

– C’est que c’est son père tout craché, dit-il en le contemplant avec admiration. Ah ! ton père avait juste ton âge quand je l’ai connu... Mais, non, non, j’ai beau être partial pour lui, non, sacrebleu ! il n’était pas aussi beau que toi. Ta mère y a mis du sien, mon petit Pierre, et cela n’a rien gâté. Ah ! ton jeune visage me rajeunit de vingt-cinq ans, mon gars. Allons, assieds-toi, je te verrai plus à mon aise.

Et, s’essuyant les yeux avec le revers de sa manche, il le fit asseoir sur le canapé.

– Ah çà ! je ne te gêne pas, dit-il avant de s’asseoir lui-même, et j’espère que tu as quelques instants à me donner ?

– Tout le reste de la journée, si vous voulez, monsieur ; je n’aurais pas les quelques instants que vous me demandez, que je les prendrais.

– Monsieur... qu’est-ce que c’est que cela, monsieur ? Ah ! oui, la civilisation, la ville, la capitale. Si tu étais un paysan, tu m’appellerais ton parrain Berthaut tout court. Vous êtes un caballero, et vous m’appelez monsieur.

Le capitaine poussa un soupir.

– Ah ! dit-il, si ton père, mon pauvre vieil Herbel, savait que son fils m’appelle monsieur !

– Promettez-moi de ne pas lui dire que je vous ai appelé monsieur, et je vous appellerai parrain Berthaut tout court.

– À la bonne heure, voilà qui est parler. Quant à moi, que veux-tu ! c’est une vieille habitude de marin ; mais il faut que je te tutoie : je tutoyais ton pauvre père, qui était mon ancien et mon chef. Juge donc ce que ce serait si un gamin comme toi, car tu es un gamin, m’imposait l’obligation de dire vous.

– Mais je ne vous impose aucunement cette obligation, dit en riant Pétrus.

– Et tu fais bien. D’ailleurs, je ne saurais plus, en disant vous, comment te dire ce qu’il me reste à te dire.

– Il vous reste donc quelque chose à me dire ?

– Sans doute, monsieur mon filleul.

– Alors, parrain, dites.

Pierre Berthaut regarda un instant Pétrus en face.

Puis, comme s’il faisait un effort :

– Eh bien, mon pauvre garçon, accoucha-t-il enfin, nous sommes donc dans la panne ?

Pétrus tressaillit en rougissant.

– Comment, dans la panne ? Qu’entendez-vous par là ? demanda Pétrus, qui ne s’attendait aucunement à la question et surtout à la brusquerie avec laquelle elle était faite.

– Sans doute, dans la panne, répéta le capitaine ; autrement dit, les Anglais ont jeté le grappin d’abordage sur notre mobilier ?

– Hélas ! mon cher parrain, dit Pétrus en recouvrant son sang-froid et en essayant de sourire, les Anglais de terre sont bien plus terribles que les Anglais de mer !

– J’avais toujours entendu dire le contraire, fit avec une fausse bonhomie le capitaine ; il paraît que l’on m’a trompé.

– Cependant, dit vivement Pétrus, il faut que vous sachiez tout : je ne suis aucunement forcé de vendre mon mobilier.

Pierre Berthaut secoua la tête en manière de dénégation.

– Comment, non ? dit Pétrus.

– Non, répéta le capitaine.

– Cependant, je vous assure...

– Voyons, filleul, espères-tu me faire accroire que, lorsqu’on a fait une collection comme la tienne ; que, lorsqu’on a réuni à ton âge ces potiches du Japon, ces bahuts de Hollande, ces porcelaines de Sèvres, ces figurines de Saxe – moi aussi, je suis un amateur de bric-à-brac –, me feras-tu accroire que l’on se défait de tout cela volontairement et de gaieté de cœur ?

– Je ne vous dis pas, capitaine, répondit Pétrus essayant d’échapper au mot parrain, qui lui semblait ridicule, je ne vous dis pas que ce soit volontairement et de gaieté de cœur que je vends tout cela ; mais c’est sans y être forcé, contraint, obligé, dans ce moment du moins.

– Oui, c’est-à-dire que nous n’avons pas encore reçu de papier timbré, qu’il n’y a pas encore de jugement, que c’est une vente à l’amiable pour éviter une vente par autorité de justice ; je comprends parfaitement tout cela. Filleul Pétrus est un honnête homme qui préfère avantager ses créanciers des frais, plutôt que d’enrichir les huissiers ; mais je n’en dis pas moins : il y a de la panne là-dessous.

– Eh bien, pris à ce point de vue, j’avoue qu’il y a du vrai dans ce que vous me dites, répliqua Pétrus.

– Alors, dit Pierre Berthaut, il est bien heureux que je sois entré ici vent arrière. C’est tout bonnement Notre-Dame de la Délivrance qui m’y a conduit.

– Je ne vous comprends pas, monsieur, dit Pétrus.

– Monsieur !... qu’est-ce que c’est que cela ? s’écria Pierre Berthaut en se levant et en regardant autour de lui ; où y a-t-il un monsieur ici, et qui est-ce qui a appelé ce monsieur ?

– Voyons, voyons, asseyez-vous, parrain, c’est un lapsus linguæ.

– Ah ! bon ! voilà que tu me parles arabe, la seule langue que je ne sache pas. Morbleu ! parle-moi français, anglais, espagnol, bas breton, je te répondrai, mais pas de lapsé lingus, je ne sais pas ce que cela veut dire.

– Je vous disais tout simplement de vous asseoir, parrain.

Et Pétrus appuya sur le titre.

– Je veux bien, mais à une condition.

– Laquelle ?

– C’est que tu vas m’écouter.

– Religieusement.

– Et que tu répondras à mes questions.

– Catégoriquement.

– Alors je commence.

– Et moi, j’écoute.

Et, en effet, Pétrus, très vivement intéressé, quoi qu’il en dît, par cette conversation, ouvrit, pour ainsi dire, ses oreilles à deux battants.

– Voyons, commença le capitaine, ton brave homme de père n’a donc pas le sou ? Cela ne m’étonne pas. Quand je l’ai quitté, il était en train, et le dévouement, cela va plus vite que la roulette.

– En effet, son dévouement à l’empereur lui a enlevé les cinq sixièmes de sa fortune.

– Et le dernier sixième ?

– Les frais de mon éducation le lui ont enlevé, ou à peu près.

– De sorte que, toi, ne voulant pas ruiner tout à fait ton pauvre père, et cependant désirant vivre en gentleman, tu as fait des dettes... C’est cela ? Dis !

– Hélas !

– Mettons quelque amour là-dessous, désir de briller aux yeux de la femme que l’on aime, de passer devant elle au Bois avec un beau cheval, d’aller la rejoindre à un bal dans une belle voiture ?

– C’est incroyable, parrain, quel coup d’œil vous avez pour un marin !

– Pour être marin, mon ami, on n’en a pas moins un cœur et quelquefois deux.

 

Malheureux que nous sommes,

C’est toujours cet amour qui tourmente les

/ hommes !

 

– Comment, parrain, vous savez par cœur des vers de Chénier ?

– Pourquoi pas ? Dans ma jeunesse, je vins à Paris ; je voulais voir M. Talma ; on me dit : « Vous tombez bien, il joue dans une tragédie de M. Chénier, Charles IX. » Je dis : « Allons voir Charles IX. » Pendant la représentation, on se dispute, on se boxe, on se cogne ; la garde entre, on m’emmène au violon, où je reste jusqu’au lendemain matin. Le lendemain matin, on me dit que l’on s’est trompé et l’on me met à la porte ; à la suite de quoi, je repars pour ne revenir à Paris que trente ans après. – Je demande des nouvelles de M. Chénier : « Mort !... » Je demande des nouvelles de Charles IX : « Défendu par autorité supérieure !... – Ah ! diable ! fis-je, j’aurais pourtant bien voulu voir la fin de Charles IX, dont je n’ai vu que le premier acte. – C’est impossible, me répond-on ; mais, si vous voulez le lire, rien de plus facile. – Que faut-il faire ? – L’acheter. » Rien n’était plus facile, en effet ; j’entre chez un libraire. « Les œuvres de M. Chénier ? – Voici, monsieur. – Bon ! me dis-je, je lirai cela à bord. » Je retourne à bord, j’ouvre mon livre, je cherche : pas de tragédie, rien que des vers ! des idylles, des madrigaux à mademoiselle Camille. Ma foi, je n’ai pas de bibliothèque à bord, j’ai lu mon Chénier, je l’ai relu, et voilà comment j’ai fait cette imprudente citation. Seulement, j’ai été floué : j’avais acheté Chénier pour lire Charles IX, et Charles IX n’était pas de Chénier, à ce qu’il paraît. Oh ! les libraires ! les libraires ! quels flibustiers !

– Pauvre parrain, dit Pétrus en riant, ce n’est pas la faute des libraires.

– Comment ! ce n’est pas la faute des libraires ?

– Non, c’est la vôtre.

– Ma faute, à moi ?

– Oui.

– Explique-moi cela.

– La tragédie de Charles IX est de Marie-Joseph Chénier, le conventionnel.

– Bon !

– Et le livre que vous avez acheté est d’André Chénier, le poète.

– Ah ! ah ! ah ! ah ! ah ! fit le capitaine accentuant cette exclamation sur cinq tons différents.

Puis, après un moment de profonde réflexion :

– Alors cela s’explique, dit Pierre Berthaut ; mais les libraires n’en sont pas moins des flibustiers.

Pétrus, voyant que son parrain tenait à son opinion sur les libraires, et n’ayant aucun motif de défendre cette honorable corporation, résolut de ne point la combattre plus obstinément et attendit que Pierre Berthaut reprit, où il l’avait quittée, une conversation qui ne laissait point que de lui paraître intéressante.

– Enfin, reprit le marin, nous disions donc que tu as fait des dettes – car nous en étions là, n’est-ce pas, filleul Pétrus ?

– Nous en étions là, en effet, dit le jeune homme.

Il se fit un instant de silence, pendant lequel Pierre Berthaut fixa sur son filleul un regard qui semblait vouloir lire dans le plus profond de son âme.

– Et à combien s’élèvent nos dettes... à peu près ?

– À peu près ? demanda Pétrus en souriant.

– Oui ; les dettes, mon gars, c’est comme les défauts, dit le capitaine : on n’en sait jamais le chiffre exact.

– Je sais pourtant celui des miennes, dit Pétrus.

– Toi ?

– Oui, moi.

– Eh bien, cela prouve que tu es un homme d’ordre, filleul. Voyons le chiffre.

Et Pierre Berthaut se renversa dans son fauteuil, cligna des yeux, et tourna ses pouces l’un autour de l’autre.

– Mes dettes s’élèvent à trente-trois mille francs, dit Pétrus.

– À trente-trois mille francs ! s’écria le capitaine.

– Ah ! ah ! fit Pétrus, qui commençait à s’amuser des originalités de son second père, comme s’était intitulé le marin, vous trouvez le chiffre exorbitant, n’est-ce pas ?

– Exorbitant ! mais c’est-à-dire que je ne m’explique pas comment tu n’es pas mort de faim, mon pauvre garçon !... Trente-trois mille francs ! mais, à ton âge, si j’eusse vécu sur terre, j’aurais dû dix fois cette somme. Et c’eût été bien peu encore auprès de ce que devait César !

– Nous ne sommes César ni l’un ni l’autre, mon cher parrain ; de sorte que vous me permettrez, comme je l’ai déjà dit, de trouver le chiffre exorbitant.

– Exorbitant ! quand on a cent mille francs dans chaque poil de sa brosse ; car j’ai vu tes tableaux, et je m’y connais, moi qui ai vu les Flamands, les Italiens et les Espagnols. Eh bien, ta peinture est tout simplement de la peinture de la grande école.

– Tout beau, tout beau, parrain ! répondit modestement Pétrus.

– C’est de la grande peinture, te dis-je, insista le marin. Eh bien, quand on a l’honneur d’être un grand peintre, on ne peint pas à moins de trente-trois mille francs de dettes par an. C’est un chiffre fixe, cela ; le talent représente bien un capital d’un million, que diable ! et, avec la réduction de M. de Villèle, eh bien, trente-trois mille francs font juste la rente d’un million.

– Ah ! ah ! mon parrain, dit Pétrus, savez-vous une chose ?

– Laquelle, filleul ?

– C’est que vous avez de l’esprit.

– Peuh ! fit Pierre Berthaut.

– N’en faites pas fi ; je connais de très honnêtes gens qui s’en contenteraient.

– Des gens de lettres ?

– Oh ! oh ! encore !

– Non, c’est fini ; revenons à tes dettes.

– Vous y tenez donc bien ?

– Oui ; car j’ai une proposition à te faire.

– Relativement à mes dettes ?

– Relativement à tes dettes.

– Voyons, faites ; vous êtes un si singulier homme, parrain, que, de votre part, je m’attends à tout.

– Eh bien, voici ma proposition : je t’offre de devenir à l’instant même ton unique créancier.

– Plaît-il ?

– Tu dois trente-trois mille francs, et c’est pour les payer, n’est-ce pas, que tu vends tes meubles, tes tableaux, tous tes bric-à-brac ?

– Hélas ! fit Pétrus, l’Évangile n’est pas plus vrai.

– Eh bien, je paie les trente-trois mille francs, et tu gardes les bric-à-bras, les tableaux et les meubles.

Pétrus regarda sérieusement le marin.

– Que voulez-vous dire, monsieur ? lui demanda-t-il.

– Bon ! il paraît que j’ai pris mon filleul à rebrousse-poil, dit Pierre Berthaut. Excusez-moi, monsieur le comte de Courtenay : je croyais parler au fils de mon vieil ami Herbel.

– Eh bien, oui, oui, oui, dit vivement Pétrus, oui, cher parrain, vous parlez au fils de votre bon ami Herbel, et c’est lui qui vous répond et qui vous dit : Ce n’est pas le tout que d’emprunter trente-trois mille francs, même à son parrain, il faut savoir comment on les lui rendra.

– Comment tu me les rendras, filleul ? C’est bien facile : tu me feras un tableau d’après cette esquisse.

Et il montrait à Pétrus le combat de la Belle-Thérèse contre la Calypso.

– Un tableau de trente-trois pieds de long sur seize et demi de hauteur, reprit-il. Tu me mettras sur le pont près de ton père, au moment où je lui dis : « Je serai le parrain de ton premier, Herbel, et nous serons quittes. »

– Mais où mettrez-vous un tableau de trente-trois pieds de long ?

– Dans mon salon.

– Mais vous ne trouverez jamais une maison avec un salon de trente-trois pieds de long.

– J’en ferai bâtir une exprès.

– Alors vous êtes donc millionnaire, parrain ?

– Si je n’étais que millionnaire, mon enfant, dit Pierre Berthaut d’un ton dédaigneux, j’achèterais du trois pour cent, je me ferais quarante à cinquante mille livres de rente, et je vivoterais.

– Oh ! oh ! oh ! fit Pétrus.

– Mon cher ami, reprit le capitaine, laisse-moi te dire en deux mots mon histoire.

– Dites.

– Au moment où je me suis séparé de ton brave homme de père à Rochefort, je me suis dit : « Voyons, Pierre Berthaut, il n’y a plus rien à faire en France avec l’honnête état de la piraterie ; faisons le commerce. » En conséquence, je fis du lest avec mes canots, et je me mis à vendre du bois d’ébène.

– C’est-à-dire que vous fîtes la traite, cher parrain.

– Cela s’appelle-t-il faire la traite ? demanda naïvement le capitaine.

– Mais je crois que oui, répondit Pétrus.

– Ce petit commerce me fit vivre pendant trois ou quatre ans, et, en outre, me mit en relation avec l’Amérique du Sud ; de sorte que, lorsque l’insurrection éclata, désespérant de la fortune de l’Espagne, nation vermoulue et décrépite, je me mis au service de Bolivar. J’avais deviné le grand homme.

– Alors, cher parrain, dit Pétrus, vous êtes un des libérateurs du Venezuela et de la Nouvelle-Grenade, un des fondateurs de la Colombie ?

– Je m’en vante, filleul ! Seulement, comme l’abolition de l’esclavage fut proclamée, je résolus de faire fortune d’une autre façon. J’avais cru remarquer, aux environs de Quito, un terrain orné de pépites d’or ; j’étudiai scrupuleusement l’endroit, je reconnus une mine, et j’en demandai la concession. En vertu des services rendus par moi à la République, la susdite concession me fut accordée. Au bout de six ans d’exploitation, j’avais réalisé la modique somme de quatre millions, et je cédais ladite exploitation moyennant cent mille piastres, autrement dit cinq cent mille livres par an. Cette cession faite, je suis revenu en France, où mon intention est de me faire un établissement confortable avec mes quatre millions et de vivre de mes cinq cent mille livres de rente. Approuves-tu le projet, filleul ?

– Parfaitement.

– Or, je n’ai pas d’enfants, pas de parents... ou des arrière-cousins que je ne connais pas même de vue ; je ne me marierai jamais ; que veux-tu que je fasse de ma fortune, si, toi à qui elle appartient de droit...

– Capitaine !

– Encore !... si toi à qui elle appartient de droit, tu commences par refuser les trente-trois mille francs que je t’offre ?

– J’espère que vous comprendrez ma répugnance, cher parrain.

– Non, j’avoue que je ne la comprends pas ; je suis célibataire, je suis démesurément riche, je suis ton second père, je t’offre une bagatelle, et tu refuses ! Mais sais-tu, garçon, que, pour la première fois que nous nous revoyons, tu me fais là une mortelle injure ?

– Ce n’est point mon intention.

– Que ce soit ou que ce ne soit pas ton intention, dit le capitaine d’un ton pénétré, tu ne m’en as pas moins fait un profond chagrin ! tu ne m’en as pas moins blessé au cœur !

– Pardonnez-moi, cher parrain, dit Pétrus alarmé ; mais je m’attendais si peu à cette offre, que je n’ai pas été maître de moi lorsque je vous ai entendu la faire, et que je ne l’ai peut-être pas reçue avec toute la reconnaissance que je vous dois. En ce cas, je vous en fais toutes mes excuses.

– Et tu acceptes ?

– Je ne dis pas cela.

– Si tu refuses, sais-tu ce que je vais faire ?

– Non.

– Eh bien, je vais te le dire.

Pétrus attendit.

Le capitaine tira de la poche de côté de son habit un portefeuille qui paraissait grassement garni et l’ouvrit. Le portefeuille était bourré de billets de banque.

– Je prends trente-trois billets de banque dans ce portefeuille, où il y en a deux cents, je les roule en tampon, j’ouvre la fenêtre, et je les jette dans la rue.

– Et pour quoi faire ? demanda Pétrus.

– Pour te prouver le cas que je fais de mes chiffons de papier. Et le capitaine se mit à rouler en tampon une douzaine de billets de banque, comme s’il avait affaire à du simple papier Joseph. Après quoi, il se leva pour aller le plus sérieusement du monde à la fenêtre.

Pétrus l’arrêta.

– Voyons, dit-il, pas de folie, et transigeons.

– Trente-trois mille francs ou la mort ! dit le capitaine.

– Non pas trente-trois mille francs, attendu que je n’ai pas besoin de trente-trois mille francs.

– Trente-trois mille francs ou...

– Eh ! sacrebleu ! écoutez-moi donc à votre tour, ou je vais jurer comme un matelot ; je vous prouverai que je suis fils de corsaire, mille sabords !

– L’enfant a dit papa, s’écria Pierre Berthaut : Dieu est grand ! écoutons ses propositions.

– Oui, écoutez. Je suis gêné parce que, comme vous l’avez dit, cher parrain, j’ai fait de folles dépenses.

– Il faut bien que jeunesse se passe.

– Mais je n’eusse point été gêné en faisant ces folles dépenses si, en même temps que je les faisais, je n’eusse été un paresseux.

– On ne peut pas toujours travailler.

– Mais je suis décidé à me remettre à la besogne.

– Et les amours ?

– Pétrus rougit.

– Les amours et le travail peuvent aller de pair ; je suis donc décidé à piocher, comme on dit.

– Soit, piochons ; mais les Anglais, autrement dit les créanciers, en attendant que nous ayons tiré parti de notre pinceau, il faudra les arroser, comme on dit en termes de jardinage.

– C’est justement cela.

– Eh bien, dit le capitaine en présentant son portefeuille à Pétrus, voilà l’arrosoir, mon garçon ; je ne te force pas la main, prends ce que tu voudras.

– À la bonne heure ! dit Pétrus, vous devenez raisonnable et je vois que nous allons nous entendre.

Pétrus prit dix mille francs et remit le portefeuille à Pierre Berthaut, qui le suivait du coin de l’œil.

– Dix mille francs, fit le capitaine, le premier marchand de peaux de lapin venu t’aurait prêté cette somme à six du cent... À propos, pourquoi ne me parles-tu pas d’intérêts ?

– Faites.

– Je suis arrivé d’hier à Paris avec l’intention d’acheter une maison et de l’aménager du mieux qu’il me sera possible.

– Bien.

– Mais, avant que j’ai trouvé une coque à ma convenance, il faut bien compter huit jours.

– C’est le moins.

– Avant que cette maison soit meublée, il faut bien en compter huit autres.

– Mettons-en quinze.

– Mettons-en quinze, je ne veux pas te contrarier ; cela fait trois semaines.

– Vingt-deux jours.

– Oh ! ne vas-tu pas me chicaner pour un tour de cadran ! alors, je retire ma proposition.

– Quelle proposition ?

– Celle que j’allais te faire.

– Et pourquoi la retirez-vous ?

– Parce que je vois bien qu’avec un caractère aussi taquin que le tien, aussi têtu que le mien, nous ne pourrions pas vivre ensemble.

– Vous comptiez donc vivre avec moi ? demanda Pétrus.

– Ma foi ! je trouve, dit le capitaine, qu’arrivé depuis hier à l’hôtel du Havre, j’en ai déjà par-dessus la tête. Je comptais donc te dire : Pétrus, mon cher filleul, mon brave garçon, as-tu une chambre, un cabinet, une mansarde, un endroit grand comme cela, où l’on puisse suspendre un hamac ? as-tu cela pour le pauvre capitaine Berthaut Monte-Hauban ?

– Comment donc !... s’écria Pétrus enchanté de pouvoir faire à son tour quelque chose pour un homme qui mettait avec tant de simplicité une fortune à sa disposition.

– Oui, reprit le capitaine ; mais, tu comprends, si cela te gênait le moins du monde... dame, il faudrait le dire.

– Comment diable pouvez-vous supposer cela ?

– Ah ! c’est que, vois-tu, avec moi, c’est oui ou non ; la franchise sur les lèvres, le cœur sur la main.

– Eh bien, le cœur sur la main ! la franchise sur les lèvres, je vous dis, cher parrain : Rien ne peut m’être plus agréable que la proposition que vous me faites ; seulement...

– Seulement, quoi ?

– Dame, les jours où j’aurai modèle, les jours où j’aurai séance...

– Compris... compris... Liberté ! libertas !

– Bon ! voilà que vous parlez arabe à votre tour.

– Je parle arabe ! c’est donc sans le savoir, comme M. Jourdain faisait de la prose.

– Bon ! voilà que vous citez Molière maintenant. En vérité, cher parrain, vous êtes quelquefois d’une érudition qui m’épouvante. J’ai peur que l’on ne vous ait changé en Colombie. Mais revenons, s’il vous plaît, à votre désir.

– Eh bien, oui, à mon désir, et à mon désir bien vif. Je ne suis point accoutumé à la solitude : j’ai toujours eu autour de moi une douzaine de gaillards bon vivants et bien vivants, et je me soucie peu de m’assombrir dans ton hôtel du Havre. J’aime la société, et surtout celle de la jeunesse. Tu dois recevoir ici des artistes et des savants. J’adore les savants et les artistes : les premiers parce que je ne les comprends pas ; les autres parce que je les comprends. Vois-tu, filleul, un marin qui n’est pas tout à fait un imbécile sait un peu de tout. Il a appris l’astronomie avec la grande Ourse et l’étoile polaire ; la musique avec les sifflements du vent dans les cordages ; la peinture avec les soleils couchants. Eh bien, nous parlerons astronomie, musique, peinture, et tu verras que, sur ces différents points, je ne suis pas plus bête que ceux qui en font leur état ! Oh ! sois tranquille, à part quelques termes de marine, tu n’auras pas trop à rougir de moi. Au reste, quand je me lancerai par trop, nous conviendrons d’un pavillon que tu arboreras, et je mettrai ma langue au capot.

– Que dites-vous donc là ?

– La vérité ; voyons, une dernière fois, la chose te convient-elle ainsi ?

– C’est-à-dire que je l’accepte avec joie.

– Bravo ! alors, me voilà le plus heureux homme de la terre ; mais, dame, tu sais, quand tu auras besoin d’être seul, quand viendront les jolis modèles et les grandes dames, je vire de bord.

– C’est convenu.

– Bon !

Le capitaine tira sa montre.

– Ah ! ah ! six heures et demie, fit-il.

– Oui, dit Pétrus.

– Eh bien, où dînes-tu d’habitude, garçon ?

– Un peu partout.

– Tu as raison, il ne faut mourir nulle part ; dîne-t-on toujours bien au Palais-Royal ?

– Comme on dîne au restaurant... vous savez.

– Véfour, Véry, les Frères-Provençaux, cela existe-t-il toujours ?

– Plus que jamais.

– Allons dîner par là.

– Alors, vous me donnez à dîner ?

– Je te donne à dîner aujourd’hui ; tu me donneras à dîner demain, et ainsi nous serons quittes, monsieur le susceptible.

– Laissez-moi changer de redingote et de gants.

– Change, garçon, change.

Pétrus s’avança vers sa chambre.

– À propos...

Pétrus se retourna.

– Tu me donneras l’adresse de ton tailleur ; je veux me faire habiller au goût du jour.

Puis, voyant le chapeau de Pétrus à travers la porte de sa chambre entrouverte.

– Ah ! ah ! fit le capitaine, on ne porte donc plus les chapeaux à la Bolivar ?

– Non, on les porte à la Murillo.

– Je garderai cependant le mien, en souvenir du grand homme auquel je dois ma fortune.

– C’est d’un bon cœur et d’un grand esprit, mon cher parrain.

– Ah ! tu te moques de moi ?

– Pas le moins du monde.

– Va, va, va... oh ! j’ai bon dos, moi, et j’en puis porter plus que tu n’en mettras jamais dessus. Mais voyons d’abord, où me loges-tu ?

– Au-dessous de moi, si vous voulez ; j’ai là tout un appartement de garçon qui vous ira à ravir.

– Garde ton appartement de garçon pour une maîtresse qui te demandera à être dans ses meubles ; moi, je n’ai besoin que d’une chambre, et, pourvu que, dans cette chambre, il y ait un cadre, des livres, quatre chaises et une mappemonde, je n’ai pas besoin d’autre chose.

– Je commence par vous dire, mon très cher parrain, que je n’ai aucune maîtresse à mettre en chambre et que vous ne me privez en rien en prenant un appartement que je n’habite pas et qui est destiné à servir de retraite à Jean Robert le jour de ses premières représentations.

– Ah ! ah ! Jean Robert, un poète à la mode... Oui, oui, oui, connu.

– Comment, connu ? Vous connaissez Jean Robert ?

– J’ai vu jouer son drame, traduit en espagnol, à Rio de Janeiro ; je le connais... Mais, mon cher filleul, tout loup de mer que je suis, il faut que tu saches ceci : c’est que je connais infiniment de gens et de choses. Sous mon air de marin du Danube, je t’étonnerai plus d’une fois, va ! Ainsi l’appartement au-dessous du tien ?...

– Est à vous.

– Cela ne te gêne en rien ?

– En rien.

– Va donc pour l’appartement de dessous.

– Et quand voulez-vous en prendre possession ?

– Demain... ce soir.

– Voulez-vous y coucher ce soir ?

– Dame, garçon, si cela ne te dérange pas trop...

– Bravo, parrain ! dit Pétrus en tirant le cordon de la sonnette.

– Que fais-tu ?

– J’appelle mon domestique pour qu’il prépare votre appartement.

Le domestique entra et Pétrus lui donna les ordres nécessaires.

– Où faut-il que Jean aille prendre vos malles ? demanda Pétrus au capitaine.

– Je m’en charge, dit le marin.

Puis, à demi-voix :

– J’ai des adieux à faire à mon hôtesse, dit-il en regardant Pétrus d’un air significatif.

– Parrain, dit Pétrus, vous savez que vous pouvez recevoir qui vous voulez ; la maison n’est pas un cloître.

– Merci !

Puis, à demi-voix, à son tour :

– Il paraît, ajouta Pétrus, que vous n’avez pas tout à fait perdu votre temps à Paris ?

– Je ne t’avais pas encore retrouvé, mon cher enfant, dit le capitaine : il fallait bien me faire une famille.

Le domestique remonta.

– L’appartement est tout prêt, dit-il, et il n’y a que des draps à mettre au lit.

– À merveille ! – Attelle, en ce cas.

Puis, au capitaine :

– En passant devant la porte de votre appartement, voulez-vous entrer ? dit-il.

– Je ne demande pas mieux, quoique, je le répète, nous soyons assez peu difficiles, nous autres vieux écumeurs de mer.

Pétrus passa le premier pour montrer le chemin à son hôte, et, ouvrant la porte de l’entresol, il le fit entrer dans un appartement qui était bien plutôt un nid de petite-maîtresse qu’un logis d’étudiant ou de poète.

Le capitaine parut demeurer en extase devant les mille curiosités qui émaillaient les étagères.

– Ah çà ! c’est un appartement de prince royal que tu m’offres là.

– Bon ! dit Pétrus, qu’est-ce qu’un appartement de prince royal pour un nabab comme vous ?

Au bout de dix minutes, pendant lesquelles le capitaine ne cessa point de s’extasier, le domestique vint annoncer que le cheval était à la voiture.

Le parrain et le filleul descendirent bras dessus, bras dessous. Arrivé devant la loge du concierge, le capitaine s’arrêta.

– Avance ici, lascar ! dit-il au portier.

– Qu’y a-t-il pour votre service, monsieur ? demanda celui-ci.

– Fais-moi le plaisir d’arracher toutes les affiches qui annoncent la vente pour dimanche et de dire aux amateurs qui viendront demain...

– Eh bien ? demanda le concierge...

– Tu leurs diras que mon filleul garde ses meubles. – En route !

Et, sautant dans le coupé, qui faillit s’effondrer sous son poids :

– Aux Frères-Provençaux ! cria-t-il.

Pétrus monta derrière le capitaine, et la voiture partit rapidement.

– Par la carcasse de la Calypso, que nous avons trouée, ton père et moi, comme une écumoire, tu as là un joli cheval, Pétrus, et c’eût été dommage de le vendre !